Le constat est unanime : confrontés à un grand nombre d’absences et de postes vacants, en particulier chez les infirmières, les établissements hospitaliers sont contraints de fermer des lits, voire des services entiers. Les causes de cette hémorragie de blouses blanches sont en revanche mal cernées, et le devenir de ces soignantes reste méconnu. Eléments de réponses.
L’alerte a été donnée début octobre par le Dr Julie Cosserat, spécialiste en médecine interne à l’Institut mutualiste Montsouris (Paris). “Il existe actuellement un déficit majeur d’infirmiers-infirmières dans un grand nombre d’établissements, en région parisienne, dans certaines grandes villes, s’inquiète-t-elle dans un message partagé par le Pr André Grimaldi à sa mailing list, qui rassemble plusieurs centaines d’hospitaliers. Le sous-effectif a conduit à des fermetures de lits dans de nombreux hôpitaux. Nous sommes pour notre part contraints à fermer 30% des capacités d’accueil de l’hôpital, notre service est réduit de moitié”, souligne la praticienne, avant de poser LA question : “Où sont passés ces infirmières et infirmiers, aboutissant à une situation jamais connue ?”
Plus de 3900 postes vacants en Ile-de-France
Depuis, ce constat a été objectivé par des chiffres. Le 20 octobre, la FHF dévoilait une enquête menée cet été auprès de 250 établissements employant 180.000 agents, montrant un taux d’absentéisme de l’ordre de 10%. Un chiffre plus élevé qu’en 2019 (8,5%) traduisant l’épuisement des soignants face au Covid. En outre, dans les CHU, 2% des postes d’infirmières étaient vacants, contre 5% dans les CH. Et ce, malgré des recrutements massifs opérés à la sortie des Ifsi en juillet et août. Ces deux derniers mois, la situation semble s’être encore dégradée dans certaines régions, comme en Ile-de-France. Le 20 octobre, pas moins de 2680 postes d’IDE étaient non pourvus dans les établissements publics franciliens, indique l’ARS à Egora ; 1265 postes étaient vacants dans le secteur privé.
“Il n’y a pas forcément plus de postes vacants, relativise la FHF, mais ils le restent plus longtemps. Il faut un mois à six semaines pour recruter.” La profession infirmière serait par ailleurs sujette à un fort turn over. “Nous avons recruté une centaine d’infirmières cet été, relève Thierry Brugeat, coordonnateur général des soins au CHU de Reims. Quinze nous ont déjà fait part de leur souhait de partir.” En cause : des “projets de vie” qui évoluent (mutation du conjoint, par exemple), un recrutement dans un autre établissement, mais aussi les “conditions d’exercice, avec une charge de travail importante”, reconnaît-il. “Nous avons un travail de fidélisation à faire.” La mise en œuvre de l’obligation vaccinale, en revanche, n’aurait que peu d’impact sur ce phénomène. A l’AP-HP, par exemple, une “centaine” d’infirmières, seulement, étaient suspendues au 15 octobre, a indiqué le Pr Rémi Salomon, président de la commission médicale d’établissement, au Parisien, sur un total de plus de 18000 IDE et infirmières spécialisées.
Ces absences et vacances de postes génèrent une forte “désorganisation des services”, souligne la FHF, contraignant les établissements à fermer des lits, voire de services entiers. D’après une enquête de la fédération menée auprès de 330 établissements hospitaliers publics, dont les résultats ont été dévoilés dimanche 7 novembre, 6% des lits étaient fermés, en moyenne, en septembre et en octobre faute d’infirmières et d’aides-soignantes (70% des cas) et/ou de médecins (60% des cas). Un phénomène “réel” mais qui n’est pas nouveau, a souligné Frédéric Valletoux, président de la FHF, sur Public Sénat le 3 novembre. Avant la crise, rappelle-t-il, 30% des postes de praticiens hospitaliers étaient déjà vacants. Deux ans et quatre vagues de Covid plus tard, “le phénomène a pris des proportions beaucoup plus importantes”, alerte-t-il. Notamment chez les infirmières.
Des stages repoussoirs
Pourtant, l’intérêt pour le métier ne faiblit pas. Cette année encore, la formation en soins infirmiers, accessible sans concours depuis 2019, était la plus demandée sur Parcours sup. A leur sortie d’Ifsi, toutefois, les jeunes diplômées auraient tendance à différer leur entrée à l’hôpital, voire à s’en détourner complètement. Si la réanimation et les urgences ont toujours le vent en poupe, “l’hôpital est de moins en moins attractif”, confirme Mathilde Padilla, présidente de la Fédération nationale des étudiants en soins infirmiers (Fnesi), évoquant “la précarisation” de l’emploi avec des contrats courts et une “stagiarisation longue”. Les stages, censés servir de “vitrine”, font parfois office de repoussoir si l’établissement est mal équipé et l’étudiant mal accueilli. Mal encadrés, voire “maltraités”, en stage par un personnel en sous-effectif et à bout de souffle, les étudiants seraient peu enclins à remettre les pieds à l’hôpital une fois leur diplôme en poche. “Améliorer l’accueil des étudiants en stage résoudrait en grande partie ce problème d’attractivité”, estime la représentante des étudiants.
Plutôt que prendre un poste hospitalier, certains jeunes diplômés se tournent donc plus volontiers vers l’intérim, financièrement plus intéressant et qui permet de garder la main sur son planning, ou vers la HAD, un exercice alliant les avantages de l’hôpital et ceux du domicile. Ils peuvent également opter pour la possibilité qui leur est désormais offerte de poursuivre leur cursus universitaire en se lançant dans un master d’infirmier en pratique avancée (IPA) ou bien de se spécialiser, en intégrant une école d’infirmier de bloc opératoire (Ibode) ou d’infirmière puéricultrice. “Il y a un réel engouement pour le libéral”, ajoute Mathilde Padilla, “même s’ils ne peuvent pas s’installer avant d’avoir exercé deux ans”.
Diplôme Covid
Encore faut-il que les étudiants parviennent jusqu’au diplôme. Au cours des quatre dernières années, plus de 1000 ESI auraient abandonné leur formation, a révélé Olivier Véran. Conséquences d’un désenchantement de la profession, souvent “idéalisée”, ou de conditions de formation dégradées ? Un peu des deux, nous répond la Fnesi. Et la crise du Covid n’a fait qu’empirer les choses. “Le Covid a eu un double effet chez les étudiants, analyse la présidente de la fédération. Pour certains, il a renforcé l’envie d’exercer. Pour d’autres, il y a eu une perte de confiance dans le système de santé français et dans l’hôpital.” 80% des étudiants ont été mobilisés, rappelle-t-elle : “les première année ont été amenés à faire de la garde d’enfants, les deuxièmes années ont pris des postes d’aide-soignant et les troisièmes années des postes de faisant fonction d’infirmier avec de lourdes responsabilités.” Nombreux sont ceux qui, privés de cours en présentiel et de formation exhaustive en stage, ont l’impression de ne pas “avoir eu les mêmes chances” que les précédentes promos, souligne Mathilde Padilla. La Fnesi serait d’ailleurs sollicitée par des étudiants qui, ne se sentant pas prêts à exercer, souhaitent réclamer un redoublement.
Peinant à attirer les nouveaux diplômés, l’hôpital ferait également face à une vague de départs. Mais combien ? Et où ? “Je ne sais pas, personne ne sait. C’est une réalité. J’en suis bien embêté mais je suis incapable de dire à ce jour où sont passées les infirmières”, nous répond le président de l’Ordre des infirmiers, Patrick Chamboredon. Contrairement à l’Ordre des médecins, l’instance ne dispose en effet pas d’une vision complète sur la démographie infirmière. Premièrement, parce que seules 440 000 des quelque 764 000 IDE sont inscrites à cet Ordre, créé en 2006. Deuxièmement, parce que la profession vient seulement d’intégrer le répertoire partagé des professions de santé (RPPS), faisant de l’Ordre “le guichet unique” de leurs démarches, en lieu et place des ARS.
La tentation de la reconversion
S’il ne dispose pas de chiffres consolidés et complets sur le phénomène, l’Ordre constate néanmoins qu’un grand nombre d’infirmières font part de leur intention de cesser d’exercer, du moins temporairement – “Il n’y a pas de désinscription massive”, tempère Patrick Chamboredon. Outre un attrait certain pour l’exercice libéral, limité par l’impossibilité de s’installer dans les zones surdotées, le président de l’Ordre évoque des reprises d’études, des mises en disponibilité de l’hôpital… et des reconversions. “Le quotidien d’une infirmière, c’est la mort, la souffrance. Avec les moyens qu’on a pour panser les maux, qui ne sont pas que physiques… Il n’y a pas de salut”, déplore-t-il.
Les augmentations salariales entérinées par le Ségur (183 euros net mensuels pour tous fin 2020, puis une revalorisation des grilles indiciaires à compter d’octobre 2021) ne font pas tout. “La question de la rémunération a été traitée par le Ségur et les soignants continuent à s’en aller : c’est que le problème est plus profond. C’est courageux d’avoir mis autant d’argent sur la table, mais il y a d’autres leviers à activer”, souligne le président de l’Ordre. Augmenter les effectifs en instaurant un ratio soignant/soignés dans les différents services, comme le réclament les syndicats ? Une solution difficile à mettre en œuvre à court ou moyen terme, étant donné les difficultés de recrutement. “Et si un jour on n’a pas le ratio, qu’est-ce qu’on fait ? On renvoie les patients ?”, souligne Patrick Chamboredon. Définir des ratios nécessite par ailleurs de quantifier le soin infirmier, loin de se limiter à des actes techniques, ajoute-t-il.
“Il faut donner plus d’autonomie aux infirmières”
“Ce que nous voulons, insiste le président de l’Ordre, c’est une revalorisation globale de la profession, une reconnaissance de nos compétences. Il faut donner plus d’autonomie à l’infirmière sur la prise en charge des plaies ou de la douleur, par exemple. Le décret d’actes n’a pas évolué depuis 19 ans, malgré l’universitarisation, malgré le vieillissement de la population et l’augmentation des besoins.” Si l’infirmière en pratique avancée représente une conquête indéniable, bien que la France soit en retard en la matière, la profession se heurte encore à “un plafond de verre” selon les mots de Patrick Chamboredon. Alors que le projet de loi de financement de la Sécurité sociale pour 2022, en cours d’examen au Sénat, prévoit d’octroyer à l’IPA le droit de réaliser “certaines prescriptions soumises à prescription médicale” et que plusieurs amendements visent à accorder davantage d’autonomie aux différents corps de la profession, 30 organisations infirmières ont diffusé ce lundi 8 novembre un communiqué appelant les parlementaires à soutenir ces évolutions face au “corporatisme médical”.
Source :
www.egora.fr
Auteur : Aveline Marques
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