Agitateur d’idées, le Pr Jacques-Louis Binet, hématologue, académicien et ancien secrétaire perpétuel de l’Académie de Médecine, ancien professeur à l’Ecole du Louvre et correspondant de l’Académie des Beaux-Arts, a fait entrer une touche artistique à l’Académie de Médecine.

 

Sa silhouette mince et affairée est familière à tous ceux qui fréquentent l’Académie de Médecine. Enthousiaste, généreux, impulsif, avec un franc-parler qui a pu froisser certains, le Pr Jacques-Louis Binet ne laisse pas indifférent. “Il est tout sauf tiède”, note Nicole Priollaud, chargée de la communication à l’Académie. “C’est un homme qui s’engage”, confirme le Pr Yves Pouliquen, le “frère”, qui l’a connu sur les bancs de la faculté. “Il fonce. Il n’aime pas qu’on le contredise, engueule les personnes qui ne partagent pas ses opinions, mais avec tendresse. C’est un sensible.”

Engagé, hyperactif, infatigable, cela n’a rien d’étonnant lorsque l’on considère le parcours de Jacques-Louis Binet, qui a été, successivement ou simultanément, chef de service d’hématologie du groupe hospitalier Pitié-Salpêtrière, directeur du laboratoire de cytologie quantitative (CNRS) et d’une unité de recherche de l’Association Claude Bernard, secrétaire perpétuel de l’Académie de médecine pendant huit années, la durée maximale prévue par le règlement, mais aussi professeur d’art contemporain et producteur d’une émission à France-Culture. “C’est une personne hors norme, d’une intelligence supérieure. Il a été l’un des hématologues les plus importants” estime le Géraud Lasfargues, ancien président de l’Académie, avant d’ajouter “Il est très actif, a toujours peur de s’ennuyer. Lorsqu’il n’a plus été secrétaire perpétuel cela a été très dur pour lui”.

 

La peinture, découverte par hasard

Comment le chef de service d’un grand groupe hospitalier parisien a-t-il pu tenir pendant 20 ans une chaire d’enseignement à l’Ecole du Louvre ? “J’ai découvert la peinture par goût et un peu par hasard”, confiait, récemment, Jacques-Louis Binet au micro d’Olivier de Lagarde (France info, “Un monde d’idées”). Jeune étudiant il parcourait, pendant les pauses, les galeries de son quartier. Parti à New-York pour faire de la recherche, il travaille aux côtés de George Palade, futur prix Nobel, qui lui conseille, pour supporter le climat de compétition très dure qui régnait à l’université, de consacrer chaque jour un peu de temps à autre chose que la médecine.

Mais plutôt que de faire du sport, comme le supposait George Palade, il visite tous les jours une galerie et se lie d’amitié avec Léo Castelli, grand marchand d’art new-yorkais, qui l’invite à tous les vernissages. C’était la naissance du Pop Art. “Je suis rentré à Paris avec la réputation d’être l’homme qui connait bien la peinture américaine, ce qui était faux. J’ai été invité un jour à l’Ecole du Louvre pour un exposé sur l’héritage de la médecine. J’étais au milieu de philosophes aux discours obscures. J’ai fait une présentation simple avec des diapositives et cela a été un triomphe parce que mon exposé était clair. En sortant le directeur m’a dit : la chaire d’art contemporain est ouverte, on m’a parlé de vous”.

Il s’est engagé dans cette nouvelle activité sans vraiment imaginer le travail que cela représentait, préparant ses cours le dimanche. A l’hôpital personne ne savait qu’il était professeur à l’école du Louvre. “Je n’étais pas conservateur, je ne leur apportais rien, avoue-t-il, mais j’avais une originalité : je connaissais beaucoup de peintres et je faisais venir des artistes”. Succès total pour ses interventions extrêmement vivantes. “C’était un honneur et un bonheur d’être invité à participer à ses cours”, témoigne le peintre Guy de Rougemont. “J’ai assisté à certaines de ses conférences, il était absolument étincelant, s’exclame le Pr Georges David, Académicien et ami de longue date. Les auditeurs arrivaient en avance pour être sûrs d’avoir une place. Il débordait largement le temps imparti, à la satisfaction de l’auditoire. C’est un être que l’on ne peut qu’aimer, très polyvalent, très généreux, avec une ouverture exceptionnelle”.

 

Famille de grands médecins

Il s’est consacré à la médecine et à l’art, mais il aurait pu tout aussi bien être comédien. “C’est un conteur-né, déclare Nicole Priollaud. Il a des histoires incroyables, une véritable vocation d’acteur. Même quand il parle de médecine il joue, avec ce côté flamboyant, provocateur”. Bien que né dans une famille de médecin (son père Léon Binet fût doyen de la faculté de médecine de Paris, son frère aîné Jean Paul Binet a réalisé la première greffe de valvules de porc), la médecine n’était pas sa vocation première. “J’ai eu la chance d’avoir au lycée des professeurs exceptionnels, expliquait-il à France Info. Ce sont eux qui m’ont élevé”.

Attiré par la littérature, il fait une année d’hypokhâgne. “Au bout de deux ou trois mois j’ai réalisé que je ne serais jamais normalien et être professeur d’histoire ou de français ne me paraissait pas excitant”. Se tournant vers la médecine, il se destine d’abord à la psychiatrie mais son premier stage en psychiatrie infantile l’éloigne a jamais de cette spécialité. “J’étais très jeune, un peu inconscient et quand on interrogeait un enfant j’étais pour l’enfant contre le médecin”. Il se dirige alors vers l’hématologie, discipline visuelle (les diagnostics sont faits au microscope) qui est en plein essor. Formé dans le service de Jean Bernard, il devient son assistant, avant d’être chef de service à l’hôpital de la Pitié-salpêtrière. “Il a gardé la tradition humaniste de Jean Bernard, qui était à 7 h du matin à l’hôpital, recevait les parents, était très proche des patients”, souligne Nicole Priollaud. “C’est un médecin dans toute son âme, appuie le Pr Pouliquen. Avec ses patients il a été admirable. Toujours présent à leur côté”.

 

Lier l’art à la médecine

Comment a-t-il pu concilier deux disciplines aussi différentes que la médecine et la peinture ? “Il est amoureux de la peinture. C’est une deuxième nature, constate le Pr Pouliquen. Il a toujours souhaité lié l’art et la médecine”, ce qu’il a fait en créant, notamment, la Journée du livre de l’Académie, au cours de laquelle est décernée le Prix Jean Bernard. “Nous avons vécu des moments extraordinaires”, se souvient Nicole Priollaud. Une année il a fait venir les acteurs de “Moi, Caravage”, qui se jouait au Lucernaire. Une autre fois c’est Bertrand Tavernier qui est venu parler du choléra à propos de son film “le hussard sur le toit”.

“Il a fait entrer à l’Académie une dimension culturelle qui n’existait pas, note Yves Pouliquen. Il a agité cette assemblée de sage, un peu calme. Quand il était secrétaire perpétuel il menait nos confrères à la baguette”. Durant ses mandats de sociétaire perpétuel il a souhaité modernisé l’Académie. “Il lui a donné un nouvel élan, en développant, en particulier, les relations extérieures, observe le Pr Lasfargues. Quand une partie de l’Académie n’a pas suivi ses propositions, il l’a pris comme une attaque personnelle. Il a toujours cherché à valoriser l’Académie et il est très engagé dans ses opinions sur la médecine, ce qui fait qu’il peut être rejeté par certains”.

Epris d’architecture, Jacques-Louis Binet a supervisé également la restauration de la salle des séances de l’Académie. “Avec l’architecte ils ont fait un travail d’artiste pour restituer la salle exactement comme à l’origine, souligne Nicole Priollaud. Les ferronneries, les dorures étaient badigeonnées en bleu. Ils ont tout fait gratter pour retrouver les couleurs d’origine”. Le plafond avait été recouvert d’une peinture de la déesse Hygie, risée de tous. Comme il était impossible de l’enlever, le bâtiment étant classé, il a imaginé avec l’architecte de tendre une toile, en y mettant le logo de l’Académie. “Il est allé voir son ami le peintre Georges Mathieu, pour lui demander de dessiner un logo, qui a été reproduit sur le plafond, raconte Nicole Priollaud. Il a un enthousiasme extraordinaire, une personnalité très forte et en même temps peut être exaspérant, parce qu’il a toujours du retard, revient sans cesse sur les choses. Mais il est très attachant”.

“Il a un vocabulaire parfois étonnant, remarque le Pr Lasfargues. Il va dire « Nous sommes tous des c… », ou « je suis un imbécile ». Il aime bien se rapetisser, mais c’est un jeu. Si c’est vous qui lui dites il n’est pas content”. Historien de l’art plutôt que collectionneur, il manifeste ses engouements avec une ardeur tout à fait particulière. “Par exemple, il s’est intéressé à Matisse, cite le Pr Pouliquen. Entre Schneider, grand spécialiste de Matisse, Matisse et lui cela a fait une bulle, qui pendant quelques mois à conditionné sa vie”. “Il s’engage toujours, appuie Nicolle Priollaud. L’année dernière il devait aller dans un congrès pour recevoir une médaille et tout devait se passer en anglais. Comme il trouvait que son anglais était insuffisant il a passé l’été chez Berlitz”. Cet enthousiasme ne va pas sans une certaine liberté vis-à-vis des horaires. “Il a toujours été un homme pressé, pas toujours à l’heure”, pointe le Pr Pouliquen. “Il est constamment en retard, renchérit le Pr Géraud Lasfargues. Si vous l’invitez à huit heures il vient à dix. Mais il est très fidèle en amitié, ajoute-t-il, très protecteur vis-à-vis des siens, très bon père de famille”.

Yves Pouliquen et Jacques-Louis Binet se sont liés d’amitié dès leur rencontre à la faculté. “Le cinéma nous a rapproché, dit Yves Pouliquen. Nous étions tous les deux amoureux de Jeanne Moreau”. En revanche leurs affinités en matière de peinture sont radicalement opposées. “Il a toujours critiqué mon goût pour les grands maîtres et ma négligence pour des peintres modernes, qu’il a admiré, puis un peu critiqué et souvent abandonné. C’est aussi un élément très caractéristique de sa personnalité”.

 

Un original

Le Pr Pouliquen doit à Jacques-Louis Binet d’avoir été formé à la microscopie électronique, en cachette de Marcel Bessis et de Jean Bernard, car les appareils étaient très fragiles et les réparer coûtait très cher. “Un soir il m’apprenait à examiner des coupes dans un centre de transfusion sanguine quand Marcel Bessis est arrivé de manière tout à fait inattendue. Jacques-Louis m’a enfermé dans une armoire de fer pendant que Marcel Bessis déambulait dans les couloirs. J’ai cru que j’allais y rester toute la nuit. Mais c’est grâce à l’audace de Jacques-Louis j’ai pu devenir un spécialiste de microscopie électronique”.

Frondeur, le Pr Binet ? “Oui mais un frondeur très bourgeois. Je dirais plutôt un original”, précise le Pr Pouliquen. “Tout d’un coup il a une idée, une intuition et il fonce, sans prendre garde. Il casse un peu de verre de temps en temps.” “Il a des façons de se mettre en colère qui montrent qu’il a eu une enfance très protégée, remarque le Pr Lasfargues. Il l’admet. Pendant ses études son père était doyen de la faculté de médecine. Il n’a pas rencontré les difficultés de certains, mais cela lui a permis d’avoir des relations exceptionnelles dans le monde médical et artistique”.

Finalement, Jacques-Louis Binet n’aurait-il pas préféré être peintre plutôt que médecin ? “Je n’aurai été très bon ni dans l’une ni dans l’autre de ces disciplines, expliquait-il au micro de d’Olivier de Lagarde. Mais ma vie a été transformée par les deux. Passer de l’une à l’autre c’est une joie folle. Scruter l’œil de Van Gogh analysé par les meilleurs critiques du monde, puis se pencher sur le dossier d’un malade et savoir choisir entre deux ou trois traitements c’est passionnant. Cela m’a soutenu face aux malheurs que j’ai eu dans ma vie. Cela m’a rendu heureux.”

 

Source :
www.egora.fr
Auteur : Dr Chantal Guéniot