A l’université privée Pessoa dans le Var, la fronde n’a cessé de grandir depuis l’automne, mais elle n’empêche pas les cours de se poursuivre. Les diplômes portugais des professionnels de santé seront-ils réellement valides ? Non, affirme le Gouvernement, qui a confirmé que la faculté portugaise ne pourrait pas délivrer de diplômes. Mais le débat sur l’harmonisation européenne des études en santé est relancé.
“Pessoa nuit gravement à la santé.” Bien en vue sur les poteaux et feux tricolores de La Garde, commune limitrophe de Toulon (Var), les autocollants disent la colère des étudiants en santé. Dentistes, orthophonistes, pharmaciens venus des facs de Nice, Lyon, Marseille, Montpellier et Toulouse, ils étaient près d’un millier, le 15 mars, à défiler devant la mairie pour réclamer la fermeture du centre universitaire privé Fernando-Pessoa. Le nom du monument de la littérature portugaise, auteur du Livre de l’intranquillité, est désormais associé à celui de l’université la plus décriée de France qui, depuis novembre 2012, forme une centaine d’étudiants en odontologie, orthophonie et pharmacie (et bientôt kinésithérapie) recrutés sur dossier.
Au coeur du problème : un contournement inédit du numerus clausus, révélateur de deux visions radicalement différentes du système de formation français des professionnels de santé, à l’heure de l’équivalence des diplômes européens. Pour Bruno Ravaz, vice-président de l’université portugaise – qui a prévu l’ouverture d’une antenne à Béziers et ne cache pas son ambition de délivrer d’ici trois à quatre ans une formation en médecine –, ses détracteurs défendent simplement une “conception étroite de l’enseignement et des libertés”, qu’il oppose à une vision moderne et s’inscrivant dans un contexte européen. Le gouvernement a beau avoir rapidement manifesté sa désapprobation en évoquant, comme la ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, sur RTL, la possibilité de “publicité mensongère, pratiques commerciales frauduleuses, voire escroquerie”, il semble aujourd’hui dans l’impasse pour faire stopper cet enseignement.
“Une escroquerie manifeste”
La convention d’hébergement de l’antenne toulonnaise dans les locaux désaffectés de l’hôpital Clemenceau a certes été résiliée, mais l’université Pessoa a prévenu qu’elle avait trouvé un autre emplacement, plus grand, à quelques kilomètres. L’affaire est maintenant entre les mains de la justice, alors qu’une information judiciaire a été ouverte le 15 mars par le parquet de Toulon pour “tromperie sur les qualités substantielles d’une prestation de service”. Les décisions devraient intervenir dans les trois mois.
“Diplômes achetés = santé des Français menacée”, fustige de son côté la Fédération des associations générales étudiantes (Fage) dans une pétition lancée il y a quelques semaines, qui demande à ce que les diplômes de santé français ne puissent être contournés par des centres privés. Outre “un système de formation et de soins à deux vitesses qui serait fortement délétère à terme pour les patients”, alors que le coût d’une année varie de 7 500 euros (orthophonie) à 9 500 euros (odontologie et pharmacie), la Fage dénonce l’absence de laboratoire au sein du centre universitaire pour la formation en pharmacie, l’absence de stages professionnels “en nombre et en quantité suffisants”, la “description précise des enseignements inexistants laissant planer de nombreux doutes sur la qualité de la formation dispensée” et des stages s’effectuant exclusivement au Portugal, sur une population différente de celle que traiteront ces futurs professionnels de santé. Après deux ans de formation à La Garde, les étudiants ont appris récemment qu’ils devront en effet aller passer trois ans à Porto, pour les formations cliniques et les formations complémentaires.
“C’est une escroquerie manifeste qui joue sur les espoirs des jeunes qui ont raté le Paces [première année commune des études de santé], en leur laissant miroiter la possibilité d’accéder à notre profession par une autre voie. Or, cela s’avère complètement faux, car même les Portugais affirment aujourd’hui qu’il n’est pas possible de délivrer un diplôme portugais sur le territoire français et que le seul moyen pour eux de le faire est d’aller passer un certain nombre d’années au Portugal, alors que le directeur avait affirmé au départ qu’ils resteraient en France. Leur site Internet a évolué au fil du temps”, note le Dr Catherine Mojaïsky, présidente de la Confédération nationale des syndicats dentaires (Cnsd). “Ce qui nous dérange le plus est le coût de la formation, qui met à terre tous les efforts faits pour travailler à l’égalité d’accès aux études”, indique Gauthier Dot, président de l’Union nationale des étudiants en chirurgie dentaire (Uncd).
“Faire orthophonie à La Garde serait interdit, mais pas faire médecine en Roumanie…”
Pierre Catoire, président de l’Association nationale des étudiants en médecine de France (Anemf), s’inquiète aussi de la qualité de la formation et d’un système conçu pour éviter à tout prix le redoublement. “Nous n’avons pas de solution miracle qui permette à la fois de préserver la mobilité internationale des étudiants et professionnels et de garantir que l’ensemble des futurs professionnels de santé en exercice ont été choisis en fonction de leur talent et non en fonction de leurs revenus”, avoue-t-il néanmoins.
Chez les étudiants concernés, au-delà de l’exaspération d’être l’objet d’un tel déferlement médiatique, on semble ne pas comprendre pourquoi la levée de boucliers est si durable. “Faire orthophonie à La Garde, ce serait interdit, mais pas faire médecine en Roumanie… “, ironise dans Var-Matin une jeune femme qui considère cette faculté comme une “dernière chance” après avoir fait deux ans de prépa et tenté sans résultat les concours d’orthophonie dans toute la France.
Quelle différence justement avec la Roumanie ? Depuis l’ouverture d’une filière française en 2000 qui a d’abord attiré les étudiants du Maghreb, l’université de Cluj-Napoca en Transylvanie constitue le bastion principal des étudiants français à l’étranger. Ils sont cette année entre 350 et 400 dans la section médicale générale. Arrivé là-bas après un parcours déjà bien rempli (classes préparatoires scientifiques, école nationale d’aviation civile et cursus en pharmacie), Paul Vara, 27 ans étudiant en médecine en troisième année, défend son université, en tant que porte-parole de la Corpo : “Entre trois cents et quatre cents dossiers sont reçus chaque année par le rectorat, et la barre d’admission est fixée à 96 élèves dont 30 % de néo– bacheliers, 30% de primants et 30% de doublants. Certains redoublent ou abandonnent au cours des années suivantes. Et il faut mettre en parallèle le coût de 5 000 euros par an sur six ans avec celui des grandes écoles de commerce, en sachant que la vie est bien moins chère en Roumanie“, explique-t-il.
Le point commun avec l’université Pessoa : une sélection par l’argent. La différence : une qualité de formation reconnue et un diplôme tout à fait légal. Ces étudiants ont un accès plus difficile à la littérature et ne peuvent s’inscrire à côté dans des “boîtes à colle” qui n’existent pas en Roumanie. Mais ils ont gagné sur un point essentiel. Après un recours au Conseil d’État, le décret du 10 août 2011 a été invalidé. Il tentait de mettre fin à ces stratégies de contournement en interdisant aux étudiants qui ont échoué deux fois au concours d’entrée et qui ont poursuivi leurs études de médecine à l’étranger de revenir passer les ECN et de réintégrer l’internat en France.
Crainte de sursaturation
Avec l’arrivée des diplômes européens, les “filières de contournement” sont de plus en plus nombreuses. “L’an dernier, un tiers des chirurgiens dentistes installés sur le sol français étaient des étrangers à diplôme européen reconnu. Il y en a eu 360 en 2012, alors qu’ils étaient 283 en 2011 et 131 en 2001”, indique Catherine Mojaïsky. Avec la solvabilisation des soins dentaires, la France attire de plus en plus de monde en période de crise économique. “Ce contournement du numerus clausus ne peut pas se faire de façon indéfinie, sinon nous allons avoir une sur saturation sur le sol français. Il va falloir réfléchir à des mesures, comme celle prise récemment par le gouvernement fédéral suisse qui limite le nombre d’installés étrangers. Il faudrait aussi envisager la possibilité d’une uniformisation du contrôle de la qualité de la formation.”
Vice-président de l’Union européenne de l’hospitalisation privée, Jean-Loup Durousset refuse d’abonder en ce sens. Il juge la polémique “révélatrice du dysfonctionnement de notre propre système” et notamment d’une inadéquation entre les besoins et la formation. Un exemple : “Pour huit cents établissements de soins de suite et de réadaptation, il y a seulement treize médecins de réadaptation fonctionnelle formés chaque année.” Aussi estime-t-il que, dans le cadre de la libre circulation, l’université portugaise ne contourne “rien du tout” et, regrette-t-il, les “barrières” imposées par le numerus clausus. “Il ne fallait pas donner l’équivalence des diplômes en Europe dans ce cas ! La France établit un numerus clausus sur ses propres besoins sans tenir compte de l’ensemble des problématiques européennes. Ce numerus clausus paraît désuet. Quand verra-t-on à leur tour des universités françaises s’installer dans d’autres pays européens ?”
Pour Jean-Loup Durousset, la priorité est aujourd’hui de former des étudiants français mobiles et bilingues, capables de porter leurs connaissances partout en Europe. Et quand certains plaident la rupture d’égalité, il se veut plus pragmatique : “La France continue d’offrir à nos jeunes la possibilité exceptionnelle de se former en médecine gratuitement”…
Impulser un numérus clausus européen
La question du maintien d’un numerus clausus tel qu’il a été mis en place en 1971 pour réglementer le nombre de professionnels de santé diplômés se pose ainsi de nouveau. “Pourquoi ne pas envisager un numerus clausus européen quand vous voyez qu’au Portugal une fac privée forme 850 praticiens par an, soit presque l’équivalent du numerus clausus français ?”, se demande Catherine Mojaïsky. “Ce contournement du numerus clausus est loin d’être exceptionnel, souligne également le Dr Michel Chassang, président de la Confédération des syndicats médicaux français (Csmf). À quoi bon le maintenir si les techniques multiples se développent pour le contourner ? Tout cela est de nature à pulvériser notre système, et le danger serait de mettre en place un numerus clausus à l’installation, qui mettrait fin à la liberté d’installation. Il faut une réflexion au niveau européen. Il faut réagir, et avec force.” “Mais comment… ?”, semblent répondre les pouvoirs publics, pris dans un imbroglio de règlementations européennes.
“Dans une optique d’harmonisation des études médicales au niveau européen et de création d’un véritable tronc commun d’enseignement aux différentes professions de santé, ce qui permettrait une meilleure communication interprofessionnelle, l’abandon du numerus clausus dans sa forme actuelle semble envisageable, compte tenu de ses effets catastrophiques. La sélection se ferait au fur et à mesure de la progression dans les études”, proposait en 2009 Antoine Marchand-Antonin, dans une thèse de médecine consacrée au numerus clausus, à ses effets secondaires et à sa place dans la globalisation de la médecine. La solution viendra-t-elle des expérimentations que comptent lancer les ministères de la Santé et de l’Enseignement supérieur, en évoquant un desserrement du numerus clausus et une diversification de l’accès aux études de santé ? Mais comment faire face à l’ouverture de formations privées dans certains pays qui font entrer le domaine des études de santé dans une logique lucrative et créent un appel d’air difficile à juguler ?
L’équivalence des diplômes : la règlementation
Depuis l’entrée en vigueur le 20 octobre 2007 de la directive européenne 2005/36/CE relative à la reconnaissance des qualifications professionnelles, tout médecin ressortissant de l’Union peut circuler librement dans les vingt-sept pays membres et y travailler. « La libre circulation et la reconnaissance mutuelle des titres de formation de médecin, d’infirmier responsable des soins généraux, de praticien de l’art dentaire, de vétérinaire, de sage-femme, de pharmacien et d’architecte devraient se fonder sur le principe fondamental de la reconnaissance automatique des titres de formation sur la base d’une coordination des conditions minimales de formation. En outre, l’accès dans les États membres aux professions de médecin, d’infirmier responsable des soins généraux, de praticien de l’art dentaire, de vétérinaire, de sage-femme et de pharmacien devrait être subordonné à la possession d’un titre de formation déterminé, ce qui donne la garantie que l’intéressé a suivi une formation qui remplit les conditions minimales établies », dit le texte. Juridiquement, toute université d’un État-membre de l’Union européenne peut ainsi valablement mettre en place des formations dans un autre État-membre, selon le principe de la libre circulation. Au titre du droit européen, un tel diplôme serait a priori automatiquement reconnu en France, s’il respecte les exigences minimales de la formation. Un guide de l’utilisateur a été élaboré : http://ec.europa.eu/internal_market/qualifications/docs/guide/users_guide_fr.pdf
Source :
www.egora.fr
Auteur : Gaëlle Desgrées du Loû