Le code de déontologie impose d’assurer la continuité des soins « quelles que soient les circonstances ». Faut-il en déduire que l’installation dans les déserts médicaux relève d’une obligation éthique ? Deux médecins généralistes, le Pr Christophe Berkhout et le Dr Xavier Lemercier, prennent position.

 

« On devrait envisager d’abandonner le paiement à l’acte majoritaire pour la capitation majoritaire »

 

Le Pr Christophe Berkhout est médecin généraliste à la MSP du Kruysbellaert (Dunkerque) et professeur de médecine générale à l’université de Lille.

Egora-Le Panorama du médecin : Vous êtes médecin généraliste à Dunkerque. Considérez-vous que vous exercez dans un désert médical ?


© C. B.

Pr Christophe Berkhout : J’exerce dans l’ouest de l’agglomération dunkerquoise, qui est la partie ouvrière et défavorisée de la ville. Pour vous donner un ordre de grandeur, il y a environ 18 médecins pour 10 000 habitants dans les zones périurbaines et chics de Lille, 11 dans les quartiers défavorisés de Lille, 8 dans les beaux quartiers de Dunkerque, 4 médecins pour 10 000 habitants là où je suis, et il y a certaines zones de l’agglomération où l’on arrive à 0… Mais je ne parlerais pas de désert médical pour autant.

Pourquoi ?

Le phénomène qui me paraît le plus marquant est une forme de fuite des cerveaux. Dans les quartiers défavorisés, les gens qui font des études et tirent leur épingle du jeu ne restent pas sur place. Cela vaut pour tous les cerveaux, pas seulement pour les médecins. Il ne faut donc pas voir les choses par le petit bout de la lorgnette : cette tendance à se regrouper dans les grands centres urbains, où l’on trouve les activités tertiaires et quaternaires, où se trouvent les niches pour créer de nouvelles entreprises, etc., n’est pas spécifique aux professionnels de santé, qui se contentent de suivre le mouvement. Reste que le résultat est là : les zones les plus défavorisées sont à la fois celles où la population a la plus mauvaise santé et la plus mauvaise espérance de vie, où les phénomènes de vieillissement sont les plus palpables… et où l’on trouve le moins de médecins. On a donc la double peine.

Pensez-vous que refuser cette fuite des cerveaux constitue un devoir éthique pour le médecin ?

Je pense que les médecins sont formés pour soigner les populations pour qu’elles restent en bonne santé dans un premier temps, et pour rétablir leur santé dans un deuxième temps. C’est une formation payée par la collectivité. Je sais que les internes considèrent qu’ils sont exploités et qu’ils paient leurs études par leur implication dans les hôpitaux. Mais en tant qu’universitaire et maître de stage, je suis bien placé pour savoir que le rendement d’un interne n’est pas le même que celui d’un médecin formé, sans compter la nécessité d’une supervision. Nous avons donc des Français qui, par leurs impôts, paient neuf et bientôt dix ans d’études à des généralistes, assurent ensuite leurs revenus via leurs cotisations sociales. Le fait qu’une bonne partie d’entre eux aient de grandes difficultés pour accéder aux soins me pose un vrai problème éthique.

Il y a bien sûr les contrats d’engagement de service public (CESP), dont les études sont encore davantage prises en charge par l’État en échange de l’engagement de s’installer dans une zone où l’on a besoin d’eux. Mais je ne vois pas pourquoi certains étudiants – qui sont en général les moins fortunés – devraient aller dans ces zones, et pas les autres.

 

 

Cette nécessité de s’installer en zone sous-dense est-elle, selon vous, un devoir imposé par le code de déontologie médicale ou une question d’éthique personnelle ?

C’est avant tout une question d’éthique personnelle. Il s’agit de se dire que nous avons été formés pour soigner des populations qui ont besoin de nous, et que nous devons aller là où sont ces populations. On retrouve d’ailleurs souvent dans les quartiers défavorisés des jeunes qui partent aussi en mission dans les pays en développement, et qui ont un certain sens de la vocation médicale. Pour beaucoup d’autres jeunes, ce n’est pas une vocation mais un métier : ce sont des professionnels compétents, qui font bien, voire très bien leur travail, mais qui donnent la priorité à leur projet de vie personnelle.

Si la solution à ce problème ne passe pas par l’éthique, par quoi passe-t-elle ?

C’est une question de décision politique. Et la première d’entre elles, à mon sens, c’est une décision dont personne ne parle. Durant la campagne présidentielle que nous venons de vivre, la seule proposition audible sur le sujet a été celle d’une obligation d’installation… qui ne tient pas vraiment la route. On devrait plutôt s’intéresser à la possibilité d’abandonner le paiement à l’acte majoritaire, pour passer à la capitation majoritaire. Cette question de la capitation a disparu du paysage politique, alors qu’il s’agit d’une mesure incitative plus puissante que bien des choses que l’on pourrait imaginer.

En quoi la capitation permettrait-elle de s’attaquer à la question des déserts médicaux ?

Si par exemple vous exercez en Lozère, que vous êtes le seul médecin à 50 km à la ronde, dans une zone peu peuplée, vous allez passer votre temps sur les routes sans pour autant obtenir un revenu satisfaisant. Si on vous assure un revenu d’environ 300 euros par patient suivi et par an, l’effet incitatif sera bien meilleur.

Ce forfait peut être modulé, par exemple à 250 euros dans une zone périphérique urbaine comme l’ouest de Dunkerque : vous aurez alors beaucoup de patients, vous travaillerez beaucoup mais vous gagnerez très bien votre vie. Et si, en revanche, vous vous installez dans une zone urbaine favorisée, où la population est plus jeune car les cerveaux y sont attirés, le montant de la capitation peut être ramené à 150 euros, par exemple.

Pensez-vous que la capitation pourrait se frayer un chemin dans les politiques de santé dans les prochaines années ?

Je ne sais pas, car la capitation est un sujet que connaissent beaucoup de médecins de ma génération, mais dont beaucoup de jeunes n’ont jamais entendu parler. Les médias n’en parlent plus, alors que dans les pays où elle est majoritaire, comme les Pays-Bas par exemple, cela marche très bien. Et la France dispose des données statistiques qui permettraient de mettre en oeuvre un tel système aisément.

Cela signifie-t-il que l’on ne peut pas compter sur le sens éthique des médecins pour résoudre la question des déserts médicaux ?

Il s’agit d’une question bien plus large que celle de l’éthique médicale : l’enjeu est d’augmenter l’attractivité de certains territoires par rapport à d’autres, cela relève donc d’une politique d’aménagement du territoire. Il faut trouver des solutions pour les médecins, mais aussi pour d’autres professions, de sorte que les personnes aient envie de repeupler leur région d’origine. Quand on parle de ce sujet avec des internes, ils répondent toujours que leur conjoint et leurs amis sont dans les grands centres urbains.

 

« Se sacrifier au nom de la déontologie et de l’éthique, c’est l’un des meilleurs moyens d’user les soignants »

 

Le Dr Xavier Lemercier est médecin généraliste au pôle de santé Madeleine-Brès à Vouneuil-sur-Vienne (Vienne) et fondateur de la CPTS du Pays Châtelleraudais.

Egora-Le Panorama du médecin : Vous avez rejoint le pôle de santé Madeleine-Brès à Vouneuil-sur-Vienne en 2010. Estimez-vous que vous exercez dans un désert médical ?


© X. L.

Dr Xavier Lemercier : Il n’y a pas si longtemps, j’aurais répondu non sans hésiter. Je suis installé dans un village de 2 000 habitants situé entre Poitiers et Châtellerault. C’est une zone que l’on peut qualifier de semi-rurale mais qui n’est pas – d’un point de vue administratif en tout cas – un désert médical. Elle aurait pu l’être : quand je suis arrivé à Vouneuil-sur-Vienne en 2010, trois des quatre médecins de ce qui était alors un cabinet de groupe devaient partir à la retraite à brève échéance… Depuis, ils ont tous été remplacés, et nous sommes même aujourd’hui cinq médecins généralistes, ce qui montre la dynamique collective créée par notre projet de maison de santé pluriprofessionnelle. Cela étant dit, nous sentons, depuis septembre 2021 environ, une forte vague de départs en retraite chez les médecins du territoire, et nous voyons beaucoup de gens qui cherchent un médecin traitant. La situation pourrait donc bien vite changer.

Pensez-vous que, face à ces tensions, l’installation en zone tendue relève d’un devoir éthique pour les médecins ?

Non. Je reconnais que le médecin a un certain nombre de devoirs éthiques et déontologiques, et j’ai moi-même du mal à dire non à ces patients qui cherchent un nouveau médecin traitant. Je les préviens qu’il y a beaucoup de monde, qu’il peut être compliqué d’obtenir un rendez-vous, mais je les prends. Cependant, de là à considérer que venir s’installer dans un désert médical est quelque chose d’éthique, il y a un pas que je ne franchirai pas.

Certains pensent toutefois qu’aller là où les patients ne trouvent pas de soignant fait partie de leur vocation en tant que professionnel de santé…

Je pense justement que cette notion de vocation a quelque chose de problématique. Se sacrifier au nom de la déontologie et de l’éthique, c’est à mon sens l’un des meilleurs moyens d’user les soignants par une charge mentale et une pression sociale trop importantes, et de les conduire au burn out.

Pourtant, vous avez, vous-même, choisi de ne pas exercer à Poitiers, où vous habitez, mais à 30 km de là, dans une zone bien moins pourvue en médecins…

Oui, j’aurais pu faire un choix différent. Mais si j’ai décidé d’aller à Vouneuil-sur-Vienne, ce n’est pas parce que je me suis dit qu’éthiquement, il fallait que je le fasse pour que l’endroit ne devienne pas un désert médical. Ma démarche était plutôt de me demander comment je voulais me projeter, comment je voulais exercer, et dans quelles conditions j’étais prêt à faire ces 30 km. Je ne suis pas là pour me sacrifier. Si cela avait été mon raisonnement, je ne sais pas si j’aurais été encore là plus de dix ans après. Ce qui ne veut pas dire que je suis du genre à dire aux gens, quand il est 18 h, que c’est fermé et qu’ils doivent se débrouiller ! Je me rends au contraire assez disponible, mais je le fais dans la mesure de mes moyens.

 

 

Comprenez-vous les attentes d’une partie de la population qui estime que, par dévouement, les soignants devraient s’installer là où on a le plus besoin d’eux ?

Oui, parce que la culture de la relation entre les soignants et les patients, la manière même dont le système de santé est construit, tout est fait pour entretenir ces attentes. Le généraliste a un rôle extrêmement important sur le territoire, mais je pense qu’il faudrait changer le paradigme en raisonnant en équipe. On a des médecins traitants, mais on n’a pour l’instant pas d’infirmière traitante, par exemple. Or les gens doivent comprendre que ce qui permet de les soigner dans de bonnes conditions, ce n’est pas un médecin traitant mais une équipe traitante. C’est cela qui aurait du sens, mais pour l’instant, le paradigme n’est pas encore celui-là, et tout le monde – Sécurité sociale comprise – dit qu’il faut un médecin traitant.

Si la population ne peut pas compter sur l’éthique personnelle et la vocation des praticiens, que peut-on faire face au problème des déserts médicaux ?

On peut compter sur l’éthique personnelle et la vocation, mais c’est dangereux si on ne s’en tient qu’à cela. Ce qui rendra les choses plus pérennes, ce seront les conditions d’exercice : a-t-on les outils, la dynamique d’équipe qui nous conviennent ? Ce sont cette dynamique et ces outils que j’ai trouvés à 30 km de chez moi. Et j’y serais allé si cela avait été à 15 km ou à 40.

Estimez-vous que les pouvoirs publics favorisent actuellement la création de conditions d’exercice favorables à l’installation de professionnels dans les zones sous-denses ?

Oui et non. Nous avons désormais des outils permettant d’inscrire nos MSP dans un territoire, avec une réflexion qui en fait l’unité de base du soin. On a la possibilité de ne plus raisonner en termes de professionnel de santé isolé. Les pouvoirs publics nous soutiennent dans cette direction, et c’est positif. Mais pour arriver là, il faut se lancer dans un certain nombre de démarches pas forcément extrêmement lisibles pour des professionnels, qui ne sont pas tous aguerris à la construction de projet. Monter une MSP, ce n’est pas uniquement monter des murs. Or, nous ne sommes pas tous acculturés à cet exercice de coordination, de leadership… Des financements existent, mais nous n’avons pas toujours les moyens de nous atteler à cette tâche sereinement. On peut aussi noter un autre frein, qui réside dans l’attitude d’un certain nombre de collectivités locales qui ont toujours un raisonnement quelque peu électoraliste, et qui considèrent encore qu’il faut un médecin dans chaque village.

Si l’installation en zone sous-dense ne relève pas d’un devoir éthique pour le professionnel de santé pris individuellement, constitue-t-elle une responsabilité des soignants pris dans leur ensemble ?

Oui, je pense qu’on peut voir les choses comme cela. Nos professions doivent s’organiser collectivement pour couvrir le territoire, pour le structurer. Mais je n’enlèverais pas totalement la notion de responsabilité individuelle. Pour que la responsabilité collective ait un sens, il faut que les professionnels soient capables de s’organiser pour proposer des conditions d’exercice permettant d’accueillir les autres. Il faut donc sortir d’une approche considérant les soignants de ville comme des gens qui font ce qu’ils veulent parce qu’ils sont libéraux. Nous devons nous considérer comme un collectif d’individus qui réfléchissent ensemble à la manière de remplir le rôle social qui est attendu d’eux.

 

Source :
www.egora.fr
Auteur : Adrien Renaud

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