Près d’un médecin sur deux a déjà reçu des menaces de procès de la part d’un patient. Une menace qui peut faire souffrir les médecins, et altérer la relation avec le patient. Dans sa thèse, le Dr Céline Carrez, s’est penchée sur cette souffrance ressentie. Pour elle, il est impératif que les médecins acceptent l’idée d’être mis en cause, voire de faire une erreur. Autant s’y faire, la judiciarisation de la médecine paraît inéluctable.
Egora.fr : Quelle est votre interrogation de départ ?
Dr Céline Carrez : Au fur et à mesure de conversations avec des confrères, je me suis rendue compte que la pression médico-légale revient assez souvent dans les prises de décisions. Je ne trouve pas ça normal, mais ça semble de plus en plus fréquent. J’ai voulu savoir si la souffrance induite par la pression médico légale ressentie était liée à la mise en place d’une médecine défensive.
On a déjà entendu parler de la mise en place d’une médecine défensive en raison d’une judiciarisation. Pourquoi parler de souffrance ? Quelle est la souffrance induite par cette judiciarisation ?
Oui, il a déjà été dit que la judiciarisation est liée à la mise en place d’une médecine défensive. Là, je voulais aussi voir si les personnes qui souffraient de cette pression mettaient davantage en pratique une médecine défensive. Beaucoup vivent cette pression de manière négative. Les médecins qui, au quotidien, se disent “Là, je vais peut-être avoir un procès”, c’est une source de souffrance. C’est un stress. Si on perd confiance en son patient, si on le voit comme un potentiel plaignant, la discussion ne peut plus être sereine. C’est en réponse à cette souffrance que certains mettent en place une médecine défensive.
Quels sont les résultats de vos recherches ?
Ce qui ressort, c’est que les médecins qui travaillent en ressentant une pression médico-légale voient leur activité significativement altérée comparé aux autres médecins. Ils ont quasiment deux fois plus de risque de mettre en place une médecine défensive et trois fois plus de risque d’avoir une altération de la relation avec leurs patients. De plus, il existe une corrélation entre la souffrance et la médecine défensive, c’est-à-dire que plus les médecins souffraient de cette pression, plus ils avaient des pratiques défensives.
Il faut vraiment essayer de relativiser cette pression et accepter qu’on puisse être mis en cause. Il faut savoir que dans de nombreux cas, les poursuites sont classées sans suites si on n’a pas fait de faute. Et si on en a fait une, le patient a droit à une indemnisation. Il faut s’entourer pour l’accepter et apprendre de ses erreurs.
Pensez-vous que votre sujet est particulièrement d’actualité ? Ou ce sujet se posait dans les mêmes termes il y a 10 ou 20 ans ?
La judiciarisation n’est pas un fait nouveau. Ce qui est d’actualité, c’est que les médecins ressentent la pression médico-légale comme étant de plus en plus présente, plus envahissante… Jusqu’à pouvoir altérer l’acte de soins.
C’est lié à plusieurs choses. Il y a les lois et les jurisprudences qui augmentent les droits des malades et les devoirs des médecins. Il y a aussi une plus grande exigence des patients envers la médecine, envers la science. Avec tous les progrès qui ont été faits, on attend d’être guéri. On est moins tolérant face à la maladie, face à un échec. De plus en plus on cherche un coupable, à être reconnu victime ou à demander réparation… Et pour finir, la relation médecin-patient a changé avec notamment la fin du paternalisme. Maintenant, les patients veulent savoir et comprendre. Ils sont acteur de leur santé et ils ne font plus aveuglement confiance en leur médecin. Il y a même parfois de la méfiance qui s’installe lorsqu’on entend parler de scandales sanitaires. Tout cela a amplifié le sentiment de judiciarisation croissante.
Comment avez-vous procédé pour ce travail ? Que vous ont raconté les généralistes ?
Je ne les ai pas rencontrés. J’ai travaillé avec un questionnaire, dans lequel il y avait une partie libre où ils pouvaient s’exprimer. Je ne leur ai pas demandé leurs soucis médico-légaux, je m’intéressais plus à la répercussion. Il y a une grosse désillusion, beaucoup de stress et un sentiment d’injustice, quand ils se font attaquer par un patient. Surtout quand ils les suivent depuis longtemps. Certains disent qu’ils cesseront la médecine si cela se répète, que c’est trop douloureux. Beaucoup se sentent isolés face à ces situations. Et comparé aux hommes, les femmes ressentent significativement plus de dévalorisation et de perte de confiance suite à une mise en cause.
Tous les généralistes qui vous ont répondu ont fait l’objet d’une procédure ?
Non, pas du tout. Le questionnaire a été envoyé à 300 médecins au hasard, installés et remplaçants, dans le Nord-Pas-de-Calais. Parmi ceux qui ont répondu, 47% ont déjà eu une menace de poursuite. Et 24% ont eu une poursuite. Au total, un médecin sur deux avait eu une menace et / ou une poursuite. Ce chiffre paraît élevé, mais ne me surprend pas tellement. Des études ont déjà montré ce genre de chiffres. C’est inquiétant, mais on sait que ça arrive.
C’est quelque chose que vous craigniez dans votre exercice ?
Grâce à cette thèse, moins. Je sais que ça peut arriver. Je suis humaine, et comme tous les humains je peux faire une erreur. Le patient est donc en droit de demander une réparation. Après, on ne sait pas comment on réagira, si ça arrive. Beaucoup en souffrent vraiment. On peut se remettre en question, avoir besoin de tout arrêter. Moi, je ne sais pas à quel point ça m’affecterai. Mais grâce à cette thèse, je vois les choses de manière un peu plus sereine.
Le plus difficile à accepter, c’est quand ce sont des mises en causes totalement injustifiées, quand les patients ont des exigences, ou essaient d’avoir des indemnités. Mais si c’est suite à une erreur, ce qui peut arriver, il faut accepter et reconnaître que c’est le droit du patient.
Je pense que nous ne sommes pas assez formés à la gestion de ces situations. Se tromper ou faire face à un patient mécontent ou revendicateur. Comment communiquer avec le patient ? Comment comprendre ses craintes pour les désamorcer ? Ça m’a manqué en tant qu’étudiante. J’ai pris du recul grâce à cette thèse et à la pratique bien sûr. Il faut que les étudiants aient conscience qu’ils feront des erreurs, quoi qu’il arrive. Même le plus intelligent, le plus formé. Il y aura toujours un moment où les signes ne sont pas francs, où le patient ne dit pas tout… On fera forcément des erreurs.
Que conseilleriez-vous aux médecins qui sont dans cette situation ?
En médecine, faire une erreur est une expérience très difficile. C’est très difficilement accepté à la fois par le patient et le médecin. Beaucoup de médecins se renferment et n’en parlent pas. Et pour certains patients, cela peut sembler intolérable Pour essayer de lutter contre tout cela, il faut que le médecin accepte l’idée qu’il puisse se tromper. Il faut qu’il puisse prendre du recul et en parler avec des confrères, pour apprendre de ses erreurs afin d’éviter que cela puisse se reproduire et analyser ce qu’il s’est passé. Il faut essayer de se déculpabiliser. Il faut aussi en parler avec son patient. C’est une obligation légale d’en faire part au patient, d’expliquer ce qu’il s’est passé. Selon la HAS, cela permet de désamorcer les conflits. Elle a d’ailleurs mis en place un protocole d’annonce des dommages liés aux soins.
Pourtant, il n’y a pas forcément d’erreur quand on parle de judiciarisation de la médecine…
Effectivement. Les mises en causes peuvent avoir des origines très différentes. Ça peut faire suite à une faute, une erreur, un aléa thérapeutique. Mais aussi un manque de communication, une incompréhension, des exigences plus importantes de la part du patient, parfois injustifiées…
Dans ce cas-là, où il n’y a pas d’erreur objective, que peut faire le généraliste ?
Dans de très nombreux cas où les patients attaquent, c’est qu’il y a eu un problème de communication. Que ça soit un manque d’écoute un manque d’information, d’explication… ça aboutit à une incompréhension et un mécontentement. Qu’il y ait eu erreur ou non, beaucoup de situations conflictuelles peuvent être désamorcées par le dialogue. Mais pour cela, il faut que le patient vienne en parler à son médecin… Quoi qu’il en soit, il est important que la relation médecin patient soit basée sur une confiance mutuelle.
Source :
www.egora.fr
Auteur : Fanny Napolier