Alors que les seules hausses de prix successives font office de politique anti-tabac en France ces dernières années, elles ne s’accompagnent pas d’une baisse de la consommation telle que l’ont espérée les pouvoirs publics. En l’absence d’une politique plus globale et alors que les lois en vigueur peinent encore à être respectées, les grands fabricants de tabac ont le champ libre dans le pays. Enquête sur un lobby.

 

 
Cuisses de grenouilles, rognons de veau, grands vins de Bourgogne et cigares à volonté. En mai dernier, British American tobacco (BAT), un des quatre principaux fabricants de tabac dans le monde, invite plusieurs élus français à déjeuner. Parmi les convives réunis « Chez Françoise », un restaurant situé à deux pas de l’Assemblée, André Santini (UDI), Patrick Balkany (UMP), Dominique Bussereau (UMP), ancien secrétaire d’Etat au Budget, ou encore Odile Saugues, députée socialiste du Puy-de-Dôme.

Cette rencontre, organisée par Soraya Zoueihid, la présidente de BAT France, et révélée par le Journal du dimanche, a lieu deux jours avant la journée mondiale sans tabac, fixée au 31 mai. Pour une addition finale de 10 000 euros, toujours selon l’hebdomadaire dominical, réglée par Soraya Zoueihid. Depuis 2009, des règles ont pourtant été mises en place pour encadrer le travail de lobbying auprès des parlementaires. Seuls les « représentants d’intérêt », figurant sur un registre officiel consultable sur le site de l’Assemblée nationale, peuvent accéder au Palais Bourbon et aux bureaux des députés. Sur cette liste, on trouve la Seita – ancienne société française d’exploitation industrielle des tabacs et des allumettes, aujourd’hui filiale de Imperial Tobacco – mais British American tobacco n’y figure pas.

 

Flagrant-délit de lobbying

Contacté par le JDD, un porte-parole de British American tobacco avouait à l’époque que le déjeuner avait bien eu lieu, tout en en minimisant la portée. « Nous n’avons pas parlé de fiscalité, ni des prix », avait notamment déclaré cette source. Malgré tout, ce déjeuner semble aller à l’encontre de la convention-cadre de l’Organisation mondiale de la santé, signée par la France, qui fixe les règles en matière de lutte anti-tabac et précise que « l’État doit veiller à ce que les politiques ne soient pas influencées par les intérêts de l’industrie du tabac ». Il n’est, en outre, pas le seul exemple de flagrant-délit de lobbying de la part des principaux fabricants de tabac qui réunissent British American tobacco, Imperial tobacco, Japan tobacco international et Philipp Morris international. Ces dernières semaines, ces exemples semblent même se multiplier.

Le 8 octobre dernier, le Parlement européen votait en première lecture une directive devant règlementer les produits du tabac et qui devait notamment statuer sur les cigarettes électroniques, les cigarettes mentholées et les slims, ces cigarettes fines particulièrement consommées par les femmes. Le vote devait au départ avoir lieu le 10 septembre, mais a été reporté. De plus, les mesures finalement votées par les eurodéputés se sont avérées moins nombreuses et moins restrictives que prévu.

Pour Corinne Lepage, eurodéputée et présidente de Cap21, c’est le résultat direct du travail de lobbying des fabricants de tabac : « La directive tabac est un cas d’école du lobbying européen. Tout ce que nous étions arrivés à gagner en commission environnement, nous l’avons perdu en plénière. Que ce soit les indications sur la dangerosité ou l’idée des paquets neutres qui a été abandonnée dès le début », déplore-t-elle.

Comme pour les députés français, au niveau européen des lois existent, qui définissent les relations entre les parlementaires et les salariés employés par les grandes entreprises pour faire pression sur les activités du Parlement. « Concernant les rencontres des assistants parlementaires avec le lobby du tabac par exemple, on a une obligation de déclaration et un encouragement d’enregistrement de nos rendez-vous. C’est dire combien on se méfie », détaille Corinne Lepage. « Mais je suis sûre que les enregistrements sont rares, et beaucoup de rencontres ne sont pas déclarées. Le problème n’est pas tant celui du lobby, que de la manière dont un certain nombre de mes collègues, malheureusement, le suivent », estime-t-elle.

Et les grandes entreprises ne lésinent pas sur les moyens pour assurer leur présence auprès des décideurs européens. Philip Morris international, leader mondial de la vente de tabac, a ainsi employé 166 personnes pour retarder la directive tabac du 8 octobre, selon des chiffres publiés par le quotidien anglais The Guardian. Interrogée sur ce sujet, Corine Lepage affirme avoir eu connaissance des mêmes chiffres. En septembre, toujours au moment où se jouait la directive tabac, Philip Morris a été épinglé, par Le Parisien cette fois, pour avoir fiché l’ensemble des députés européens. Dans un document confidentiel remontant à 2012, l’entreprise attribuait des codes couleurs et des notes aux députés en fonction de leurs affinités avec le tabac. Corinne Lepage, par exemple, y était fichée avec l’étiquette « anti-industrie du tabac ». Elle avait alors a vivement réagi, déclarant ne pas être « anti-tabac » mais « anti-lobby ».

 

Un manque de contrôles

En parallèle de ces scandales qui passent relativement inaperçus, le gouvernement français semble lâcher du lest. C’est en tout cas l’image qu’il a donnée en annulant la dernière hausse des prix prévue pour le 1er octobre 2013. Marisol Touraine, ministre de la Santé, s’y était en effet engagée. Mais la hausse annoncée ayant été annulée, le calendrier a été reporté au 1er janvier 2014, date à laquelle la TVA doit augmenter (de 19,6% à 20%). Pour justifier cette décision, le ministère de l’Economie et des Finances a mis en avant l’impact des deux dernières hausses, d’octobre 2012 et juillet 2013, sur la consommation de tabac des Français : selon Bercy, celle-ci aurait en effet baissé de 8% au premier semestre 2013, tout comme les recettes des buralistes. Un phénomène présenté comme rarissime par Bercy, qui n’a pas précisé à combien s’élevait cette baisse de recettes. Mais l’augmentation prévue de 40 centimes au 1er janvier, sera finalement limitée à 20 centimes, comme le réclamaient les buralistes. Un manque à gagner qui s’éleverait à 300 millions d’euros pour les caisses de l’Etat en 2014.

Malgré ces chiffres, la tendance de la consommation de tabac reste à la hausse, comme l’explique Emmanuelle Béguinot, directrice du Comité national de lutte contre le tabagisme (CNCT). Selon elle, cette hausse s’explique en partie par un manque de contrôles : « Nous avons de bonnes lois, la loi Evin par exemple a été pionnière, notamment parce qu’elle contient un volet coercitif. Il faut maintenant continuer à faire appliquer les dispositions prévues par la loi. Il y a par exemple une forte adhésion de la population au décret de 2007, mais il n’y a pas assez de contrôles sur les terrasses couvertes en particulier. »

Un problème qui concernerait donc à la fois l’interdiction de fumer dans les lieux publics, mais aussi l’interdiction de la vente de cigarettes aux mineurs : « Nous avons réalisé une enquête auprès des buralistes, avec deux échantillons de filles et de garçons de 12 et 17 ans. Rien que parmi le groupe des enfants de 12 ans, 40% d’entre eux parvenaient à se faire vendre un paquet », s’insurge la directrice.

Ce que pointe le CNCT, c’est aussi le peu d’efficacité des hausses successives des prix du tabac, qui ne s’accompagnent pas d’une politique plus globale, selon les mots du professeur Yves Martinet, président du comité. . Ce chef du service de pneumologie au CHU de Nancy, regrette également que les médecins ne s’investissent pas plus dans ce combat : « Ils ont un rôle très important à jouer, mais ils ne s’en rendent pas compte. En tant que professionnel de santé on est mieux entendu. Les praticiens peuvent avoir une influence locale, en rencontrant des députés, des maires… »

Pour Thomas Thévenoud, député socialiste de Saône-et-Loire, l’efficacité des hausses successives des prix du tabac reste aussi à prouver : « La politique anti-tabac ne peut pas se résumer à taxer les produits, à augmenter les prix, à faire les poches des fumeurs. » En tant que membre de la commission des finances à l’Assemblée nationale, il a décidé de s’attaquer précisément au lobby du tabac par le biais de la fiscalité.

 

Mesures d’optimisation fiscale

Le député, qui est un des plus jeunes de l’Assemblée, mène actuellement une enquête sur les pratiques financières des grands fabricants de tabac, et en particulier sur leurs mesures d’optimisation fiscale : « Cette pratique donne la possibilité à une entreprise, de manière légale, de payer moins d’impôts ou pas d’impôts en France. En ce moment on demande des efforts aux Français, il me semble normal d’en demander également aux grandes entreprises, notamment à celles qui s’enorgueillissent de faire de l’optimisation fiscale. Elles réalisent un milliard d’euros de bénéfices, et ne sont taxées que sur 50 millions d’euros, je veux donc leur demander des comptes », explique-t-il.

L’idée, pour Thomas Thévenoud, est aussi de faire participer les fabricants aux coûts de santé publique engendrés par le tabac : « Un rapport de la Cour des comptes montre que l’Etat engrange 14 milliards d’euros de recettes fiscales sur le tabac et dépense 40 milliards chaque année en matière de prévention et de lutte contre le tabagisme. Il y a un écart très important. Ce sont en fait les contribuables qui payent pour la politique anti-tabac », regrette-t-il.

Au total, le député veut enquêter sur quatre pistes : l’optimisation fiscale réalisée par les grand fabricants, les soupçons d’entente sur les prix avec l’administration fiscale, le lobbying sur les pouvoirs publics et les parlementaires, et la contrebande. L’élu de Saône-et-Loire veut utiliser tous les outils que le Parlement et la loi mettent à sa disposition. « Ces entreprises sont des mastodontes, reconnaît-il, mais c’est la volonté qui peut contre-carrer tout cela. On a moins de moyens qu’elles, mais plus de volonté, et notre cause est juste », martèle-t-il. Et d’ajouter, déterminé : « Il ne faut jamais oublier qu’Al Capone est tombé pour fraude fiscale. »


 

La consommation de tabac en France

L’INPES, Institut national de prévention et d’éducation pour la santé, a réalisé en 2010 l’une de ses plus grandes enquêtes, appelée Baromètre, sur la santé des Français. Les résultats révèlent une augmentation de la consommation de tabac depuis 2005. La proportion des fumeurs quotidiens est en particulier plus importante, notamment chez les femmes. En parallèle, la proportion des fumeurs de plus de dix cigarettes par jour est quant à elle en recul.

Quelques chiffres :

Chez les 15-75 ans, la part de fumeurs quotidiens a augmenté de 2 points entre 2005 et 2010, passant de 27,3 % à 29,1 %.

Au total, les hommes fument davantage que les femmes : 37,4 % de fumeurs chez les hommes et 30,2 % chez les femmes en 2010.

Mais la consommation est en hausse chez ces dernières : de 2005 à 2010, le taux de tabagisme quotidien chez les femmes est passé de 23,3 % à 26,1 %.

Chez les hommes, la hausse concerne principalement la tranche d’âge de 26 à 34 ans.

Parmi les femmes, la hausse est particulièrement forte (elle augmente de 7 points) pour celles âgées de 45 à 64 ans.

Enfin, le nombre de cigarettes fumées quotidiennement par les consommateurs réguliers a quant à lui légèrement diminué, passant de 15,3 cigarettes par jour en 2005 à 13,7 en 2010.

(Source : site de l’INPES)

Repères législatifs

– Loi Veil, du 9 juillet 1976 : Elle constitue le premier pas en faveur de la lutte contre le tabagisme, en interdisant toute propagande ou publicité, directe ou indirecte, pour le tabac, ainsi que la distribution gratuite. La promotion est limitée à la presse écrite, avec la mention « abus dangereux ». Elle prévoit des interventions informatives sur les dangers du tabac dans les lieux scolaires et à l’armée notamment.

– Loi Evin, du 10 janvier 1991. Elle renforce et complète la loi Veil en interdisant complètement toute publicité, promotion ou propagande pour le tabac. Elle interdit également de fumer dans tous les lieux à usage collectif, à l’exception des emplacements réservés aux fumeurs. Elle interdit la vente de tabac aux mineurs de moins de 18 ans et favorise la hausse des prix.

– Enfin, le décret du 15 novembre 2006 (applicable le 1er février 2007) étend la loi Evin : L’interdiction de fumer s’applique à tous les lieux publics fermés ou couverts, aux établissements scolaires et aux transports en commun.

(Source : legifrance.gouv.fr)


 

Source :
www.egora.fr
Auteur : Charlie Vandekerkhove