Adaptation permanente, instabilité financière, isolement et invisibilisation : les généralistes remplaçants font face à de nombreuses difficultés au quotidien. Certaines impactent directement leur moral et leur bien-être. Mais peu d’études s’intéressent à ces effets. Alors que les 12e Rencontres nationales de ReAGJIR porteront ces 30 et 31 mai à Angers sur les thématiques du travail et de la santé, Egora – partenaire de cet événement – se penche sur celle des remplaçants.
“Avant, j’avais un tout autre profil. J’enchaînais les cabinets, j’allais découvrir différentes structures et organisations.” Cabinets “en solo”, de groupe, passage en Nouvelle-Calédonie et en structure hospitalière : la Dre Alizée Delarre est remplaçante depuis plus de cinq ans. “Je voulais être sûre de ce dont j’avais envie avant de m’installer”, raconte la praticienne de 32 ans. Comme elle, une très large majorité des jeunes généralistes privilégient ce mode d’exercice à la fin de leur internat. “C’est une phase de transition. On peut même considérer que cette période de remplacements fait partie de la formation continue”, estime le Dr Raphaël Dachicourt, président du Regroupement autonome des généralistes jeunes installés et remplaçants (ReAGJIR).
Santé psychique “précaire”
Mais ce passage quasi-obligatoire n’en reste pas moins éprouvant. “Ce n’est pas rien de sortir de l’internat et d’être lâché” sur des terrains que l’on ne connait pas, glisse Alizée Delarre. Une récente étude*, réalisée avec ReAGJIR et à laquelle ont répondu plus de 600 généralistes remplaçants, montre que, si l’état de santé global** de ces derniers est “plutôt bon”, leur santé psychique est “plus précaire”. 68 % d’entre eux affirment, en effet, souffrir d’asthénie, 59,8 % de troubles anxieux, 55 % de démotivation au travail, 22,9 % d’un sentiment d’échec et 15 % d’un syndrome dépressif.
L’enquête n’approfondit par ces chiffres, mais plusieurs raisons peuvent toutefois expliquer l’état de santé mentale des remplaçants. “Les difficultés qu’ils rencontrent sont, d’abord, les mêmes que celles des installés”, rappelle Raphaël Dachicourt, dont les 12e Rencontres nationales qui s’ouvrent ces 30 et 31 mai à Angers – dont Egora est partenaire – porteront sur la thématique “santé et travail”. “La pratique de la médecine et, en elle-même compliquée et anxiogène”, ajoute-t-il. Un constat partagé par la Dre Marie Bonneau, généraliste libérale de 36 ans : “On exerce un métier qui n’est pas facile intellectuellement. On travaille dans l’incertitude et on doit accompagner des patients dans des situations où ils ne vont pas bien.”
S’ajoutent à ces difficultés d’autres, inhérentes à l’exercice des remplaçants. Parmi elles : les efforts permanents pour s’adapter. Sur chaque nouveau terrain, qui peuvent rapidement se multiplier, “il faut de l’adaptabilité”, avance Marie Bonneau. “Comment j’entre dans le cabinet ? Comment j’utilise le trousseau de clefs ? Pourquoi l’ordinateur ne marche pas ? Comment fonctionne le secrétariat ?…”, prolonge celle qui a enchaîné les remplacements pendant près de six ans. Ces détails peuvent, au fil des expériences, devenir très pesants. “Ce n’est pas toujours évident”, acquiesce la Dre Mathilde Chouquet, remplaçante depuis fin 2018. Dans l’un des cabinets où elle exerce, “ça a pu être très pénible au début à cause d’un logiciel, car [elle] avait l’impression de ne pas savoir où chercher, peur de ne pas voir des informations importantes sur les patients ou de perdre du temps”, rembobine la vice-présidente de ReAGJIR, pointant un “stress” et une “charge mentale” supplémentaires.
“On n’arrive pas en terrain conquis”
En tant que remplaçant, “on est dépendant de l’outil de travail et des habitudes de l’installé”, confirme Raphaël Dachicourt. “Les patients sont aussi habitués au fonctionnement” de leur praticien et “peuvent parfois être méfiants” vis-à-vis de celui qui le remplace, assure-t-il. “On n’arrive pas en terrain conquis. Le crédit [accordé par les patients, NDLR] n’est pas facile à obtenir et à garder”, acquiesce Marie Bonneau. Désormais installée en Charente-Maritime, la généraliste a remplacé pendant trois ans de manière régulière dans un cabinet en milieu rural : “Les gens me connaissaient et, au bout d’un moment, la relation de soin s’est faite”. Mais ce lien est plus difficile à établir pour “ceux qui font du remplacement occasionnel, car dans le soin il y a forcément besoin de confiance”. Une situation qui peut être “très énergivore” pour les remplaçants, abonde Alizée Delarre : “On n’a pas la carte bonus du médecin traitant qui connait ses patients”.
Plus méfiants, ces derniers sont généralement moins nombreux à consulter lorsque leur praticien est absent. “C’est très aléatoire”, souligne Alizée Delarre. Si certaines semaines restent chargées, “il m’est arrivé d’en passer des entières où je ne voyais que cinq patients par jour”, confie-t-elle. Une autre difficulté pour les remplaçants peut être de trouver des contrats en période creuse. “Il y a [parfois] des périodes d’inactivité subies”, témoigne Marie Bonneau : “On a une franche disproportion des demandes de remplacement selon les semaines. Celles de vacances [scolaires] sont très demandées, là où les mois de janvier, juin ou septembre sont vides.” Il en découle une certaine instabilité financière pour les remplaçants, rémunérés par rétrocession d’honoraires, qui fait de cet exercice une pratique “peu sécurisante” et pèse sur le moral des praticiens.
Pour contrer cette instabilité, et éviter de laisser passer une opportunité, certains peuvent être tentés de multiplier les remplacements – sans pause ou presque. “On peut se mettre dans des situations où l’on accepte beaucoup de remplacements et on ne pense pas suffisamment à comment l’on se sent, surtout lorsque l’on sort de l’internat. C’est une période à risque sur la santé mentale notamment, car on ne connait pas trop ses limites. Je connais des remplaçants qui se sont un peu grillés au début et qui se sont retrouvés dans des situations d’épuisement”, détaille Mathilde Chouquet. Elle-même, lors de ses premières années de remplacement, se souvient ne pas avoir “osé” dire à ses collègues qu’elle avait besoin d’un jour de pause. “Il y a des vacances [durant lesquelles elle travaillait, NDLR] où j’ai fini épuisée”, souffle la généraliste, qui exerce à Rennes.
Cet épuisement peut s’ajouter à un sentiment d’isolement. “L’exercice de remplaçant est assez solitaire, note Marie Bonneau, également secrétaire générale adjointe de ReAGJIR. Par nature, le remplaçant se balade tout seul. Il ne voit pas [ou peu] les praticiens qu’il remplace. Il peut seulement voir leurs collègues”, s’ils exercent en groupe. Un isolement d’autant plus lourd que “le réseau de ressources” des remplaçants libéraux n’est pas encore “très bien installé”, poursuit la praticienne. Après l’internat, “il n’y a plus d’aide. On ne dépend plus d’aucune structure”, confirme, de son côté, Alizée Delarre : “Et l’on ne nous y a pas forcément préparé.”
Si ces spécificités peuvent directement impacter la santé mentale et le bien-être global des remplaçants, les travaux sur ce sujet se font rares en France. Au-delà de la récente étude* – réalisée avec ReAGJIR, aucune ne s’intéresse à la santé spécifique de ces praticiens, d’après Raphaël Dachicourt. “Quand on travaille sur la santé des soignants, les données utilisées sont généralement celles de l’Assurance maladie. Mais celle-ci n’ayant aucun contact avec les remplaçants avant leur installation”, puisqu’ils ne sont pas conventionnés, “ils passent entre les mailles du filet”, détaille le représentant syndical.
Il est en effet impossible de connaître la part de remplaçants bénéficiant d’arrêts de travail ou d’en savoir plus sur leurs éventuelles pathologies. Contactée, la Caisse nationale de l’Assurance maladie (Cnam) indique ne pas avoir de telles données. Tandis que la Caisse autonome de retraite des médecins de France (Carmf), elle, ne distingue pas les remplaçants de leurs consœurs et confrères installés. Selon l’organisme, 1,8 % des généralistes libéraux ont perçu des indemnités journalières en 2022, sans distinction entre les remplacés et ceux qui les remplacent.
Invisibilisation et la précarisation du statut de remplaçant
Il est, plus largement, impossible de connaître le nombre exact de généralistes remplaçants en France. Si l’Ordre des médecins dénombre 7 932 généralistes inscrits comme remplaçants (hors cumul emploi retraite) – dont 5 375 libéraux exclusifs – au 1er janvier 2024, ces chiffres varient selon les institutions. Cette absence générale de données renforce, pour le président de ReAGJIR, l’invisibilisation et la précarisation du statut de remplaçant. “La philosophie est de dire qu’un remplaçant est un médecin qui n’est pas installé et qu’il faut l’encourager à l’installation afin d’avoir un médecin traitant par patient”, affirme-t-il.
Alors que la nouvelle génération de généralistes entend mieux concilier vie professionnelle et personnelle, “on voit bien que l’on a besoin de remplaçants”, appuie Mathilde Chouquet. La praticienne rennaise prévoit de s’installer dans un cabinet de groupe d’ici fin 2024. Habituée aux remplacements fixes, la trentenaire alterne actuellement des contrats plus courts. “Après deux mois de remplacements à droite et à gauche, je me suis rendu compte que j’en avais marre, avoue-t-elle. J’ai hâte d’être toujours au même endroit, de connaître mon planning à l’avance et de ne plus avoir à chercher de remplacements. J’ai envie de me poser et de voir ce que deviennent mes patients.”
* Etude réalisée par la Dre Noémie Anton dans le cadre de sa thèse de médecine générale soutenue en novembre 2023. Le questionnaire rempli par les répondants a été rédigé en collaboration avec ReAGJIR.
** Selon l’OMS, “la santé est un état de complet bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité” (Constitution, 1948).
Source :
www.egora.fr
Auteur : Chloé Subileau
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