Dans un livre écrit à la demande de l’Union des chirurgiens de France (UCDF), Complémentaires santé, le scandale* l’économiste de la santé et maître de conférence à Science Po Frédéric Bizard, se penche sur le monde riche et opaque des mutuelles santé. Il décrit un système “inefficient, injuste, coûteux et à bout de souffle”, et un lobby à la manœuvre dans les couloirs du ministère de la Santé visant l’extinction du secteur 2.

 


Egora.fr :
La Stratégie nationale de santé repose sur la mise en place du tiers-payant pour les actes de médecine générale. Qu’en pensez-vous ?

Frédéric Bizard : Il s’agit pour moi d’un grand vide qu’on a essayé de combler avec le tiers-payant. Cette idée est plus dommageable que constructive en ce sens que le tiers-payant existe déjà pour les patients défavorisés et les risques les plus lourds. Donc, je pense qu’on se situe plus dans un effet d’annonce politique que dans une stratégie intéressante. Je ne vois pas en quoi le tiers-payant va permettre d’améliorer l’accès aux soins et je pense qu’au contraire cela aura un effet très délétère en supprimant le levier de contrôle et de régulation des dépenses de santé, qu’est le ticket modérateur. Or, une des raisons de l’inefficience des complémentaires santé, c’est qu’une partie importante des contrats se contente de ne rembourser que le ticket modérateur. Ce qui revient à dire que l’élément régulateur des dépenses de santé est devenu un marché pour les complémentaires. La mise en place du tiers-payant ne peut avoir qu’un effet inflationniste. Hors effet d’annonce politique, je ne vois pas quel est le fondement d’une telle mesure.

 

Quant à la médecine de parcours, qui sous-tend la stratégie nationale de santé ?

Il n’y a absolument rien de neuf : le parcours de soins est né dans la loi de 2004, marquée par un certain nombre d’échecs retentissants. Il suffit de voir les résultats de Sophia, l’expérience de disease management à la française menée par l’assurance maladie avec les diabétiques, le DMP, dossier médical partagé, un fiasco sans nom qui montre toutes les limites de l’Etat omnipotent, omniscient : avec une facture de 500 millions d’euros, on a réussi à créer 3 000 dossiers dont la moitié sont vides. Or, la stratégie de santé de Mme Touraine poursuit la même logique. Et comme, avec la mise en place du tiers-payant, on va supprimer les leviers d’auto-contrôle par la demande, il ne restera plus pour confiner la dépense, que le levier de la qualité des soins. Autrement dit, le panier de soins solidaires que l’on appelle également le parcours de soins, c’est-à-dire là où le patient doit aller pour être remboursé, sera de plus en plus contraint. On est en train d’institutionnaliser en France une médecine à deux vitesses, comme en Angleterre, sans aucun débat démocratique, et dans un pays où l’on n’acceptera jamais cela.

 

Votre livre s’intitule Complémentaires santé : le scandale. Vous y développez l’idée que la généralisation des complémentaires santé va figer un système inégalitaire et opaque, ce qui ne va pas dans le sens de l’intérêt général.

C’est en effet un système injuste et inefficace. Tous les Français ne sont pas logés à la même enseigne. Le cadre supérieur d’une grande entreprise du CAC 40 est généralement très bien couvert, mieux que le chômeur ou le retraité de 65 ans. Aujourd’hui, les contrats collectifs coûtent deux fois moins cher et proposent une couverture deux fois supérieure à celle des contrats individuels. Et au sein des contrats collectifs, la couverture est d’autant plus généreuse que le salarié occupe un rang élevé dans la hiérarchie de l’entreprise. L’accord ANI (accord national interprofessionnel, qui étend le principe de couverture complémentaire santé pour tous) a encore dégradé cette situation, car il force l’ensemble des salariés à se doter de contrats collectifs, sans qu’ils connaissent le contenu de ce contrat, lequel fera l’objet d’un décret. Mais étant donné la situation économique, le risque est fort qu’il s’agisse de contrats au rabais. De plus, moins de six mois après la conclusion de cet accord, le gouvernement prend la décision de fiscaliser la part employeur de la cotisation, ce qui va représenter un milliard d’impôts supplémentaires, acquitté par les salariés. Pour résumer, le salarié sera obligé de souscrire un contrat dont il ne connaît pas le contenu, tout en subissant un alourdissement de ses impôts.

Deuxième point, ces contrats sont inefficients. Ces dix dernières années, il y a eu chaque année, une augmentation de la cotisation. Elle a été de 50 % entre 2001 et 2006 alors que les dépenses de santé augmentaient de 35 %, de plus de 20 % de 2007 à 2010 et encore de 3 à 5 % entre jusqu’en 2013. Le résultat, c’est qu’on paye très cher un contrat qui couvre relativement mal et rembourse très mal le dentaire – l’assuré paie 70 % du coût de sa prothèse dentaire en moyenne – et moyennement l’optique. En fait, pour rentabiliser sa complémentaire santé, l’assuré a plutôt intérêt à aller souvent chez le médecin ou le pharmacien. C’est donc l’assurance maladie qui devient la victime.

 

Vous expliquez également qu’aucun Français n’est capable de comprendre le tableau des garanties qui lui est proposé.

Oui, le système est inefficient, en partie parce qu’il est opaque. Personne ne peut comprendre le tableau des garanties car il est exprimé en pourcentage de sommes non connues, basées sur les tarifs de remboursement de la sécurité sociale. Pour y comprendre quelque chose, il faudrait que le niveau de remboursement soit exprimé en euros, ce qui permettrait de comparer le coût de la complémentaire avec le montant des remboursements. De plus, il est quasiment impossible de faire une comparaison des complémentaires santé entre elles, rien n’est transparent. Via l’union des chirurgiens de France (UCDF), une enquête a été menée auprès de 30 mutuelles à qui la même question a été posée. Au mieux, la mutuelle envoie un tableau de garanties et pose une seule question, le montant de votre budget. Aucune mutuelle n’est capable de faire du sur-mesure en fonction d’une demande précise, le remboursement dentaire par exemple. C’est un marché où l’on ne choisit pas, mais où c’est la complémentaire qui vous dit ce que vous devez acheter.

 

Les mutuelles se revendiquent de l’économie sociale et solidaire pourtant.

J’y suis personnellement très attaché. Mais nos chères mutuelles ont un peu perdu leur âme en cours de chemin et le sens des valeurs qui présidaient à leur création : liberté, responsabilité, solidarité et démocratie. Aujourd’hui, les mutuelles segmentent leur clientèle pour adapter les couts à l’âge ou l’état de santé des patients, il n’y a pas de liberté de choix. Et par un lobbying extrêmement puissant, la Mutualité française, a réussi à repousser la publication officielle de ses frais de gestion, ce qui est à mon avis une erreur historique. Que veut-elle cacher ? Cette grande opacité dissimule un type de gouvernance, de rémunération qui n’est plus adapté à notre temps. Pas une entreprise du CAC 40 ne se permettrait ce que l’on voit dans l’économie solidaire. Le comble du comble, c’est qu’à chaque fois que la Mutualité prend la parole, c’est pour dire que leur différence repose sur le fait qu’ils ne font pas de bénéfice, qu’ils ne sont pas là pour rémunérer les actionnaires. C’est une fantastique hypocrisie ! Il faut savoir que les mutuelles ont les charges d’administration (personnel, informatique) les plus élevées de tous les assureurs. Elles représentent 22 % des cotisations. Alors qu’elles ont 56 % des parts de marché, elles doivent se partager 70 % des frais d’administration de tout le secteur. La Mutualité ne brandit ses valeurs de solidarité que pour ses actions de communication et de lobbying, ce qui fait qu’elle perd régulièrement des parts de marché et qu’elle est très mal placée aujourd’hui, pour donner des leçons de solidarité alors qu’elle ne s’applique pas à elle-même. Et puis, les complémentaires santé ne font pas de gestion du risque, très peu de campagnes de prévention, ou elles le font mal. Elles mènent des actions de communication et elles gèrent des flux financiers. Le tout, avec presque 23 % de frais… Alors que, par exemple, le système de complémentaire public dans le régime Alsace-Moselle, c’est 1 % de frais de gestions.

 

Que pensez-vous de l’association tiers-payant et complémentaire santé pour tous ?

Cette politique a été dictée par les mutuelles qui ont mené des actions intenses de lobbying depuis l’élection présidentielle. Elles sont derrière la lutte contre les dépassements d’honoraires, pour les réseaux de soins et la généralisation de la complémentaire. Mais il s’agit d’une mesure politique, et je pense qu’elle ne verra jamais le jour. La généralisation du tiers-payant, c’est un non sens par rapport à l’évolution logique de notre système de soins.

 

Les dépassements d’honoraires sont clairement dans le collimateur du gouvernement, et des mutuelles. Quel volume représentent-ils dans les remboursements des mutuelles ?

Les complémentaires santé remboursent les tickets modérateurs pour 22 milliards d’euros, les dépassements d’honoraires représentent une somme de 6,5 milliards d’euros, regroupant les dentistes et les médecins (2,4 milliards d’euros). Enfin, le troisième bloc concerne les soins non essentiels pour la santé, qui ne sont pas remboursés ou déremboursés. Il y a donc un mélange de soins essentiels pour la santé et non essentiels. Historiquement, en dentaire, ces compléments d’honoraires résultent du désengagement de l’assurance maladie de ce secteur dans les années 60. Pour les médecins, cela date de la convention de 1980 qui a créé le secteur à honoraires libres. A partir de là, les tarifs sécu n’ont plus suivi les coûts de revient de la pratique, en particulier pour les soins qui nécessitent une innovation médicale, des investissements, notamment la chirurgie, l’ophtalmologie. Dans les faits, ce sont les personnes aisées qui financent cet investissement, lequel permet à tous les Français d’avoir accès à une offre de qualité. La moyenne des dépassements est de 55 % et 34 % des patients qui consultent un médecin de secteur 2 n’acquittent pas de dépassements d’honoraires.

 

Est-ce la fin du secteur 2 ?

Jusqu’ici, deux voies étaient envisageables : l’augmentation des tarifs de sécu pour rattraper le retard ou la mutualisation des dépassements par les complémentaire. Désormais, ce sera ni l’un ni l’autre, ce qui est une absurdité qui comporte une grand part d’hypocrisie. Aujourd’hui, après que le gouvernement et l’assurance maladie ont stigmatisé les dépassements des médecins en secteur 2, 500 lettres seulement ont été envoyées, qui ne sont que de simples demandes d’explication. En outre, le processus de sanction est une telles usine à gaz qu’on est à peu près sur qu’aucun médecin ne paiera véritablement quelque chose. Mais les complémentaires sont très favorables à cette évolution-là, on va leur concocter des contrats responsables à leurs mains, qui ne prendront en charge que les dépassements d’honoraires des médecins qui ont pris le Contrat d’accès aux soins (CAS), soit moins de 20 % de dépassements en moyenne. Et les autres n’auront pas de prise en charge. C’est à dire qu’il n’y aura plus de secteur 2. Le piège est en train de se refermer. Or, la mort du secteur 2, c’est la mort du secteur libéral où l’on est responsable de ses actes et de ses investissements. Je pense que la période qui s’ouvre va être très importante et marquée par de très fortes tensions entre les professionnels de santé et le ministère de santé, car c’est leur vie professionnelle qui est en jeu.

 

*Edition Dunod. Sortie en librairie le 9 octobre 2013.

 

Source :
www.egora.fr
Auteur : Catherine Le Borgne