Et si la procréation médicalement assistée (PMA) était allée trop loin ? Dans son livre publié aux éditions Odile Jacob et intitulé La tyrannie de la reproduction, le Pr René Frydman s’interroge sur l’avenir de la reproduction et son absence de limite. Pour ce pionnier de la fécondation in vitro en France, il faudrait parfois dire stop.
Egora : Pionnier de la fécondation in vitro (FIV) en France, vous venez de publier La tyrannie de la reproduction. Pourquoi ce titre ?
Pr René Frydman : C’est venu de mes consultations avec des patients qui étaient beaucoup dans l’obsession de ce projet d’enfant, alors que tous les signaux étaient plutôt à l’orange ou au rouge. Ils étaient prêts à faire tout et n’importe quoi pour obtenir un enfant. Personne ne mettait un temps d’arrêt et de réflexion à leur projet pour savoir s’il fallait vraiment s’obsessionaliser, et éventuellement se détruire. Evidemment, ma patientèle était un peu particulière parce qu’elle venait me voir après des essais ici et là. J’étais un peu le dernier recours. Mes étudiants en médecine, qui étaient avec moi en consultation, me faisaient souvent remarquer : “C’est incroyable vous venez de conseiller à ce couple d’arrêter et ils ressortent avec le sourire.” De cette situation, un peu schématisée, j’avais le sentiment que dans cette poursuite sans fin il faut savoir marquer un temps d’arrêt. La rédaction de ce livre est partie de cela.
Puis je me suis aussi rendu compte que beaucoup de gens pensent que tout est possible et que la science a résolu beaucoup de choses. Les gens découvrent dans la presse people que telle actrice de 50 ans est enceinte, mais personne ne dit qu’il s’agit d’un don d’ovocyte… Ce buzz médiatique fait croire que tout est possible. En plus il y a aussi, dans le réel, des avancées médicales et scientifiques qui repoussent les limites. Ce qui m’a surtout intéressé a été de parler du futur comme l’utérus artificiel, la congélation de gamètes, le clonage… Tout cela rend ce désir d’enfant plausible alors que c’est souvent à coté de la plaque, parce qu’on a dépassé les limites du réel. Il y a également des limites éthiques qu’on ne peut pas nier. Il n’est pas possible de tout faire à tout prix dans n’importe quelles conditions.
Votre premier chapitre s’intitule “Vers une reproduction sans limites”. Qui doit poser les limites ? Est-ce le rôle des médecins ?
Le médecin peut poser des limites éthiques ou médicales. Il est capable de voir cette notion d’équilibre ou de déséquilibre, comme les patients qui se détruisent ou qui n’ont pas de possibilités biologiques. On n’est face à une médecine du désir qui est extrêmement complexe à gérer. Pour les patients cela doit être possible avec les avancées de la science. Il y a toujours une copine, une connaissance qui a réussi à avoir un enfant. Cela renforce ce côté sans limite.
Je pense que le médecin devrait garder sa position de conseil qui est délicate. Un médecin n’est pas un presse bouton. Il ne doit pas non plus s’interposer comme un grand manitou qui sait tout et qui dit ce qu’il faut faire. C’est fini la médecine comme ça. La difficulté est là. Il balance entre les deux. Son rôle est d’être le plus objectif possible, d’informer et de dire ce qu’il pense vis-à-vis de tel couple ou femme. Le médecin doit ainsi donner son analyse et dire ce qu’il pense, mais avec compassion. Il doit également avoir poussé les investigations sur le plan biologique [réserve ovarienne ou spermatique] mais aussi sur le plan moral. Beaucoup de gens ont des histoires abracadabrantes qui les ont marqués et si on ne les aborde pas, ils n’auront pas d’enfants.
La médecine de la reproduction repose parfois sur une envie tellement viscérale que la place du médecin est compliquée à trouver…
Oui, c’est exactement ça. C’est pour cela que c’est une belle médecine mais qui est difficile car elle s’adresse à la personne dans sa totalité, pas seulement dans un graphique du nombre de follicules de métabase de deuxième division. Cela fait jouer beaucoup de facteurs qu’ils soient biologiques, sociétaux, comportementaux, historiques, de filiation… C’est très complexe. Mais on a un peu tendance, parce que c’est une médecine du désir à dire : “Docteur j’ai envie de”, “je veux ça”, “je ne vous demande pas votre avis mais je vous demande de le faire“… Et cela n’est pas un cadre relationnel correct dans la médecine.
Dans le livre vous plaidez pour qu’il y ait des psychologues dans chaque unité de PMA… C’est une part très importante du processus ?
Oui, c’est une part importante. Il y a d’abord tous les phénomènes environnementaux comme l’anxiété, le stress, le surpoids, les drogues… Et il y a aussi quelque chose de profond. Des fois on en arrive à des situations exceptionnelles et rares, mais qui existent, comme des femmes qui avortent après une FIV. Le désir d’enfant est très complexe. Ça n’est pas en trente minutes de consultation que l’on peut percevoir toutes les aventures psychiques qui se jouent dans la tête des patientes.
Une approche plus holistique est parfois nécessaire, comme l’hypnose par exemple. Mais là encore, c’est compliqué car il ne faut pas tomber dans le charlatanisme. Si un grand manitou dit qu’il faut faire le tour de Notre-Dame à genoux, certaines femmes vont le faire, c’est le problème. Certaines sont prêtes à tout.
Vous dites dans le livre que le “désir n’est pas tout puissant” et qu’il “ne justifie pas tout”. Comment faire la part des choses entre les avancées scientifiques majeures qui vous ont notamment permis de faire cette première FIV française en 1982 et les dérives commerciales que vous évoquez dans le livre ?
La France est un peu particulière parce qu’elle a des règles de conduite qui sont établies et des lois qui encadrent, parfois trop d’ailleurs, cette pratique. Mais dans beaucoup d’endroits dans le monde, c’est totalement libre et même laissé au commercial.
On pourrait dire “oui le clonage c’est possible” pour une femme seule. Pourquoi ne pas prendre une cellule de sa peau pour la transformer en embryon ? Cela pourrait être plausible, mais on ne le fait pas. Pourquoi ? Parce que moralement c’est délétère d’avoir un enfant de soi et pas de deux personnes. Une autoreproduction, c’est une survalorisation du soi et de l’individu qui n’est pas satisfaisante pour l’enfant à naître. A chaque fois, on est entre “je peux le faire” ou “je pourrais le faire” et “quelles sont les conséquences sur le plan éthique et moral”. Cela a été le cas sur le clonage dont on ne reparle plus mais dont on a beaucoup parlé dans les années 1980 en faisant croire que des enfants étaient nés de cette manière.
Vous citez dans le livre l’exemple d’Ana Obregón, une actrice espagnole qui s’est fait inséminer par le sperme de son fils décédé. Cela se passe en Europe. Des médecins sont derrière ce genre de dérives…
Il y a plein d’histoires comme cela. Dans le cas d’Ana Obregón, il y a une confusion de la filiation avec le rôle de mère et de grand-mère. Je parle aussi dans le livre d'”Octomom”, cette femme qui avait déjà six enfants et qui s’est fait remettre huit embryons, qui en plus ont pris, ce qui est improbable. Comment un médecin peut accepter de mettre huit embryons ? “Parce qu’elle me l’a demandé.” Ça n’est pas le rôle du médecin. Ça n’est pas parce qu’une patiente le demande qu’il faut le faire. Ce médecin a été radié.
Les médecins sont-ils assez formés à dire non aux patients ?
Je ne sais pas. C’est pour cela que je tire la sonnette d’alarme sur cette médecine qui n’est pas une médecine vitale. La greffe d’utérus, dont j’ai été très investi sur le projet avec Jean-Marc Ayoubi, rentre aussi en ligne de compte. C’est à évaluer parce que c’est une chirurgie lourde et complexe. Ça n’est pas simple pour les médecins.
Aujourd’hui, la société a changé, le modèle n’est plus uniquement hétérosexuel. Les couples de femmes ont désormais accès à la fécondation in vitro. Pour les hommes, la seule solution c’est la gestation pour autrui (GPA) qui n’est pas légale en France et dont vous êtes très critique dans le livre. Que dire aux hommes en mal d’enfants qui réclament l’égalité ?
Je suis convaincu qu’il n’y a pas d’égalité en tout. C’est un leurre de croire cela. Les femmes sont ménopausées, les hommes ne le sont pas. Les femmes vivent plus longtemps. Faut-il raccourcir la durée de vie des femmes pour être à égalité avec les hommes ? Jusqu’à preuve du contraire, à part si on développe les utérus artificiels, ce sont les femmes qui portent les enfants. Il n’y a pas d’égalité. En revanche, s’il y a un désir d’égalité, il y a l’adoption. C’est possible, même si c’est difficile.
Il faut aller à contre-courant de penser que tout est possible. Une étude que je trouve très intéressante a suivi pendant huit ans, 6 000 personnes qui ont frappé à la porte du gynéco. Je le raconte dans le livre. 50 % vont avoir un enfant. C’est à peu près le chiffre qui revient un peu partout. 11 % ont une grossesse obtenue naturellement, 11 % ont réalisé une adoption et 25 % vont rester sans enfant. Les médecins que nous sommes n’aboutissent pas dans 25 % des cas. Ce n’est pas facile à dire parce que les médecins n’aiment pas l’échec mais c’est la stricte réalité. Au slogan “un enfant quand je veux si je veux”, moi je rajoute “si je peux”. C’est un peu pour cela que j’ai titré le livre “la tyrannie”, parce que de croire qu’il suffit d’y penser pour que ça marche et qu’on trouvera bien des solutions, ça n’est pas la réalité.
Dans les centres de PMA, les files d’attentes sont de plus en plus longues. Aviez-vous imaginé cela en 1982 ?
Non. Nous étions dans une autre situation. Il y avait surtout des salpingites. On n’en voit plus beaucoup aujourd’hui avec les précautions prises dans les rapports protégés. On n’avait pas de données épidémiologiques, mais je n’imaginais pas cela.
Vous déplorez que “la société surjoue la maternité”, avec des “injonctions à avoir un enfant” Qu’avez-vous pensé du discours d’Emmanuel Macron avec son désormais célèbre “réarmement démographique” ?
Il y a deux niveaux. Celui-là est politique. Un gouvernant, quel qu’il soit, ne peut pas faire abstraction du taux de fécondité, surtout s’il baisse. Il peut aussi réfléchir sur les modifications qui permettraient peut-être de donner une confiance dans la parentalité. 5 à 6 % de femmes ne veulent pas d’enfants alors qu’elles en ont les capacités, et ce chiffre est en augmentation. Dans d’autres pays comme le Canada ou la Belgique, la prise en charge de la parentalité est meilleure. Il y a encore trop d’opposition entre la vie de mère et la vie professionnelle. Il y a une reconnaissance de la maternité et de la parentalité qui est nécessaire et sur laquelle il faut avancer. Je ne sais pas si cela aura des conséquences sur la natalité mais ça ira dans le bon sens.
Ce que j’ai écrit dans ce livre concerne un niveau plus individuel. Dans les quatre ou cinq dernières années de la reproduction de l’horloge biologique, certaines sont poussées aux extrêmes et à l’acharnement. Il faut accepter que nous ayons une finitude et que nous ne sommes pas maîtres de tous les destins.
Comment voyez-vous l’avenir de la reproduction ?
Cela dépendra un peu de l’avenir des sociétés qui conserveront une certaine rigueur éthique ou tomberont dans le commercial à outrance. Si c’est la dernière option qui est prise, je suis un peu inquiet.
Je donne l’exemple dans le livre d’un groupe qui propose des greffes d’utérus dans tous les pays du monde. C’est incroyable, surtout quand on connaît la lourdeur de cette intervention. Et en plus on ne sait pas d’où viennent les utérus. S’il s’agit de prélever les utérus à des femmes qui vendent leurs organes, l’avenir est très compromis.
A l’inverse, est-ce que la règlementation française devrait être assouplie dans d’autres domaines de la PMA ?
Oui, sur le diagnostic préimplantatoire des aneuploïdies (DPI-A). C’est une bêtise de ne pas pouvoir l’utiliser, non pas dans tous les cas c’est très important de ne pas le systématiser, mais dans une population qui est témoin de fausses couches à répétitions, d’échec répétés ou qui est à un âge avancé. Dans ces situations, 60 % des embryons ne s’implanteront pas, donc c’est faire de la très mauvaise médecine que d’implanter des embryons sans savoir s’ils ont une chance, alors qu’on pourrait éviter un échec. Pour moi, ne pas avoir accepté le DPI-A est une violence faite aux femmes.
Source :
www.egora.fr
Auteur : Sandy Bonin
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