Pour tenter de limiter l’effroyable mortalité infantile et maternelle, Mme du Coudray, sage-femme experte, pensionnée par le pouvoir royal, va, durant 25 ans, sillonner la France pour former des accoucheuses au moyen d’un extraordinaire mannequin de son invention.

 

En 1754, et après 16 années de pratique dans la capitale, Madame du Coudray (1712- 1789), maîtresse sage-femme du Châtelet à Paris, entreprend un voyage en Auvergne, sa région natale… Ce qu’elle voit dans cette France profonde, essentiellement rurale, l’effraye, à juste titre. Les récits que lui font les femmes sur leurs accouchements, les séquelles qu’elles en conservent, le nombre de morts de mères et d’enfants, lui font imaginer un enseignement susceptible de remédier à cette dramatique situation.

Les sages-femmes sont très peu nombreuses à cette époque. À peine une vingtaine sortent annuellement du Châtelet, après un stage essentiellement pratique de 3 mois, auprès de leurs aînées. Elles vont ensuite exercer dans les villes importantes, mais la majorité restent à Paris. Dans les cas difficiles, elles sont tenues de faire appel aux chirurgiens, car elles ne sont pas habilitées à utiliser les instruments.

 

Femmes déchirées, mutilées, infectées : n’importe qui fait n’importe quoi, n’importe comment

Dans les campagnes, les accouchements sont faits par des matrones sans compétence autre que leur propre expérience de la maternité, et l’attestation délivrée par le curé de la paroisse de bonne vie et moeurs, ainsi que de leur appartenance à la religion catholique. Chirurgiens et médecins qui sévissent là n’ont qu’une bien médiocre formation, quand ils en ont une… Les résultats sont à la hauteur de la médiocrité de l’ensemble : femmes déchirées, mutilées, infectées ; n’importe qui fait n’importe quoi, n’importe comment. Les récits de l’époque nous rapportent ces drames au cours desquels les intervenants tirent à plusieurs, arrachent, qui un membre, qui la tête, sur un enfant parfois encore vivant, en déchirant la mère de façon irréversible. Le mot de martyre n’est pas trop fort pour qualifier le sort réservé aux accouchées.

Consciente de ces carences, Mme du Coudray a l’idée d’organiser des leçons destinées initialement à ces matrones totalement incultes, mais auxquelles vont rapidement se joindre chirurgiens et médecins, vite convaincus des retombées que pourrait leur rapporter l’acquisition de ces connaissances. Pour ce qui est des matrones, nécessité s’impose d’adapter l’enseignement à leurs possibilités limitées, ce que Mme du Coudray formule en ces termes dans l’avant-propos de son Abrégé de l’art des accouchements, paru en 1759 : “le seul obstacle que je trouvois à mon projet, étoit la difficulté de me faire entendre par des esprits peu accoutumés à ne rien saisir que par les sens. Je pris le parti de leur rendre mes leçons palpables, en les faisant manoeuvrer devant moi sur une machine que je construisis à cet effet […] Je crus qu’avec une démonstration aussi sensible, si je ne pouvois rendre ces femmes fort habiles, je leur ferois du moins sentir, la nécessité de demander du secours assez tôt pour sauver la mère et l’enfant.”

À l’époque, la césarienne sur femme vivante équivaut à une condamnation à mort, par infection ou hémorragie. Elle n’est réalisée que sur des femmes mortes pour extraire l’enfant et pouvoir ainsi l’ondoyer. Les accouchements ne peuvent que se terminer par les voies naturelles selon trois possibilités : l’accouchement spontané, que ce soit dans les présentations céphaliques ou pelviennes, pour lesquelles il faut maîtriser tous les gestes qui favorisent le dégagement, en ménageant le périnée (l’épisiotomie est alors inconnue) ; les manoeuvres d’extraction destinées à extraire un enfant qui ne peut descendre spontanément et impliquant extraction du siège et version par manoeuvres internes ; les extractions instrumentales par les chirurgiens se limitant à l’utilisation des crochets, connus depuis l’Antiquité, le forceps étant, en France, encore de diffusion restreinte… Ces crochets peuvent être très traumatisants sans connaissance de l’anatomie et de ses modifications au cours du travail.

On retrouve dans les livres de l’époque d’affreux récits de femmes éviscérées par des ignorants qui perforent l’utérus ou passent directement dans la cavité abdominale au travers du cul-de-sac vaginal, en cas de dilatation incomplète. À ceux-là, les leçons de Mme du Coudray ne peuvent qu’être profitables.

 

Une “machine” géniale

L’art obstétrical repose pour tous, sages-femmes, chirurgiens, médecins, sur l’examen clinique, donc sur l’identification des phénomènes de dilatation du col, des mouvements de la présentation et de sa position, en un mot de la mécanique obstétricale, pour pouvoir faire des gestes efficaces, limiter au maximum le traumatisme, et recourir, à temps, à l’aide d’un plus compétent… Tout, dans le mannequin et les pièces qui le composent, a été conçu pour reproduire au plus près de la réalité les modifications anatomiques liées au travail et la migration de l’enfant dans la filière génitale maternelle.

L’objet doit en outre être aisément reproductible pour être diffusé dans toutes les provinces du royaume, même dans les villes où n’ira pas Mme du Coudray, en raison soit du coût de sa venue, soit de l’hostilité de certains éléments du corps médical. Là, des chirurgiens qui ont suivi son enseignement et appris à utiliser la machine vont assurer cours, démonstrations et exercices pratiques. La cassette royale, et les Généralités provinciales assurent le financement. C’est donc ce mannequin qui va permettre la mise en place de la première tentative coordonnée de prévention du risque obstétrical à l’échelle d’un pays et la création d’un réseau d’intervenants.

À première vue, pour un oeil habitué au réalisme des représentations permises grâce aux technologies modernes, que cet oeil appartienne ou non au milieu médical, la “machine” de Mme du Coudray peut paraître bien banale. Depuis des siècles, artisans et artistes savaient réaliser en tous matériaux, bois, bronze, céramique, et en couleur, des représentations anatomiques beaucoup plus fidèles. En réalité, la conceptrice privilégie le côté fonctionnel plutôt qu’artistique, et nous allons voir en étudiant le “fonctionnement” de ladite machine que, à défaut d’être une oeuvre d’art, c’est une réalisation géniale, toute orientée vers une pédagogie simple, efficace, accessible à tous, même si la conceptrice a pu puiser l’idée d’un tel objet sur une des très rares réalisations du début du XVIIIe s., française ou étrangère, dont elle aurait eu connaissance.

 

Sous le revêtement de toile, un vrai bassin de femme

Les quatre pièces maîtresses sont celles qui concernent directement l’accouchement. La partie basse du tronc de femme est fixée sur un support rigide, en position d’accouchement, cuisses demi-fléchies. C’est dans cette position que l’on accouche plus volontiers en ce milieu du XVIIIe s. Un chirurgien et accoucheur rouennais du début de ce même siècle, Jacques Mesnard, avait déjà conçu un divan obstétrical, ancêtre des modernes tables d’accouchement, adapté à une telle position. La cavité abdominale peut être ouverte en rabattant sur les côtés quatre pièces de toile qui, réunies en leur point de convergence sur un crochet, figurent la paroi.

La radiographie de l’ensemble a mis en évidence, sous le revêtement de toile, un vrai bassin de femme. À l’ouverture de cette paroi, on accède au “grand bassin”. Le détroit supérieur est bien individualisé. Sous le rembourrage qui tapisse l’ensemble, on perçoit la structure osseuse sous-jacente. En dessous de l’anneau du détroit supérieur, sur la paroi postérieure de l’excavation, de part et d’autre de la ligne médiane, deux petites boutonnières permettent de faufiler une paire de rubans, que l’on trouve sur la partie basse de l’utérus, et peuvent correspondre à l’appareil ligamentaire postérieur cervico-isthmique.

Vu de l’extérieur, l’orifice vulvaire avec les lèvres, le méat urétral et l’orifice anal sont bien individualisés. Le périnée postérieur peut être serré ou relâché de manière à simuler l’ampliation périnéale sous l’effet du dégagement de la présentation et expliquer ainsi le risque d’une déchirure, dont la seule prévention ou la limitation ne peut relever que de gestes appris et de l’habileté de l’opérateur.

 

“Kit de démonstration”

L’utérus est un sac de toile revêtu intérieurement d’une peau souple et lisse pour favoriser le glissement de l’enfant lors des manoeuvres. Le fond peut être ouvert ou fermé par deux cordons de manière à introduire puis dissimuler cet enfant et donc sa présentation, au regard des opérateurs lors des répétitions. D’autres rubans règlent l’ouverture des orifices interne et externe du col pour simuler sa dilatation au cours du travail ainsi que l’ampliation du segment inférieur. Tous ces détails montrent, là encore, combien Mme du Coudray sait insister sur l’importance de la surveillance clinique du travail.

L’enfant n’est pas une banale poupée de chiffon. Tous les reliefs s’y retrouvent pour diagnostiquer le type de présentation et les variétés de position : la saillie du nez, celle du menton de consistance plus dure, les sutures de la voûte crânienne, les fontanelles, le sillon rétro-auriculaire. La bouche peut être ouverte et, à l’intérieur, on trouve la langue. Rappelons aux non-initiés que la manoeuvre de dégagement de la tête, décrite au XVIIe s. par le grand Mauriceau, en cas de présentation pelvienne, comporte l’introduction d’un doigt, le médius, comme moyen de traction, et qu’il doit justement prendre appui sur la langue pour protéger le plancher buccal. La fidélité de la représentation des mains et des pieds, la longueur des doigts et des orteils, se justifient par la nécessité de distinguer, au toucher, un pied d’une main, et le côté de ce pied dans l’exécution des manoeuvres de version, très utilisées à l’époque. D’autres pièces, une tête isolée avec un début de chevauchement des pariétaux, une autre dont les reliefs sont estompés, aident par le toucher à affirmer une mort foetale plus ou moins ancienne (à l’époque, l’auscultation du coeur est inconnue).

Les autres éléments de ce que l’on appellerait maintenant un “kit de démonstration” exposent clairement les notions simples d’anatomie de l’appareil génital, des grandes étapes évolutives d’une grossesse, de la structure du placenta et du cordon dont les vaisseaux sont représentés avec les couleurs conventionnelles. Grâce à son mannequin, à ses leçons, et à l’Abrégé de l’art des accouchements qui, à partir de la deuxième édition, comporte des gravures en couleur, Angélique Le Boursier du Coudray donne un nouvel élan à la pratique obstétricale en France, mais contribue involontairement à une subordination des sages-femmes aux médecins à qui pourtant elles ont appris, et apprennent toujours, au début de leur carrière, les secrets de la mécanique obstétricale et d’un bon suivi du déroulement du travail.

 

Source :
www.egora.fr
Auteur : Jacques Peticolas (pour La Revue du praticien)

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Photo : Musée d’histoire de la médecine de Rouen