« L’interview qui tue » N°1
Dr David Azérad,
fondateur de l’association 100 000 Médecins

Penses-tu concourir au prix Nobel de la Paix ? Tu as quand même réussi l’exploit de faire signer tous les syndicats de médecins libéraux

Dans cette aventure, je pense qu’il faut surtout rendre hommage aux présidences et bureaux de nos syndicats, qui ont démontré que même s’ils conservent évidemment leurs différences, ils savent aussi s’entendre sur les sujets qui doivent nous réunir. Quand nous parlons du numérique en santé, nous arrivons tous rapidement à la même conclusion : c’est l’avenir de notre profession. Quoi de plus évident alors que de se mobiliser tous ensemble pour se détourner de modes de fonctionnement et d’outils que nous n’aurons pas choisis, et aller vers l’exercice que nous souhaitons pour « déployer notre plein potentiel à l’ère numérique » ?

Le but de l’association 100000 Médecins, c’est être au cœur des changements de la E-Santé. Quels sont pour toi les principaux leviers d’action ?

L’unité de toute la profession est le premier. Ces 30 à 40 dernières années, nous avons globalement laissé le champ de la e-santé, initialement balbutiant, se structurer sans aucun contrôle, aboutissant à ce que nous observons aujourd’hui : des outils tellement disparates en termes de qualité et de fonctionnalités qu’il est difficile de les comparer ; des logiciels fermés, qui ne laissent que très peu de place à l’interopérabilité ; des ergonomies datant littéralement du siècle dernier ; des startuppers sans vision d’ensemble qui se font et défont sur les lames de la téléconsultation. Nous devons donc pouvoir parler d’une voix forte et unie pour être entendus en tant que profession, et non comme petits artisans isolés dans leurs cabinets. Le choix du nom de notre mouvement n’est pas anodin !

Le second levier est l’intérêt que nous portons à la chose numérique : il ne sera possible de discuter des enjeux que lorsque nous serons tous globalement plus intéressés à l’e-santé, et lorsque suffisamment de médecins seront particulièrement affutés pour ne plus être seulement clients/utilisateurs, mais pourront s’asseoir à la table des décideurs en sachant parler le même langage. Cela passe donc par des moyens en formation initiale et continue, à grande échelle et pour toute la profession, et la promotion de cursus médicaux avec options ingénierie et portage de projets.

Un troisième levier pourrait exister, mais relève encore aujourd’hui de l’utopie : nous pourrions créer un fonds d’investissement de la profession afin de guider et soutenir les projets reconnus utiles et équitables, et en s’assurant de la concordance de nos objectifs opérationnels et financiers.

Mais nos représentations multiples (syndicales, ordinales, régionales …) et aux objectifs et prérogatives différents n’ont pas pour l’heure de proposition globale et commune sur l’e-santé, ce qui permet encore et toujours l’essor du « far-west numérique » que nous subissons quotidiennement.

Une prise de conscience massive de notre part, une « union sacrée » et le déblocage de moyens conséquents sont donc impératifs à court terme, pour que nos conditions d’exercice ne soient pas bientôt verrouillées par les concepteurs d’outils desquels nous sommes clients, et non l’inverse.

Comment parler d’un pied d’égalité avec les éditeurs de logiciel ? Faut-il selon toi avoir une vraie crainte vis à vis de certains acteurs ?

De nombreux médecins rapportent le sentiment de ne pas être écoutés par leurs éditeurs lorsqu’ils remontent des dysfonctionnements, quand ce n’est pas celui d’être méprisé par les techniciens du support, ou d’être captifs d’un logiciel métier qui ne leur convient plus. D’ailleurs les freins au changement sont majeurs : nécessité d’une étude fine des alternatives, coût de la migration, perte de données, déstabilisation de la pratique, sans parler du fait que l’exercice regroupé impose des décisions communes.
Ces freins semblent parfois cultivés par des éditeurs aux logiques de rentiers, puisque nous sommes de très bons clients : nous payons rubis sur l’ongle, sur un temps long, et pour la plupart ne souhaitons pas consacrer plus de temps à la question numérique, souvent déléguée au « geek du coin » sensé avoir l’e-santé infuse.

N’oublions pas que les éditeurs de logiciels médicaux sont majoritairement des entreprises, exceptionnellement des associations, Scop ou équivalentes. Tout dépend donc des objectifs initiaux des fondateurs de ces entreprises, de leur état d’esprit, et de qui sont leurs actionnaires. Donc oui, on peut légitimement craindre que certains acteurs ne soient pas en phase avec nos attentes, ou que leur communication angéliste ne reflète que la préoccupation de gagner toujours plus de ‘nouveaux marchés’ pour satisfaire leurs investisseurs. Par exemple, quel à priori auriez-vous sur une société qui lèverait des millions auprès de fonds de pension étrangers, et qui prétendrait « inventer la médecine de demain » en faisant de vous un produit de consommation sur une marketplace ?

Nous sommes en 2020, et déjà sensibilisés aux bénéfices et aux profonds dégâts que les nouvelles technologies peuvent apporter à notre société. Nous sommes acteurs majeurs de Santé Publique, et avons à cœur la qualité de notre travail, l’égalité de l’accès aux soins, et une éthique forte. Plus que jamais, dans le « monde d’après Covid » nous méritons que des contrepoids puissants, éthiques et peut-être régaliens, soient mis en face des acteurs qui ne démontreraient pas autrement qu’en belles paroles et graphiques leur volonté d’atteindre les objectifs qui sont les nôtres : prendre soin de la population (et pas « faire du fric » comme on nous accuse régulièrement).

Certains confrères sont d’avis de s’emparer de ces dossiers et de créer par la profession, leurs propres logiciels (métier, agenda, téléconsultation, échanges avec les patients) ? Qu’en penses-tu ? Est-ce incompatible avec le dialogue avec les éditeurs de logiciel ou ces deux stratégies peuvent-elles coexister ?

Actuellement, nous sommes les clients des éditeurs de logiciels médicaux, pas l’inverse. De nombreuses solutions existent, et la concurrence devrait logiquement être un moteur d’innovation et de recherche de ‘satisfaction client’ en nous proposant des outils adaptés et fiables. Mais force est de constater que notre degré de satisfaction global concernant nos outils n’est pas fameux, atteignant une note poussive de 6.3/10 lors de l’enquête que nous avons menée en janvier dernier.

Certes, il n’est pas impossible que la profession crée ses propres outils, de nombreuses initiatives l’ont prouvé : le logiciel métier AlmaPro est associatif, la messagerie Apicrypt l’a longtemps été, l’agenda MG-rdv est porté par un syndicat, et quasiment chaque URPS a voulu développer son outil de téléconsultation.

Par ailleurs, de nombreux médecins ont été à l’initiative de réseaux sociaux, plateformes de remplacement, solutions de téléconsultation et pléthore d’applications diverses et variées. Et pour aller encore plus loin, certains confrères ont vraiment mis les mains dans le cambouis et codé par eux-mêmes leurs solutions ! Citons par exemple Bertrand Boutillier et son logiciel métier open-source MedShakeEHR qui équipe désormais gynécos et médecins curistes, ou Julien Pourcel qui a créé dans son cabinet la solution MadeForMed, qui gère la prise de rendez-vous, la téléphonie et maintenant la téléconsultation, avec une vision originale puisqu’il a ouvert le capital de telle sorte à ce que les médecins puissent détenir eux-mêmes l’outil à terme.

Mais soyons honnêtes : les porteurs de ces initiatives, malgré toutes leurs qualités, n’ont souvent pas eu le soutien humain et financier qu’ils méritaient, pourtant indispensable pour porter des projets d’envergure nationale, pérennes et concurrentiels. En attendant que notre profession sache se structurer aussi bien que les notaires, certes moins nombreux et monoprofessionnels, il est légitime d’aller vers la co-construction de nos outils avec les éditeurs existants : nous ne pouvons nous permettre d’attendre sagement leurs mises à jour surtout techniques, imposées par les cahiers des charges de l’HAS, la CNAM ou l’ANS, avec aussi peu d’évolutions sur l’ergonomie, les fonctionnalités ou la fiabilité. Mais encore une fois, cela demande une stratégie claire et unifiée, et un soutien sans faille de toute la profession.

Dans le domaine de la E-Santé, quel est selon toi le domaine qui va le plus révolutionner notre métier ? L’IA (et si oui dans quelle spécialité) ?

Je déteste le terme marketing d’IA, qui suggère une conscience artificielle supra-humaine qui pourrait, tout comme une personne morale, être tenue responsable de ses décisions : promise à l’échelle de notre génération dans les années 80, ce Saint-Graal de l’informatique n’est probablement qu’une vue de l’esprit, une utopie SF qu’on aime désirer parce que nous renvoyant aux limites de notre propre humanité.

Pour ma part, je préfère parler « d’algorithmes bien pensés » : les principes qui régissent ce qu’on appelle l’IA, comme le deep-learning ou le big data, datent pour la plupart des années 60 ! Il aura juste fallu que nos capacités de calcul grandissantes permettent leur mise en application des outils quotidiens. Point d’intelligence là-dedans, mais faute de meilleure terminologie consensuelle, rêvons encore un peu et gardons « l’IA » …

Certes, cette dernière va probablement révolutionner la recherche de corrélations dans d’immenses cohortes rendues possibles par le big data et ainsi ouvrir de nouvelles voies de recherche ou de prévention, ou grandement aider nos collègues radiologues à interpréter des examens toujours plus précis et nombreux. D’autres innovations technologiques vont probablement permettre des diagnostics plus rapides et des compensations de handicap bienvenues. Mais je reste persuadé que c’est surtout la communication de point à point, la plus basique et à la fois la plus compliquée des technologies, qui va révolutionner nos pratiques : le simple fait de pouvoir échanger entre nous, avec des interfaces simples, efficientes, unifiées, peut raccourcir le délai entre problème posé et solution adaptée, diminuer les coûts et les errances, l’iatrogénie et nous conforter dans nos prises de décision.

Je plaide donc pour l’interopérabilité entre toutes nos solutions, que l’on parle de logiciels métiers, d’agendas, de messageries, d’outils de téléconsultation. C’est faisable, y compris à court terme, si nous acceptons de repenser la e-santé à partir des fondations.

Question piège : qu’attends-tu des syndicats médicaux dans cette démarche ? (interdit de répondre « plus rien »)

Qu’ils soient unis et réactifs sur les questions d’e-santé, en donnant les moyens à notre mouvement d’exister pour le bien de toute la profession. Qu’ils ne cèdent pas aux sirènes de potentiels partenariats lucratifs et pouvant biaiser leur vision, du fait que leurs ressources sont limitées par de maigres dotations conventionnelles.

Que jamais ils n’en viennent à se demander ce qu’ils peuvent proposer comme « outils maison » dans un package pensé pour attirer de nouveaux adhérents, et qu’ils restent focalisés sur les idées et la défense de notre belle profession. Qu’ils soutiennent les initiatives disruptives et désintéressées qui vont dans le bon sens, même quand il n’y a aucun intérêt personnel, électoral ou financier derrière. Bref, ce qu’ils tentent déjà tous, tous les jours : faire de mieux en mieux pour notre bien à tous.

Question perso : quelle évolution majeure de la E-Santé, peut être pas encore créée, envisages-tu ou attends-tu dans le futur ?

J’attends avec impatience la démocratisation des bras haptiques ! (à retour de force)

Lors de mon adolescence j’ai adoré utiliser des joysticks et volants à retour de force, et par la suite j’ai eu la chance de voir chez les dentistes des outils permettant de s’entrainer à fraiser des dents virtuelles avec la même sensation que des vraies. J’attends donc la démocratisation de ces outils, qui permettront peut-être l’unification entre le présentiel et le distanciel – un peu comme les physiciens attendent d’unifier la relativité générale avec la théorie quantique.

À ce jour, je n’arrive pas à considérer la téléconsultation comme équivalente à une consultation présentielle : d’une part du fait de l’absence de proximité physique lors de la discussion (ce qui peut certes se travailler et s’améliorer), d’autre part du fait de l’impossibilité de poser un stéthoscope ou une main là où on le désire. Les cabines de téléconsultation actuelles me semblent d’ailleurs à côté de la plaque : si on peut se déplacer jusqu’à une pharmacie pour avoir un saturomètre et un tensiomètre, on peut tout aussi bien pousser jusqu’à son médecin … ce qui permettra à mes yeux d’avoir une consultation de meilleure qualité. Mais si l’on accepte d’être touché par un bras articulé, ne manquera plus que l’odeur ! (d’un autre côté, est-ce seulement souhaitable ? 😉

Propos recueillis par le Dr Mickaël Riahi

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