Avec sa trentaine de médecins généralistes et de spécialistes, tous en secteur 1 et pratiquant le tiers payant intégral, le centre de santé Richerand est tout à la fois une exception et un pilier de l’offre sanitaire de la capitale. Lourdement endetté, cet établissement coopératif a été placé en redressement judiciaire la semaine dernière. Un cas emblématique du modèle économique “extrêmement fragile” des centres de santé.

 

Le compte à rebours est lancé. Placé en redressement judiciaire jeudi 13 juin, le centre de santé Richerand, situé dans le 10e arrondissement de Paris, a désormais deux mois pour trouver un repreneur. Faute de quoi, l’établissement, qui accusait 760 000 euros de pertes à la fin de l’année 2023, fermera ses portes, laissant un grand vide dans l’offre de soins de la capitale.

Fondé en 1974 par les Activités sociales des industries électriques et gazières et repris par une coopérative (SCIC*) en 2019, le centre “réalise 54 000 consultations par an”, expose sa directrice médicale, la Dre Jeanne Villeneuve. “On a une file active de 20 000 patients, dont 10 000 en médecine générale.” Les 10 médecins généralistes salariés par le centre suivent près de 6 000 patients médecin traitant, un chiffre en forte augmentation depuis 2020 et dont ces “6 MG ETP de 35 heures” (incluant aussi du “temps non clinique”, avec les staffs hebdomadaires) n’ont pas à rougir, insiste-t-elle. IDE, infirmière Asalée, assistants médicaux, sages-femmes… “Grâce à la répartition des tâches entre les professionnels, on arrive quand même à suivre une grande proportion de patients, comparé à d’autres modes d’exercice”, lance Jeanne Villeneuve.

 

6 000 patients médecin traitant pour 6 ETP “de 35 heures”

Un petit exploit dans cet arrondissement “très mal doté en médecins généralistes”“Il y a 59 MG installés dans l’arrondissement aujourd’hui, dont 20 qui ont plus de 65 ans”, pointe la praticienne. Et de souligner : “On est quasiment les derniers à prendre encore des patients médecin traitant”, notamment dans le cadre du dispositif mis en place par l’Assurance maladie en lien avec la CPTS pour les patients ALD. Les “derniers”, aussi, à assurer des visites à domicile pour une cinquantaine de patients suivis au centre. Et les “seuls à intervenir encore dans l’Ehpad du 10e pour prendre en charge les résidents sans médecin traitant”, ajoute la généraliste.

Mais ce qui fait du centre une véritable exception dans le paysage sanitaire parisien, c’est son offre de médecine spécialisée : cardiologie, rhumatologie, gynécologie, dermatologie, ORL, ophtalmologie, médecine interne, infectiologie, chirurgie générale… Le tout “en secteur 1 et en tiers payant intégral”, insiste Jeanne Villeneuve.

 

Des “bobos” du canal Saint-Martin aux migrants

Car, à l’image du 10e arrondissement, territoire de forte mixité sociale, le centre Richerand prend en charge une patientèle très diverse. “On peut être aussi bien le médecin de famille des ‘bobos’ du canal Saint-Martin que des populations plus défavorisées du quartier ‘politique de la ville’ du Grand Belleville”, “une zone désertée en médecins”, souligne la généraliste.

Le centre prend également en charge les usagers de drogue adressés par les Caarud (centres d’accueil et d’accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues), les patients sous Prep* ou encore les jeunes migrants dirigés par les équipes hospitalières, avec qui de forts liens ont été tissés. “Notre projet de santé porte la valeur de la santé universelle”, résume Jeanne Villeneuve. Son crédo : favoriser l’accès aux soins des personnes vulnérables, “toujours dans une logique d’inscription dans un système de soins coordonné”. “L’idée est toujours de faire comprendre aux patients qu’ils pourront se faire suivre dans une structure bienveillante, qui pratique le tiers payant.”

Le centre de santé joue par ailleurs un rôle prépondérant dans la prise en charge des soins non programmés sur son territoire. “Tous les jours, on tourne pour assurer une consultation sans rendez-vous de 9 à 18 heures, en lien avec le Samu et le SAS. On récupère aussi les patients pas graves (‘tri 5’) des urgences de l’hôpital Saint-Louis et les usagers des Caarud qui ont besoin de soins somatiques.” Richerand est, enfin, en première ligne pour la gestion des crises sanitaires en ville : Covid, Monkeypox, prise en charge des réfugiés ukrainiens, des toxicomanes du square de la Villette…

 

Les réserves du Covid épuisées

C’est d’ailleurs grâce aux “revenus exceptionnels” tirés des activités de dépistage et de vaccination contre le Covid que ce centre de santé “au modèle économique extrêmement fragile” a pu “tenir” jusqu’ici. “Quand le centre a été repris par la coopérative, la convention de transfert des activités comprenait une subvention d’équilibre de la Caisse centrale des activités sociales des industries électriques et gazières, durant 3 ans – jusqu’en 2021. Ça nous a permis de lancer les activités, retrace Jeanne Villeneuve. A partir de 2022, on a commencé à avoir un revenu déficitaire, sans subvention… On a pu tenir grâce à la trésorerie constituée avec le Covid tout en sachant qu’elle ne serait pas éternelle.”

 

“Les 30 euros, ça ne nous mettra pas à l’équilibre”

Si le centre a pu toucher des aides financières “ponctuelles” de la Ville de Paris ou de l’ARS Ile-de-France et bénéficie d’un soutien sans faille de la mairie du 10e arrondissement, il ne touche aucune “subvention de fonctionnement”. “Nos confrères libéraux disent des centres de santé qu’on coûte un fric fou et qu’on est abreuvés de subventions mais c’est faux ! 80 % de notre financement est lié à l’acte, 20 % lié à l’accord national, qui est une sorte d’équivalent de la Rosp des libéraux. Mais on n’a pas d’autres subventions.” Or, “la coordination, la prévention, toutes les actions d'”aller vers” que l’on mène ne sont pas financées”, pointe Jeanne Villeneuve. “Et je vous le dis tout de suite, les 30 euros de consultation, ça ne nous mettra pas à l’équilibre…” La gestion n’est pas en cause, insiste la directrice médicale, fataliste : “C’est juste impossible de mettre des ronds dans des carrés.”

 

 

Comme de nombreux centres de santé, Richerand “pousse” le modèle du paiement à la capitation, qu’il expérimente depuis 2019 avec Peps 1 et bientôt Peps 2**. “On sait aujourd’hui que la rémunération au forfait de nos patients médecin traitant pour tous les actes de MG et d’infirmerie nous ramène 30 % en plus que si on facturait à l’acte mais on pense que ce n’est pas encore suffisant“, développe la directrice médicale. “II y a encore des choses à revoir dans le calcul des forfaits”, ajoute la généraliste, citant le cas des patients sous Prep qui, bien que considérés et rémunérés comme des patients jeunes en bonne santé, consultent “au minimum quatre fois par an” pour le renouvellement et la surveillance biologique de leur traitement, et “qui viennent nous voir en plus quand ils ont des problèmes de santé, des IST ou autres”. “On les voit 6-7 fois par an donc le modèle n’est pas adapté pour eux, on aurait presque intérêt à ne pas les déclarer en tant que patient médecin traitant… mais ce n’est pas notre philosophie. Car ces patients, ils vont aussi vieillir, souvent ils fument donc on doit vérifier les artères, dépister les cancers, tout ce qu’on fait en médecine générale.”

Arrivé “au bout” du système, le centre Richerand n’a eu de cesse de “tirer la sonnette d’alarme” auprès de ses différents partenaires publics, associatifs ou privés non lucratifs au cours des deux dernières années, avec dans l’idée de constituer “un groupement”. “Mais j’ai l’impression que tant qu’on n’était pas au pied du mur, rien ne se mettait en place. Mais là, on y est…”

 

“Pour nous, il n’y a pas de place pour la lucrativité dans les soins”

La coopérative et sa quarantaine de salariés (28 ETP***) cherchent désormais un repreneur qui soit prêt à poursuivre en l’état le projet médical. Autrement dit un partenaire prêt à “mettre des sous”… sans attendre de retour sur investissement. “Un repreneur privé lucratif, ce n’est pas ce qu’on cherche, résume Jeanne Villeneuve. Nous, on est complètement contre le modèle privé lucratif. Pour moi il n’y a pas de place pour la lucrativité dans les soins, quels qu’ils soient et notamment les soins primaires. Si on veut faire de la rentabilité dans les soins primaires, il faut forcément dégrader la qualité des soins. Nous, on ne veut pas voir les patients en 10 minutes, ça nous intéresse pas du tout d’exercer notre métier comme ça. Ou alors il faudrait payer nos médecins 2 000 euros, mais à ce tarif-là je ne trouverai plus personne à Paris.”

 

 

Les praticiens de Richerand sont rémunérés actuellement 41.15 euros brut de l’heure, pour un net mensuel de près de 4 900 euros, indique Jeanne Villeneuve. “Je n’ai aucune difficulté à recruter des généralistes, je refuse même des CV. C’est plus difficile de trouver des spécialistes en secteur 1, reconnaît la généraliste. Mais on y arrive, grâce aux liens ville-hôpital qu’on a mis en place. Une vacation de temps en temps, ça les intéresse.”

Une offre de reprise émanant d’un acteur privé non lucratif a d’ores et déjà été émise. “Mais c’est 2 000 m² de centre opthalmologique sur les 3 000 m² que comptent nos locaux. Ce n’est pas ça dont la population a besoin“, pointe Jeanne Villeneuve, qui déplore : “Aujourd’hui, c’est la technicité qui est financéeLe modèle économique des centres de santé qui prodiguent des soins de qualité n’existe pas.”

Pourtant, ce modèle est efficient, insiste la généraliste. “On hospitalise directement nos patients sans passer par les urgences, on améliore la santé de la population… Tout ça réduit in fine le coût général de la santé en France : moins de médicaments, moins d’examens… Mais il faudrait qu’on le démontre, qu’on fasse des études. Mais on ne sait pas comment financer du temps pour faire de la recherche. On est un peu dans une impasse…”

Au-delà de la coopérative Richerand, c’est tout le modèle des centres de santé qui est en danger.

 

* Prophylaxie pré-exposition au VIH.
** Paiement en équipe de professionnels de santé.
*** Dont 33 praticiens (15.34 ETP).

 

“Des décisions difficiles” : la Croix-Rouge française ferme ses six centres de santé franciliens

En raison d’un déficit cumulé de 48 millions d’euros fin 2023 et de “projections financières insoutenables à moyen terme”, la Croix-Rouge française “a été contrainte de réfléchir à la fermeture” de ses six centres situés à Paris et dans les Hauts-de-Seine. Des “décisions difficiles” mais “responsables”, souligne l’association à but non lucratif auprès d’Egora. La Croix-Rouge “se doit de présenter des comptes à l’équilibre pour servir efficacement les milliers de personnes qu’elle accompagne au quotidien et garantir l’emploi de plus de 17 000 salariés. Sa responsabilité d’employeur ne lui permet pas d’envisager de maintenir des activités dont l’équilibre budgétaire n’est pas assuré.”
Ce qui est loin d’être le cas, donc, pour les centres de santé, dont le modèle économique est “intrinsèquement déficitaire”, pointe la Croix-Rouge : “les tarifs du secteur 1 sont plafonnés ; les missions d’intérêt général sont insuffisamment financées ; la gestion du tiers payant engendre des coûts élevés”. La réduction en octobre 2023 de la part du remboursement des soins dentaires par l’assurance maladie obligatoire (de 70 % à 60 %) a mis en difficulté les centres de la Croix-Rouge, qui accueillent “un public en situation de vulnérabilité et parfois en grande précarité”, qui pour “la plupart” ne “disposent pas de mutuelle”.
Vendredi 14 juin, malgré ses “efforts”, la Croix-Rouge n’avait encore reçu “aucune offre de reprise d’institutions ou de collectivités souhaitant assurer la continuité de l’activité”, nous indique-t-elle. Un plan de sauvegarde de l’emploi est en cours de négociation, afin “d’accompagner au mieux et autant que possible l’ensemble” des collaborateurs : reclassement au sein de la Croix-Rouge, “recherche d’un emploi en externe” ou “projets de reconversion” “et ce, notamment pour les salariés les plus vulnérables”.

 

Source :
www.egora.fr
Auteur : Aveline Marques

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