Actuellement, en France, l’étude de l’anatomie demeure une étape incontournable de la formation médicale. Dans le discours des enseignants d’anatomie, la dissection est présentée comme la technique indispensable pour transformer un savoir théorique et abstrait en savoir pratique. Pourtant, depuis 50 ans, des études ont montré que le fait pour les étudiants de disséquer eux-mêmes n’est pas le plus efficace pour apprendre l’anatomie. Or, on continue à les y encourager.

 


Cette persistance montre bien que l’enjeu n’est pas ici uniquement pédagogique, du moins au sens habituel. Le travail sur lequel reposent les analyses objet de cet article comporte plus de 100 entretiens avec des internes et anciens, libéraux et hospitaliers, jeunes étudiants et grands patrons, débutants et retraités, menés aux quatre coins de France. Je suis retournée en travaux pratiques d’anatomie et en ai exploré les coulisses. Quelques entretiens à l’étranger m’ont fourni des points de comparaison.

Au moment d’assister à leur première dissection, les jeunes étudiants hésitent entre inquiétude et fanfaronnade, peur et excitation. Leur perplexité fait écho aux souvenirs ambivalents de leurs aînés que l’on peut résumer par cette formule lapidaire : “On n’y voit rien”. En même temps, tous se souviennent de ces séances et les associent à une “tradition”, une “coutume”, si nécessaires que ne pas s’y soumettre serait risquer de ne pas pouvoir devenir vraiment médecin : “J’avais envie de voir, parce qu’il faut aller voir”.

Ainsi, cette nécessité, confusément ressentie et qui rejoint les revendications des enseignants, retrouvée dès les origines de l’enseignement de l’anatomie au XIVe siècle à Bologne avec les mêmes paradoxes et évaluations contrastées, semble faire des dissections le cadre obligé d’une expérience spécifique, le lieu et le moment d’acquisition d’un savoir “autre”, qui “fait” le médecin. Au-delà de cette nécessité, la place accordée à l’enseignement pratique de l’anatomie varie selon les pays. En Italie, les dissections sont devenues facultatives. À Lund (Suède), elles ont été remplacées par des séances avec un logiciel qui dévoile l’intérieur du corps humain en trois dimensions. Aux États-Unis, à l’inverse, les étudiants doivent habituellement disséquer dès la première année, par groupes de 5 ou 6, pendant un semestre. À Toulouse, ces séances demeurent obligatoires et sont sanctionnées par un oral. Les étudiants, en revanche, ne sont plus tenus de tous disséquer, comme auparavant. Pour comprendre la nature du savoir qui s’acquiert dans les marges de l’enseignement institutionnel, ici et maintenant tout comme ailleurs et autrefois, suivons nos étudiants en salle d’anatomie.

 

Du cadavre à l’anatomie

Lors des premières dissections, chaque étudiant, qu’il dissèque ou pas, affronte une véritable épreuve, physique et psychique, qui apparaît inhérente à cet apprentissage : il faut dépasser l’offense faite aux sens, aujourd’hui comme hier. L’odeur est d’emblée soulignée par tous : inqualifiablemais dont la seule évocation suffit à restituer l’expérience dans toute sa singularité. Deuxième sens sollicité, la vue, tant à cause de la couleur des cadavres, que de leur aspect général. La nécessité de la confrontation avec ces cadavres si présents et si singuliers, conduit les étudiants à les soumettre à des “manipulations” ne se réduisant pas aux techniques de dissection, mais visant à transformer ces corps inquiétants car inqualifiables, en “anatomies” emblématiques du savoir à acquérir.

Intégrer un nouveau code de perception, un nouveau cadre d’expérience, va permettre aux étudiants de mettre à distance leurs émotions et de commencer ainsi la professionnalisation de leurs perceptions du corps et de lamort. En suivant toutefois pour cela des chemins bien peu académiques. Pour se préserver de l’odeur de “moisi” et de “décomposition” des cadavres et prendre de la distance, plusieurs stratégies : mouchoirs ou camarades parfumées, écharpes et cols roulés, encens, autrefois fumée du tabac. Le morcellement du corps est une technique de réification particulièrement sollicitée. Qu’il soit virtuel (se mettre derrière des camarades, utiliser des champs opératoires), théorique (se représenter des schémas) ou effectif (disséquer une zone). Pour autant, la substitution d’objets médicaux au corps vécu rencontre des résistances : certaines parties de la personne humaine sont moins facilement “anatomisables”, tels les visages ou les mains.

Ces diverses manipulations des cadavres afin de les transformer en “anatomies” ne constituent pas seulement l’apprentissage des premiers gestes techniques de l’ouverture du corps. En effet, suspendre l’humanité desêtres à manipuler fait surgir d’autres images, qui entraînent les étudiants bien loin de l’acquisition de compétences médicales. L’assimilation des cadavres à de la viande, notamment à travers les termes qui les désignent (barbaque, bidoche), permet de les réifier, les déshumaniser, à travers une animalisation qui en quelque sorte légitime la violence à leur égard, ou du moins semble l’excuser. Les références à une anthropophagie symbolique ne sont pas rares non plus, qu’il s’agisse de gestes, de commentaires ou de blagues.

 

Rognons

Ainsi cette scène observée à la fin d’une des premières dissections : au centre de leurs camarades, Paul et Manuel ne cessent de se disputer la prérogative de manier le scalpel et découper le corps. “Qui veut du foie ? Bon appétit. Viens voir le foie ! On dirait du foie gras…”, “Et des rognons ?” Soudain, Paul, pince à disséquer dans une main, s’empare, de l’autre, du bistouri de Manuel, et manipulant ces instruments tels de macabres couverts, se penche sur l’abdomen ouvert d’un air affamé. Ainsi, celui qui enfreint le tabou de l’ouverture du corps est comme conduit à violer celui de cannibalisme, une infamie entraînant l’autre, dans une surenchère valide aujourd’hui comme hier. Les effets de ces assimilations se lisent sur les étudiants eux-mêmes.

Ainsi les dégoûts alimentaires : “La première fois, j’ai pas pu manger de la daube pendant longtemps”. Près de cinq siècles plus tôt, à l’issue d’une semaine de dissection, un étudiant confessait qu’“il avoit ceste nuit resvé d’avoir mangié de la chair humaine, s’estoit esveillé et avoit rendu en grande quantité”. Nos protagonistes ne font donc que retrouver des sensations sans doute aussi vieilles que les dissections. Partout circulent des histoires de naïfs auxquels on fait manger des morceaux de corps dans la soupe. Dès les premières dissections, autour de la table, se dessine une organisation concentrique fondée sur une hiérarchisation des acteurs, qui permet à chacun de définir l’intensité de son engagement au sein de l’épreuve collective. 4 Au centre, celui qui en fait trop, paraissant transgresser une règle implicite ; derrière celle qui demeure en retrait et critique, tout en participant à l’expérience. Autour des cadavres, les filles se trouvent le plus souvent du côté des spectateurs passifs, alors que les garçons s’inscrivent davantage dans le défi, la preuve à fournir…

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Source :
www.egora.fr
Auteur : Emmanuelle Godeau