Coordonnateur départemental des centres de vaccination de la Mayenne, le Dr Luc Duquesnel pousse un cri d’alarme. Alors que les libéraux se démènent au quotidien pour vacciner un maximum de Français, ils sont “embolisés” par de nombreux problèmes administratifs et par les dysfonctionnements des plateformes de rendez-vous. Dans de nombreux départements, ARS et préfets, focalisés sur les directives du Gouvernement, restent sourds à leur détresse, générant une souffrance “inacceptable” aux yeux du Président des Généralistes-CSMF. Les généralistes libéraux, qui vont commencer à vacciner cette semaine au cabinet, risquent d’être confrontés aux mêmes problématiques.

 

Près de 29 000 médecins libéraux vont pouvoir vacciner les patients de 50 à 64 ans à risque au cabinet dès cette semaine, mais ils ne disposeront chacun que d’un flacon du vaccin AstraZeneca. Est-ce une bonne chose ou aurait-il mieux fallu attendre d’avoir davantage de doses ?

Avec l’expérience de la vaccination que l’on a depuis plus d’un mois dans les centres ambulatoires, ce n’est pas plus mal de démarrer doucement, avec un flacon plutôt qu’avec dix. Cela permet de se rendre compte des contraintes, tant dans l’acheminement du vaccin qu’en termes d’organisation au cabinet. Ce n’est pas une vaccination classique. Des conditions de sécurité doivent être respectées : le vaccin doit être conservé entre 2 et 8 degrés même pendant le transport, il doit être mis à l’abri de la lumière et préservé des secousses. Ensuite, cette vaccination demande une organisation au cabinet, avec la surveillance des patients et la programmation du rappel notamment.

Depuis huit jours, en centres de vaccination, nous constatons aussi 15% d’annulations avec AstraZeneca du fait de la communication négative autour de ce vaccin, sur ses effets secondaires – comme si tous les autres vaccins n’en avaient pas. Or, le vaccin étant un bien précieux, il est hors de question le soir ou en fin de vacation, de jeter une seule dose. Il faut donc rappeler des gens, ce qui signifie d’avoir au préalable constitué une liste de personnes éligibles.

Les médecins vont donc pouvoir se roder avec un flacon et se rendre compte aussi qu’avec un matériel adapté, on arrive à faire 12 doses.

 

Ces effets secondaires dont on parle beaucoup vont compliquer la tâche des médecins ?

Quand nous avons commencé la vaccination AstraZeneca en centres, nous n’avions pas cette donnée et nous n’avons pas pu prévenir les gens de la possible survenue d’un syndrome grippal durant 24 à 48 heures.

Dans bon nombre d’endroits, médecins, pharmaciens et infirmières se sont concertés pour mettre en place une organisation territoriale pour la vaccination AstraZeneca. Sur un territoire donné, par exemple, les 17 médecins généralistes se sont tous inscrits auprès de la même pharmacie, située à 50 mètres d’un centre de vaccination, pour simplifier les choses. Les centres de vaccination se sont appropriés les différentes problématiques et ont acquis un savoir-faire, il n’y a pas tout à mettre en place. Dans d’autres endroits, les généralistes se sont organisés au sein d’une maison médicale. D’autres vont choisir de vacciner seul. Tout est possible. L’essentiel était d’être en mesure de s’inscrire auprès des pharmaciens. Or, pour la livraison de cette semaine, les médecins libéraux n’ont eu que deux jours pour se déclarer. Raison pour laquelle il était important que ceux qui n’ont pas été informés ou n’avaient pas pris la mesure des enjeux, puissent s’inscrire dans un deuxième temps pour la livraison de la semaine suivante – nous en avons eu la garantie par le ministère.

La grosse crainte des médecins aujourd’hui, c’est d’avoir peu de patients volontaires étant donné le peu de communication positive autour de ce vaccin. Et qu’ils soient donc obligés de faire du battage en appelant les patients. Certains patients nous disent qu’ils vont attendre les prochains vaccins. Avec un flacon, ça ira. Mais avec trois flacons, soit 30 à 36 doses, cela pourrait devenir plus compliqué.

D’autres redoutent au contraire de voir leur secrétariat embolisé de coups de fil, y compris de patients dont ils ne sont pas médecins traitants, si l’on sait qu’ils vaccinent. Et ce, au détriment des patients malades, qui pourraient ne plus avoir accès à la prise de rendez-vous.

 

Doctolib propose à ses adhérents d’organiser la vaccination au cabinet. Mais dans certains territoires, en Seine-Saint-Denis par exemple, l’utilisation des plateformes auraient généré une “fracture vaccinale”, en permettant aux patients les plus connectés d’accéder à la vaccination au détriment des plus socialement vulnérables. Comment réduire ces inégalités ?

L’utilisation des trois plateformes (et pas seulement de Doctolib) comme seul accès à la prise de rendez-vous ne créée pas une fracture vaccinale dans “certains territoires”… mais dans tous les territoires ! Raison pour laquelle plein de centres de vaccination ont fermé la possibilité de pouvoir prendre directement des rendez-vous sur les plateformes au profit des centres d’appels téléphoniques. Mais il ne faut pas non plus que ces plateformes d’appels limitent les prises de rendez-vous aux habitants de la commune hébergeant le centre de vaccination. Cette fracture pose un problème éthique : il n’y a pas de raison qu’il y ait des passe-droits pour les patients plus culturellement favorisés ou qui ont des enfants qui vont prendre rendez-vous à leur place. La solution la plus équitable est celle mise en place par certains conseils départementaux avec la mise en place d’une plateforme départementale d’appels téléphoniques qui garantit à chaque personne éligible la même chance de pouvoir obtenir un rendez-vous.

Mais ces plateformes ont aussi des dysfonctionnements majeurs : deux personnes qui ont rendez-vous sur le même créneau, des personnes à qui le rendez-vous a été confirmé mais pas enregistré sur l’agenda car la connexion est trop lente, des lieux de première et de seconde injections différents à l’insu du patient… On s’est aperçus récemment que les plateformes supprimaient, probablement de façon automatique, des rendez-vous en fonction du nombre de vaccins théoriques par centre, alors qu’en pratique on peut vacciner davantage. On est obligés de rappeler les gens déprogrammés. Si les professionnels de santé se sont engagés dans la vaccination, c’est parce qu’ils ont considéré que cela faisait partie de nos missions. Or, aujourd’hui, on s’aperçoit qu’on passe plus de temps dans le travail administratif, dans la correction des erreurs des plateformes. Ils sont embolisés par ces sujets-là, alors que ce sont des libéraux qui ont aussi des tournées, des consultations à faire. Cela devient incompatible avec une activité libérale. Et lorsque cette tâche est dévolue à un responsable de CPTS ou de maison de santé, il ne fait plus que ça et abandonne toutes ses autres missions.

Et tout cela avec, dans certains départements, un mépris de la part des ARS et des tutelles… On a l’impression d’être menés comme à l’armée. On fait remonter les incidents : ils s’en moquent ! Nous n’avons strictement aucune écoute. C’est inacceptable, c’est de la maltraitance.

 

Les autorités font-elles pression pour ouvrir des plages ?

D’abord, c’était la pression pour ouvrir des centres. Ensuite, c’était la pression pour ouvrir des plages. Trois jours après, c’était la pression pour ne pas ouvrir les centres qu’on nous avait demandés d’ouvrir et pour supprimer des plages et des rendez-vous pris. Les ARS, en janvier (aujourd’hui, c’est plus à la main des préfets), ont été en incapacité de se mettre en mode gestion de pénurie. C’était ordres, contre-ordres et injonctions. Heureusement, il y a des départements où les ARS font confiance aux libéraux…

Si cela continue ainsi, faudra-t-il un préavis de grève de l’ensemble des centres de vaccination ? Ce n’est plus possible de voir cette souffrance chez des professionnels de santé qui s’investissent pour vacciner la population française et sont à ce point méprisés par les autorités. C’est insupportable. Une semaine de grève n’aurait pas de lourdes conséquences. Avec la pénurie de doses Pfizer et Moderna, ce serait vite rattrapé…

 

Et comment se passent les relations avec le ministère ?

Cette démocratie sanitaire qui existe au niveau national, on se demande parfois si ce n’est pas juste pour la galerie. A l’issue des réunions régulières que nous avons, je ne vois pas de directives envoyées aux ARS et aux préfets… Par exemple, le 12 février, la HAS a recommandé de vacciner les personnes ayant été précédemment infectées plutôt à 180 jours, en supprimant l’injection de rappel. Dans un département, l’ARS a fait pression sur les directeurs d’EHPAD pour qu’en plus des 70 personnes prévues à la vaccination, on vaccine les 40 qui avaient été infectées 90 jours auparavant. Qu’a répondu l’ARS ? “Les recommandations de la HAS ne s’imposent à personne, ce qui compte c’est la doctrine du Gouvernement : on vaccine à 90 jours.” Tout cela est dit oralement. Moi j’attends des traces écrites car il en va de la responsabilité médico-légale des médecins qui supervisent des centres de vaccination et s’occupent de la vaccination en EHPAD, dans les Maisons d’Accueil Spécialisées (MAS), dans les Foyers d’Accueil Médicalisé (FAM), dans les foyers-logements… Il est inadmissible d’avoir des préfets et leurs directeurs de cabinet qui n’ont aucune compétence en santé s’asseoir sur les recommandations de la HAS ! Tout ça, c’est ce que l’on vit au quotidien dans nos territoires et ce n’est plus acceptable. Il y a des centaines de responsables de centres de vaccination qui se disent “on va arrêter, on va leur remettre les clés du camion”. Mais comme cela va à l’encontre de leur engagement, ces gens sont dans la souffrance, ils subissent… Cela doit cesser !

 

Les pharmaciens demandent à vacciner au plus vite. Quelle est votre position ?

Je suis surpris de voir un syndicat de pharmaciens et l’Ordre faire cette demande, entre autres pour la vaccination par le vaccin Pfizer, quand je vois toute l’organisation nécessaire et l’obligation de s’assurer de l’éligibilité des patients… On a vu, dans le cadre de la vaccination contre la grippe, beaucoup de pharmaciens – pas tous ! – montrer qu’ils étaient dans l’incapacité de vérifier l’éligibilité des patients, raison pour laquelle des patients prioritaires n’ont eu le vaccin qu’à Noël, dans le meilleur des cas ! Et la réalité avec AstraZeneca sera bien plus compliquée qu’avec Pfizer. Je pense qu’on est dans de l’affichage et que globalement un certain nombre de pharmaciens se rendent compte de la complexité de l’organisation à mettre en place. S’ils ont la même préoccupation que nous, qui est de ne pas jeter une dose, cela va représenter beaucoup de travail : il va falloir avoir une personne dédiée pour rappeler des gens, trouver des personnes éligibles. Quand la vaccination sera ouverte à l’ensemble de la population, on remplira assez facilement les plages au moins au départ, quel que soit le professionnel de santé. Il y aura alors une question de la lisibilité pour l’usager. Mais, en période de pénurie, multiplier les professionnels qui vaccinent signifie que des milliers de doses partiront chaque soir à la poubelle.