Paris, le 10 mars 1913. Le ciel est gris et bas sur l’île Saint-Louis. Le fourgon et le pas des chevaux qui arrivent au 19, quai de Bourbon n’empêchent pas la Seine de suivre son lit. Des hommes silencieux en uniforme, venus de l’hôpital pour aliénés de Ville-Evrad, viennent chercher la sculptrice Camille Claudel. Elle a quarante-neuf ans.

 

Elle ne va pas bien depuis quelques temps, hurlant parfois, pleurant souvent et se laissant aller dans la saleté de son appartement. Seuls comptent ses sculptures et ses chats, qu’elle nourrit avant elle. Camille est seule, le cœur blessé par Auguste Rodin, son célèbre maître sculpteur et amant. Elle a clos les fenêtres par peur que Rodin continue de lui piquer ses idées (pour certains), de s’en inspirer (pour d’autres), ou de créer par lui-même. Il est son amour et sa haine, son bonheur et sa torture ; tout est devenu confus avec lui, elle ne sait plus le sens de sa vie.

 

Foudroyée

Camille travaille sans cesse, et, lorsqu’elle n’est pas contente de son travail, elle lance ses œuvres dans l’eau de Paris ! Elle n’a pas le sou ni les relations pour vivre de son travail.

Ce 10 mars 1913 est le début d’un cauchemar. Camille Claudel apprend que son père est mort et qu’il a été enterré deux jours avant. Personne de sa famille ne l’a prévenue. C’est un drame pour elle, de ne pas avoir été là dans les derniers instants. Elle est foudroyée par la nouvelle, d’autant plus que c’est son frère poète et membre de l’académie française Paul Claudel qui a pris contact avec le directeur de l’asile de Ville-Evrard pour la faire enfermer. Tel est l’usage de l’époque : le fou va dans un trou et l’avis médical compte peu.

Camille parle tout le temps de Rodin, mais elle n’est dangereuse ni pour elle-même ni pour autrui. Rodin, l’artiste reconnu et respecté, l’homme reçu partout et qui sert de la sculpture aux ministres de la République. Il a aidé puis aimé la jeune et belle Camille, alors âgée de vingt ans. Rapidement il a utilisé son génie. Les deux ont été amoureux dans une tempête de création, faite de passion, de séparation et d’union plus solide que le marbre.

Mais Rodin l’a quitté et Camille est devenue difficile, elle lui reproche toutes ses maîtresses et de lui voler des idées.

 

Rumeur

Dans la chambre qui se referme après le premier entretien avec le psychiatre, Camille sent que sa vie va s’arrêter. Elle tente d’expliquer qu’elle n’est pas folle, mais cela ne fait qu’empirer. La porte de l’asile est définitivement fermée par sa mère, le lendemain de son internement, lors d’une réunion de famille. “Elle est folle”, et la rumeur devient réalité pour la plus grande satisfaction de Rodin, ainsi débarrassé d’une maîtresse gênante par son génie et, surtout, par son amour pour lui. Les médecins obéissent.

L’année suivante, la première guerre mondiale est déclarée. Les hôpitaux sont réquisitionnés pour …[ pagebreak ]

soigner les soldats de retour du front. Camille est transférée dans le Vaucluse, à Montfavet, asile d’aliénés. Jamais sa mère n’ira la voir, et, même après la fin de la guerre, elle ne sera pas rapprochée de Paris. Pourtant, un psychiatre demandera à la famille de la libérer et de pouvoir la suivre en consultation. Sa mère refuse. Elle meurt en 1929, mais personne ne revient sur la décision, pas même Paul Claudel, qui pourtant voit chaque année sa sœur abandonnée souffrir un peu plus.

Camille attend. Elle pense en boucle à son père, à son frère Paul et à Rodin. Les hôpitaux d’aliénés de l’époque sont un massacre, où les viols se mêlent aux meurtres, entre malades sans surveillance. Les suicides sont banals.

 

Fosse commune

Avec le temps, la colère passe et Camille Claudel s’enferme dans ses songes. Elle perd ses dents et se tasse ; ne sculpte plus. Lorsque Paul vient la voir, une fois par an, la joie est immense. Camille en pleure, le serre dans ses bras et ne veut plus le lâcher. Chaque fois elle espère repartir avec lui, mais toujours il la laisse là, dans sa prison.

1940, Pétain. Ses premiers décrets contre les malades psychiatriques sont radicaux : les restrictions font qu’ils recevront moins de 500 kilocalories par jour. En six ans, près de cinquante mille aliénés seront exterminés par la faim. Camille maigrit à vue d’œil. Sans produis frais, sans protéines ni gras, sans vitamines ni apports suffisants en quantité et qualité, elle perd ses cheveux, sa peau se flétrit. Elle souffre de nombreuses infections de la peau, des poumons. Ses muscles fondent et sa vue se trouble. Son état s’accompagne d’œdèmes des membres inférieurs, caractéristiques des grands jeûnes. Elle n’a plus de force pour marcher. Son médecin, venu la voir, lui apporte un peu à manger et elle dévore.

Automne 1943, Camille reste allongée tout le temps et ne parle presque plus. Le jeûne et l’alitement peuvent expliquer l’arrêt cardiaque qui l’emporte le 19 octobre. Elle meurt le corps décharné. Elle est enterrée un matin en petit comité et par le curé dans le cimetière de Montfavet. Avant la fin de la guerre, comme il faut de la place pour enterrer tous les cadavres de l’hôpital, sa dépouille est jetée dans la fosse commune. Dans les années 1950, la famille réclamera son corps, mais nul ne sait où il est, en raison de travaux successifs.

Camille Claudel est morte à soixante-dix-neuf ans. Son cas a contribué à révolutionner la pensée des psychiatres sur l’enfermement, sur le lien entre le génie et la folie, entre l’amour et la passion.

 

Biographie. Camille Claudel, née à Fère-en-Tardenois (Aisne) le 8 décembre 1864 – morte à Montdevergues (Vaucluse) le 19 octobre 1943, est une sculptrice française, sœur du poète et écrivain Paul Claudel. Elle a entretenu une relation passionnelle et tumultueuse avec le sculpteur Auguste Rodin, son maître artistique de vingt-quatre ans son aîné. Cet amour impossible, ainsi que son internement psychiatrique en 1913, lui ont donné une aura égalant son génie. Un chef-d’œuvre tel que la Valse montre l’étendue de son talent. Dans l’ombre de Rodin, l’artiste explore une nouvelle voie, profondément originale. Elle donne quelques croquis étonnants, parmi lesquels on reconnaît Les Causeuses. La voie amorcée par Camille Claudel vise à saisir sur le vif le vécu d’un geste simple, dans l’intensité de l’instant. Elle s’attarde au moment qui s’échappe et réussit à en faire sentir toute la densité tragique. Le succès du film de Bruno Nuytten en 1988, avec Isabelle Adjani et Gérard Depardieu, est venu la sortir de l’oubli. Un nouveau film sur l’artiste, Camille Claudel 1915, est actuellement en salle, avec pour actrice principale Juliette Binoche.

 

Source :
www.egora.fr
Auteur : M. D.

D’après On ne meurt qu’une fois et c’est pour si longtemps, Patrick Pelloux, médecin urgentiste, édition Robert Laffont, Paris 2013.