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EGORA – “On ne remplace pas comme ça un médecin de famille” : les galères d’une jeune généraliste pour succéder à une consœur

Succéder à une médecin de famille qui exerce depuis plus de 30 ans dans la même commune à son départ en retraite : voilà le défi de Julie, généraliste de 35 ans qui a décidé de poser ses valises dans sa région d’origine et de s’installer en libéral. Attachée à une passation “dans les règles de l’art” permettant aux patients de prendre leurs marques tout en montant en charge progressivement, la jeune praticienne qui a signé un contrat de collaboration pour deux ans avec la future retraitée a enchaîné les déconvenues qui l’ont placée dans le rouge financièrement. Elle raconte son histoire à Egora.

 

A première vue, l’installation de Julie* avait tout d’une installation idéale : après huit ans de remplacement, elle fait la rencontre d’une praticienne dont l’exercice lui “ressemble”. Cette dernière exerce proche de la commune de Charente-Maritime dont Julie est originaire et souhaite prendre sa retraite dans les années à venir. “J’ai d’abord commencé à la remplacer à Noël”, raconte la jeune généraliste de 35 ans. “Le contact a été bon pour elle comme pour moi. Elle m’a dit qu’elle comptait partir à la retraite à ses 65 ans. Quand j’ai commencé à formuler le souhait de revenir proche de ma famille, j’ai eu l’idée de lui en parler”, poursuit-elle.

Car si Julie est originaire de Nouvelle-Aquitaine, c’est en région Centre-Val de Loire qu’elle a effectué son internat et ses premiers remplacements. “J’ai travaillé à Bourges, Chartres, Orléans, Tours, Blois…”, précise la praticienne. “Une zone sous-dense, je sais ce que c’est, ironise-t-elle. En huit ans, j’ai vu la dégradation du système de soin en région Centre-Val de Loire, la perte de confiance de la population envers les hôpitaux locaux. On perd nos praticiens, on a des urgences de plus en plus débordées. Quand, jeune généraliste, on se retrouve avec une situation compliquée à gérer, qu’on sait qu’il faut envoyer aux urgences et que le patient répond ‘non je ne veux pas aller à telles urgences mais à celles-ci, ou encore ‘je ne veux pas aller là-bas, c’est là que ma mère est morte’… On vit des moments difficiles mais on s’accroche.”

La généraliste fait plus que s’accrocher : régulatrice au Samu, effectrice de permanence des soins ambulatoires (PDSa), remplaçante, active dans les centres de vaccination pendant le Covid… Julie s’investit corps et âme une fois ses études terminées. Après la crise sanitaire, elle pense à se rapprocher de sa famille. “Je les voyais un week-end sur quatre. J’avais envie de plus, mais cela impliquait de changer de réseau de soin”, se souvient-elle.

 

“On ne remplace pas comme ça un médecin de famille”

Julie trouve donc ce remplacement en cabinet de groupe à proximité de ses proches. “L’ambiance entre collègues était bonne, saine”, explique-t-elle. Intéressée par sa volonté de s’installer, la praticienne qu’elle remplace lui propose d’abord de faire des remplacements plus réguliers le temps qu’elle déménage et transfère son dossier au bon Conseil départemental de l’Ordre des médecins. Et puis, les deux généralistes conviennent ensemble de faire un contrat de collaboration à partir du mois d’avril 2022, en attendant son départ à la retraite définitif. L’idée de ce contrat est de permettre au jeune médecin de monter en charge progressivement quand le futur retraité, au contraire, baisse en charge au fur et à mesure. “Ça fait sens dans le cas d’un départ en retraite”, appuie Julie.

“Notre passation doit durer deux ans en tout, jusqu’à avril 2024. Ça nous laisse le temps de faire une transition pour la relation de soin, la relation de confiance, le transfert des dossiers… C’est apprécié de notre patientèle car je ne suis pas une médecin parachutée au départ à la retraite. C’est aussi plus confortable pour moi, je n’avais pas envie de créer une patientèle de novo. Ce n’est pas brusque, j’ai le temps de voir tous les patients en deux ans”, explique Julie. “On a calculé, elle s’est installée dans le village un mois avant ma naissance ! Alors, la transmission, c’est important. On ne remplace pas comme ça un médecin de famille comme on remplacerait une quille par une autre. On parle d’humain avant tout”, affirme-t-elle.

Les deux praticiennes font les choses “proprement”, selon Julie. “Je lui ai laissé le temps d’annoncer son départ. Nous avons ensuite mis une affiche dans la salle d’attente pour me présenter, pour informer les gens qu’il fallait qu’ils me rencontrent en consultation pour me déclarer médecin traitant car ce n’est pas parce que je lui succède que la bascule se fait automatiquement sur la carte vitale.”

Une transition en douceur qui convient à tous… “Mais le point noir dans tout ça, c’est la situation financière du jeune médecin les premières années d’installation”, soupire Julie.

 

 

Hors zonage

“En m’installant dans cette commune, je suis hors zonage des zones sous-denses et c’est bien une partie du problème, ajoute la jeune femme. Pourtant, je ne suis pas en centre-ville. Cette zone péri-urbaine a gagné énormément d’habitants depuis la fin du Covid donc on a de plus en plus de jeunes actifs qui cherchent à consulter.”

À cause du zonage de l’ARS, Julie n’a donc pu toucher aucune aide. “Je n’ai pas eu le droit au contrat de début d’exercice, même si je remplace un départ en retraite je ne touche rien des collectivités territoriales ou de l’Assurance maladie. La Caisse nationale d’Assurance maladie (Cnam), elle, dit qu’elle soutient les jeunes installés en majorant le forfait patientèle médecin traitant”, grimace-t-elle.

En s’installant sous le statut de médecin collaborateur, Julie est “sa propre entreprise”. “C’est comme un contrat de remplacement inversé. Je dois avoir mon propre appareil de carte bancaire, j’ai un compte professionnel, j’ai un comptable… bref, tous les outils d’une installée, que je suis. Je paie une redevance et reverse 20 % de mes actes à ma titulaire pour payer les locaux, les abonnements, l’électricité, etc, ce qui est normal. Mes revenus sont mes honoraires et les paiements forfaitaires de l’Assurance maladie, sauf que je les touche l’année qui suit mon installation” soit en mars 2023, explique-t-elle. “Pendant un an, j’ai dû faire avec mes honoraires. Et de toute façon… je ne pouvais pas compter sur le forfait patientèle médecin traitant.”

 

“J’ai touché 525 euros”

Du fait de son statut de collaboratrice, Julie doit en effet déclarer cet indicateur. Mais, étant tributaire de sa médecin titulaire qui n’est pas encore partie en retraite, elle n’a officiellement déclaré que 57 patients médecin traitant au 31 décembre 2022. “Par contre, j’avais 1 239 patients en file active. C’est le nombre de personnes que j’ai vu entre début avril et fin décembre, souffle-t-elle. Mais ça, la Cnam s’en fiche. Pour elle, je suis une feignasse qui ne prend pas en charge les patients puisque je n’en ai que 57 déclarés.”

Résultat : Julie touche 525 euros au titre du forfait patientèle médecin traitant, 226 euros de Rosp et 4,20 euros de Rosp enfant en mars 2023. “Et encore, je bénéficie de 30 % de majoration car je suis une jeune installée”, raille-t-elle. Des montants faibles, qui la mettent en difficulté financière.

“Je n’ai pas tout de suite compris que ça allait être compliqué, murmure-t-elle. D’abord, l’année passée, j’ai eu des revenus exceptionnels mais il faut dire que je bossais comme une malade. Je consultais, je faisais de la vaccination, j’étais régulatrice au Samu, je faisais de la PDSa. En gros, j’ai eu 30 000 euros de revenus en plus. Et donc… mon rattrapage fiscal est tombé en même temps que celui de la Carmf et de l’Urssaf, un mois après mon installation. Au total, j’ai payé plus de 35 000 euros de prélèvements obligatoires”, calcule-t-elle rapidement. A cela, s’ajoute un emprunt personnel conséquent qu’elle contracte lors de son déménagement pour l’achat d’une maison et qu’elle assume seule. “Tous mes fonds sont partis. Quand j’ai vu les prélèvements arriver, j’ai encore plus travaillé. Je n’ai pris aucun congé, j’ai augmenté mes jours de présence au cabinet. Je n’ai eu aucun répit.”

 

 

Mais ce n’est pas tout : en succédant à sa médecin titulaire, Julie va devoir racheter ses parts du cabinet, actuellement gérées par l’ensemble des médecins de l’établissement regroupés en SCI. “A son départ à la retraite l’an prochain, que va-t-il se passer pour moi ? Je deviens associée au cabinet, j’investis aussi dans la SCM pour pouvoir être la titulaire de mes contrats, acheter du matériel… Le problème, c’est que cette médecin a gagné au bingo générationnel. Elle n’avait pas anticipé que sa part s’évalue au niveau du prix de l’immobilier actuel. Par le passé, elle a investi 11 000 euros pour entrer dans la SCI, qui s’est enrichie. Aujourd’hui, les locaux – de 114 m2 – sont évalués à 350 000 euros. Elle possède un quart des parts, ce qui revient pour moi à lui racheter à plus de 80 000 euros hors frais de notaire”, développe Julie, la gorge serrée.

D’autant que les locaux du cabinet deviennent trop petits pour accueillir toute la patientèle des médecins… La mairie leur propose d’acheter une part de locaux supplémentaire de 65 m2 pour 160 000 euros. “La SCI est censée contracter un emprunt. Mais si j’en fais partie, je plombe le dossier pour tous mes associés, enchaîne la généraliste, les larmes aux yeux. Je doute qu’un banquier accepte de prêter alors que j’ai un emprunt personnel, un emprunt pour ma propre part de cabinet… ça fait beaucoup de loyers”.

“Il faut arrêter de dire que les généralistes sont des nantis. On manipule de gros chiffres car on a une entreprise, mais il faut bien que les patients aient en tête qu’à 25 euros l’acte, ce n’est pas 25 euros dans notre poche”, enrage-t-elle. “Heureusement, j’ai touché le forfait structure de 5 000 euros. C’est ce qui m’a sorti du rouge.”

 

Entraide

Julie alerte donc sa médecin titulaire, et toutes deux décident d’inciter plus de patients à la déclarer médecin traitant sans attendre le départ à la retraite. “Mais en même temps, ce que je déclare, c’est ce qu’elle ne déclarera pas et elle n’est pas tout à fait prête à partir”, avance-t-elle. “Je me retrouve à faire de la gestion administrative de patients, ça alourdit mes consultations. Je fais le point avec eux sur qui est leur médecin traitant déclaré, qui ils ont l’habitude de voir… Je n’ai pas le choix si je veux toucher des sous.”

A l’occasion des Rencontres nationales du Regroupement autonome des généralistes jeunes installés et remplaçants (ReAGJIR) à Colmar mi-juin, la jeune femme profite de la présence de Thomas Fatôme, directeur général de la Cnam, à une table ronde pour l’interpeller sur le sort des jeunes médecins dans son cas, qui sont installés mais dans une situation de grande précarité. “Vous avez discuté de la montée en charge entre elle et vous, peut-être qu’il y a matière à discuter du moment où vous allez prendre le relais”, lui a-t-il directement répondu. “Pour nous, l’inscription en tant que patient médecin traitant, c’est la reconnaissance de la prise en charge par le médecin d’une patientèle sur le territoire. Mais de l’autre côté, la file active aussi est importante”, a poursuivi le numéro 1 de la Cnam, face à une assemblée sceptique. “Je ne ferme pas la porte dans de prochaines discussions pour qu’on réfléchisse à des façons d’appréhender la montée en charge des patientèles des jeunes qui s’installent. Plus vite les jeunes médecins s’installent, plus vite ils trouvent leur équilibre, mieux nous nous portons”, a-t-il ensuite assuré.

Une réponse loin de satisfaire Julie. “En gros, je comprends que je dois mieux négocier avec ma titulaire. Alors, je dis quoi ? Je décrète que je dois avoir au moins la moitié de ses patients comme ça ? Ce n’est pas tenable !”, enrage-t-elle. “Nous, ça nous allait très bien cette passation. Ça évite de déplaquer au bout de six mois parce qu’on ne tient pas !” “Le problème avec le forfait médecin traitant, c’est que même si tu suis le patient et que tu fais tout le travail, si c’est un autre confrère qui est déclaré, ça tombe dans sa poche même si ça fait longtemps qu’il ne l’a pas vu”, regrette-t-elle encore.

 

 

“J’aurais du mal à dire que je suis confiante”

Aujourd’hui, Julie n’est pas encore à la tête de son cabinet qu’elle est déjà écœurée. “C’est compliqué. Si je devais recevoir des étudiants en stage comme le fait ma titulaire, j’aurais du mal à leur dire que je suis confiante. Je traverse une phase extrêmement compliquée. Je ne suis pas malheureuse, attention. Mais c’est lourd. Il y a d’énormes attentes, des injonctions importantes. On se donne à fond pour faire les choses du mieux possible et quand j’entends les députés dire qu’on doit en faire plus…”, dit Julie avant de s’arrêter, le souffle coupé et des sanglots dans la voix. “On est à bout ! Allez donner envie aux jeunes médecins de s’accrocher avec de tels discours, de telles propositions de loi et amendements”, s’agace la généraliste. “J’ai donné dans les zones sous-denses, je sais ce que c’est. Tous ceux qui disent qu’il faut donner plus dans les territoires me font rire… et si tu déplaques ensuite ? Les médecins ne restent pas dans les conditions actuelles, ce n’est bon pour personne”, lâche-t-elle.

Ce qu’elle souhaite aujourd’hui, c’est d’abord rendre la déclaration de médecin traitant automatique, “car les patients ne font pas toujours la démarche”. Elle plaide également pour ne pas évaluer les paiements forfaitaires sur la patientèle médecin traitant mais sur la file active les trois premières années d’installation. “Ça encourage les médecins à recevoir de la patientèle diversifiée, à faire de la PDSa”, justifie-t-elle. Pour elle, l’Assurance maladie a aussi le moyen d’évaluer l’investissement des médecins autrement que par le forfait patient médecin traitant. “Tenez, je suis investie dans l’association des médecins régulateurs, des médecins effecteurs. Ce n’est pas difficile pour la Cnam de voir à quel numéro Adeli c’est relié et de me faire un paiement forfaitaire en conséquence.” Et bien sûr, elle appelle à “revaloriser l’acte”.

En attendant, Julie se débrouille, déterminée à s’installer dans ce cabinet qu’elle a choisi. Une cinquième médecin devrait par exemple intégrer la SCI de façon à diminuer son emprunt de 30 000 euros. “Si tu es médecin, tu as l’aura et tu n’as pas le droit de te plaindre. Mais je me demande franchement : est-ce que ma situation donne envie ? Les députés m’ont découragée. On se défend pour éviter qu’ils fassent n’importe quoi et on passe pour des corporatistes”, regrette-t-elle enfin.

 

* Le prénom a été modifié.

 

 

Source :
www.egora.fr
Auteur : Marion Jort

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