Sans aiguille creuse, on ne peut prélever le sang pour faire des examens, ni injecter des médicaments, ni perfuser, ni transfuser. On se sent bien démuni. Le dernier avatar de l’aiguille, la méthode de Seldinger, a révolutionné la radiologie et la cardiologie. L’histoire de la découverte de cet instrument incontournable est, comme on va le voir, un véritable roman qui mêle de grands médecins, de savants professeurs d’histoire et de très modestes archéologues amateurs. Les multiples rebondissements qu’elle a connus soulèvent des questions encore sans réponse.

 

L’aiguille pleine est très ancienne. Fabriquée en os ou en bois de renne elle avait déjà permis à l’homme de Neandertal de coudre ses vêtements en peaux de bête pour traverser les époques glaciaires. Son usage médical est amplement attesté dès le IIe millénaire av. J.-C. pour suturer les plaies. L’aiguille creuse évoque en premier lieu l’injection intraveineuse ou intramusculaire et bien sûr les prélèvements sanguins en vue d’analyses. Pour trouver son inventeur, la tentation est de se tourner vers les premiers infuseurs qui au XVIIe s. furent les initiateurs de l’injection intraveineuse. Cette erreur a été commise par plusieurs auteurs. Mais ce n’est pas la bonne voie. Il faut aller la chercher dans les eaux de la Saône.

 

Collyres

On a découvert par hasard dans son lit, en 1975, près du village de Montbellet (Saône-etLoire) un étui en bronze contenant 5 instruments. La découverte est due au groupe de recherches archéologiques de Tournus et le travail d’identification confié à Michel Feugère, Ernst Künzl et Ursula Weisseret, fut publié 10 ans plus tard. Le texte, écrit en allemand, a été traduit en français par un membre dudit groupe, professeur d’allemand au lycée de Tournus et se trouve dans le confidentiel Bulletin des amis des arts et des sciences de Tournus.

Ces aiguilles ont fait l’objet d’une exposition à Lons-le-Saunier et d’un catalogue bien documenté en 1994, puis elles ont gagné le musée Greuze de Tournus. Leur étude a été reprise dans des circuits moins confidentiels. Les instruments d’ophtalmologie antiques sont bien connus, car plusieurs trousses d’ophtalmologues ont été découvertes essentiellement en France, en Italie et en Allemagne : Reims, Lyon, Herculanum, Pompéi, Cologne, Bonn, etc. L’ophtalmologue parisien M.-A. Dollfus a écrit plusieurs articles à ce sujet. On a pu reconnaître les instruments et savoir leur usage, en recoupant les découvertes archéologiques avec les écrits de Celse dont tout le chapitre 7 du livre VII est consacré à l’ophtalmologie. On connaît ainsi la spatule, le bistouri, l’érigne, le compas, la fibule à forcipressure, les pinces à disséquer, les cautères, les aiguilles à cataracte pleines et les pains de collyre. En effet, les collyres se présentaient sous une forme bien caractéristique : des pains (collura en grec est un petit pain d’orge ovale qu’on donnait aux enfants) plus ou moins friables, faits de médicaments très divers qu’on écrasait sur des tablettes à broyer, et qu’on malaxait avec un liquide pour obtenir une pâte. On étalait celle-ci avec une spatule sur l’oeil.

 

Cataracte

Les balances qui servaient à peser les médicaments, les tablettes à broyer et les spatules ont été retrouvées et figurent dans diverses collections. Il était d’usage pour chaque ophtalmologue d’estampiller ses collyres à son nom avec des cachets en pierre (signacula oculariorum) que les fouilles ont mis au jour un peu partout en Europe, montrant que l’ophtalmologie était largement pratiquée dans le monde romain. Mais à Montbellet, il existe une particularité de taille : on a trouvé 2 aiguilles creuses dans un étui en bronze qui en contenait.

L’étude particulièrement soigneuse qui en a été faite (analyses physico-chimiques, examens aux rayons X, comparaisons minutieuses avec les instruments déjà connus) a fait dire aux auteurs que ces instruments sont des aiguilles à cataracte. Ils disent qu’au lieu de simplement abaisser le cristallin, comme on peut le faire avec un instrument plein, l’ophtalmologue de Montbellet aspirait le cristallin et faisait donc une intervention radicale, ce qui est un net progrès. Cette innovation survenait dans un contexte particulier : on connaissait mal, à l’époque, l’anatomie de l’oeil. Le cristallin était considéré comme l’élément essentiel de la vision, situé au centre du globe. Il n’était pas question de l’enlever sous peine de rendre le malade aveugle. La vieille théorie des humeurs (Celse et Galien) expliquait qu’une humeur peccante venant du cerveau ou des voies de la vision (les nerfs étaient considérés comme creux) s’était accumulée en avant ou en arrière du cristallin. Une fois qu’elle s’était solidifiée, on pouvait la luxer en dehors de l’axe pour permettre à la lumière de passer. Dans ce contexte, aspirer la cataracte ne faisait qu’enlever un fluide pathologique au lieu de le refouler avec un risque de récidive. C’est ce qu’ont permis les aiguilles creuses.

 

Jeu de piston

Feugère écrit qu’à l’examen des 2 aiguilles creuses, on voit que “le tube est formé par une bande repliée sur elle-même” terminée par une pointe affûtée et percée par un trou latéral. À l’intérieur, les rayons X ont mis en évidence la présence d’une sorte de mandrin qui va en s’effilant et qui est solidaire du manche. Si on saisit d’une main la gaine torsadée et de l’autre le manche, “on peut manoeuvrer [le mandrin] sans déplacer la pointe constituée par la gaine externe. Si celle-ci est placée dans un liquide, la dépression causée par le déplacement [du mandrin] crée un effet d’aspiration : c’est ce qui explique la présence de l’orifice latéral.” Si on examine avec soin le schéma détaillé , on s’aperçoit que seule la pointe lisse de l’aiguille permet ce jeu de piston dans un cylindre. En effet, la partie proximale, torsadée, est fendue sur tout son long et, arrivé à ce point, le mandrin n’aspire plus mais permet au liquide aspiré de se déverser au dehors.

La science grecque, notamment alexandrine, fut reprise dans la littérature médicale arabe et on peut noter que les praticiens aspiraient par la bouche, ce qui suppose une aiguille différente sans que les images soient bien claires. Le texte arabe le plus ancien en la matière, écrit vers l’an mille, est attribué au Cairote Ammar qui a revendiqué la paternité de l’aiguille creuse. Alors qu’Alcoati écrivait en 1195 à Tolède : “Certains auteurs ont dit qu’en Grèce, il y eut une aiguille creuse et que l’on s’en servait pour aspirer avec la bouche l’humeur aqueuse”, il faut comprendre que les médecins grecs aspiraient le cristallin, mais le témoignage est fragile.

En Occident, les progrès sont venus avec Kepler qui comprit le rôle du cristallin et de la rétine, puis de Brisseau qui démontra en 1705 que la cataracte était une opacification du cristallin lors d’une autopsie et de Daviel qui fut l’auteur de…

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Source : egora.fr
Auteur : M. D.