Le Dr Benjamin Daniels est un médecin frustré, embarrasé, déconcerté et, le plus souvent, très drôle. Chaque samedi, en juillet, nous vous avons proposé ses textes. Retrouvez aujourd’hui la dernière de ses “confessions”, où il évoque le P4P à l’anglaise.

 

Lucy, la gestionnaire du cabinet, passe la tête par la porte.

— Je t’ai collé une visite chez Mme Anderson. Elle a eu une crise et est tombée. Tu pourrais peut-être mettre ça sur le dos d’une attaque ?

Nous sommes en janvier, et les résultats de notre Système de Contrôle de la Qualité et des Performances sont à rendre en avril. Aucun de nos patients n’a été victime d’un accident vasculaire ces neuf derniers mois. Nous devrions nous en réjouir, bien sûr, mais Lucy est mécontente.

Si cette situation perdure jusqu’au printemps, nous raterons notre « objectif attaques ». Dans un but louable de prévention médicale, le gouvernement nous demande de diriger toute victime de ce genre de problème vers un spécialiste, ce qui nous vaut cinq points de gratification. Sauf que si personne n’a d’attaque nous perdons les fameux cinq points et l’argent qui va avec. Plus le cabinet gagne de points, plus ses actionnaires font des profits. Le gestionnaire du cabinet, Lucy en l’occurrence, a également droit à sa part sous forme d’une prime pascale, pour peu que l’équipe ait obtenu le nombre de points maximal. Bref, dans l’univers de la médecine généraliste, les points sont des récompenses sonnantes et trébuchantes.

Certains toubibs de la vieille école détestent les injonctions de ce type. D’après eux, elles nous dépouillent de notre indépendance de praticien, de notre intégrité et de notre capacité à prendre nos propres décisions médicales. Pour ma part, je n’ai rien contre.

Longtemps, les accidents vasculaires et cérébraux ont été négligés par notre société, et des recherches sérieuses ont prouvé que si une victime d’attaque de plus ou moins grande importance est suivie pour son cholestérol et sa tension artérielle et expédiée chez un spécialiste elle a toutes les chances de ne pas en subir une seconde.

Mme Anderson a 96 ans et vit dans une maison de retraite voisine. Elle souffre de démence sévère et ne se souvient même plus de son propre nom. Dans son état d’hébétude, il lui arrive souvent d’errer autour de son hospice et de se casser la figure. Elle est de nouveau tombée ce jour-là, suite à une attaque – après tout, pourquoi pas ? Cela dit, elle est tout aussi susceptible d’avoir trébuché sur un déambulateur traînant dans le coin ou d’avoir glissé sur un bonbon en cavale. Elle a à présent récupéré, et le bon sens me dit que cette vieille dame ne tirera aucun bénéfice d’une énième batterie d’examens et de nouveaux médicaments, lesquels risquent, à la longue, d’ajouter à sa confusion et, par conséquent, de l’amener à tomber de plus en plus fréquemment.

Je me permets d’être aussi rigoriste parce que je ne suis pas actionnaire et, par conséquent, que les points ne me rapportent rien. Cependant, serais-je tenté de diagnostiquer une attaque à Mme Anderson si je savais que cela me vaudrait un peu de beurre dans les épinards en avril ? Étonnament, dans la grande majorité des cabinets où j’ai travaillé, les médecins se montrent d’une honnêteté incroyable quand il s’agit des objectifs fixés. Pour autant, ne faudrait-il pas carrément supprimer la tentation ?

Il paraît sensé de croire que les praticiens sont capables de prendre les décisions allant dans l’intérêt de leurs patients sans avoir besoin d’être incités par des objectifs et des promesses de primes, non ?

 

Source :
www.egora.fr
Auteur : Aline Brillu

 

Extrait de Confessions d’un médecin généraliste, 100 histoires vraies, drôles, émouvantes, Dr Benjamin Daniels, éditions Larousse.