Recherches, brevets, licences, génériques… les laboratoires pharmaceutiques manient divers leviers pour imposer le prix des nouveaux médicaments. Mais dans l’hépatite C, le coût très élevé d’une nouvelle molécule, le sofosbuvir, risque de rendre ce médicament à l’efficacité majeure inaccessible pour de nombreux patients, dans les pays du Nord comme du Sud.

 

 

‘‘Une vraie révolution thérapeutique se prépare’’, déclarait le Pr Jean-François Delfraissy (Paris), à l’issue de la Croi (Conférence sur les rétrovirus et les infections opportunistes) 2014, en commentant le déferlement spectaculaire des nouvelles molécules contre le virus de l’hépatite C.

Vers un traitement en quatre semaines

La durée de vie des deux premiers inhibiteurs de protéase aura été de 18 mois. Ils sont déjà dépassés par des molécules plus efficaces. La première d’entre elle, le sofosbuvir (Sovaldi), commercialisée par Gilead, vient d’avoir son AMM en Europe et le siméprévir et le daclatasvir devraient être disponibles d’ici la fin 2014. Vingt-cinq molécules sont en phase II et pourraient être sur le marché à court terme.

L’efficacité et la tolérance de ces médicaments dits “antiviraux d’action directe” (AAD) sont sans commune mesure avec celles des combinaisons classiques à base d’interféron. Alors que 24 à 48 semaines d’injections hebdomadaires d’interféron associées à la ribavirine sont nécessaires pour obtenir 50 à 75 % de réponses prolongées, des traitements combinés oraux de 12 semaines par AAD suffisent à éradiquer le virus de l’hépatite C chez 90 à 100 % des patients. Un essai conduit par les National Institutes of Health (NIH) associe trois molécules pendant six semaines seulement, ‘‘et on se demande s’il ne serait pas possible de traiter pendant quatre semaines, voire moins’’, remarquait le Pr Delfraissy.

Facilement géré par un généraliste

La bonne tolérance à court terme des nouveaux AAD est un atout essentiel pour parvenir à généraliser leur prescription. Ces molécules simplifient considérablement les traitements, qui ‘‘devraient pouvoir être facilement gérés par un médecin généraliste, avec très peu de contre-indications et d’effets secondaires’’, estiment les auteurs d’un éditorial accompagnant les trois études sur la combinaison de sofosbuvir et de ledipasvir publiées dans le New England Journal of Medicine.

C’est évidemment très loin d’être le cas avec les traitements à base d’interféron, qui n’ont pas empêché la mortalité par hépatite C de progresser aux Etats-Unis au point de dépasser aujourd’hui celle liée au VIH. ‘‘Dans la vie réelle, moins de la moitié des personnes infectées par le virus de l’hépatite C réunissent les conditions pour être traitées par interféron, beaucoup de patients refusent ce traitement et les taux de réponses peuvent être bien inférieurs à 50 %’’, notent les éditorialistes.

50 à 99 euros pour fabriquer l’ensemble du traitement

Ces nouveaux traitements laissent entrevoir la fin de cette infection redoutable. Le VHC tue plus que le sida aux Etats-Unis. Il est responsable de 350 000 décès chaque année dans le monde. 180 millions de personnes sont infectées dont 150 de manière chronique. Selon l’OMS, 2 ou 3 % seulement des patients sont traités en Europe, 6 % en France et la proportion est proche de zéro dans le monde, ce qui laisse libre cours à la dissémination de l’infection. L’arrivée de médicaments mieux tolérés, plus efficaces et beaucoup plus faciles à prescrire devrait permettre de traiter la majorité des patients et d’éradiquer le virus. ‘‘Ce dont nous rêvions, nous allons l’avoir’’, résumait le Pr Delfraissy, lors de la présentation du rapport sur les hépatites.

Mais de très nombreux patients ne pourront pas bénéficier de ces molécules en raison de leur prix exorbitant. Un comprimé de sofosbuvir coûte environ 1 000 dollars aux Etats-Unis, ce qui porte le prix d’un traitement de douze semaines à 84 000 dollars, alors que 48 millions d’Américains n’ont pas d’assurance maladie.

Traiter les 3,2 millions de patients infectés aux Etats-Unis reviendrait à 256 milliards de dollars, sans compter les molécules devant être associées au sofosbuvir. La fabrication du sofosbuvir est, pourtant, très peu onéreuse, estimée entre 50 et 99 euros pour l’ensemble du traitement (Hill A et al. Clin Infect Dis. 13 février 2014).

“A ce prix, on ne peut pas traiter tous les patients infectés”

En France, le prix fixé dans le cadre de l’Autorisation temporaire d’utilisation (ATU) pour un traitement de 12 semaines est de 56 000 euros pour le seul sofosbuvir et s’élèvera à 70 000 ou 80 000 euros avec les antiviraux associés. ‘‘A ce prix, on ne peut pas traiter tous les patients infectés, constate le Pr Yasdam Yasdanpanah (Hôpital Bichat, Paris). L’impact sur le budget d’un pays serait énorme’’.

Selon une modélisation réalisée par son équipe, le rapport coût/efficacité, devient favorable (coût par année de vie gagnée inférieure à trois fois le PIB par habitant, critère qui n’est pas admis par tous) si le traitement est réservé aux hépatites chroniques sévères ou modérées (fibrose de stade II à IV). ‘‘Il faudra surveiller les patients qui ont une hépatite minime, pour les traiter seulement s’ils atteignent le stade II’’. Le coût pour la société n’en restera pas moins colossal.

Plus de 230 000 personnes auraient une infection chronique par l’hépatite C en France, dont 55 % avec une fibrose de stade II à IV. ‘‘Administrer le sofosbuvir à ces 130 000 personnes coûterait 7,15 milliards d’euros à la sécurité sociale, soit légèrement plus que le budget 2014 de l’AP-HP’’, estime Pauline Londeix, fondatrice d’Act-Up Bâle et auteur d’un rapport pour Médecins du Monde (‘‘Nouveaux traitements contre l’hépatite C : stratégies pour atteindre l’accès universel’’). Cependant 43 % des personnes ignorent actuellement qu’elles sont infectées. Malgré cela, les demandes de traitement vont certainement affluer rapidement dès que le prix du sofosbuvir sera fixé, car beaucoup de médecins ont arrêté de traiter par interféron, parfois à la demande des patients, en attendant que les nouvelles molécules arrivent. ‘‘L’hépatite C n’est pas une urgence thérapeutique, donc on ne va pas prescrire des médicaments mal tolérés et moins efficaces alors que les nouvelles molécules seront là dans un an’’, déclare le Pr Yasdanpanah.

Dans cette course au profit, l’intérêt de la collectivité semble peu compter

Comment expliquer ces prix aussi élevés ? ‘‘Il est probable que la firme Gilead veut faire des profits maximum dans les premières années de commercialisation, au cas où il perdrait le monopole sur le brevet, avance Pauline Londeix. Trois firmes (Merck, Roche et Idenix) ont engagé des batailles juridiques contre Gilead et revendiquent un brevet sur le sofosbuvir. Par ailleurs, en Inde et en Egypte, le caractère nouveau du sofosbuvir est contesté et il pourrait bien ne pas avoir son brevet, ce qui ouvrirait la voie à la production de génériques à des prix raisonnables’’. Gilead sait aussi qu’il a très peu de temps devant lui avant que le sofosbufir ne soit concurrencé par des molécules plus innovantes.

Enfin, ses dirigeants ont certainement en tête les 11 milliards de dollars que leur a coûté en 2011 le rachat de Pharmasset, la start-up qui a mis au point le sofosbuvir. Mais au prix auquel est vendu ce médicament, ‘‘le laboratoire rentabilisera son investissement très rapidement’’, note Pauline Londeix. En bourse, le cours du titre s’est déjà envolé, Gilead ayant triplé ses bénéfices au premier trimestre 2014, avec un bénéfice net ajusté de 2,49 milliards, contre 801,9 millions un an plus tôt.

Dans cette course au profit, l’intérêt de la collectivité semble peu compter. Ainsi lorsque Bristol-Myers Squibb a voulu mener des essais sur l’association de daclatasvir, sa propre molécule, et de sofosbuvir, Gilead a refusé de lui fournir son médicament. ‘‘C’est vraiment l’association la plus prometteuse, estime Pauline Londeix. Mais BMS a dû attendre la commercialisation du sofosbuvir pour pouvoir en acheter et mener son essai. Il y a des tensions entre les deux firmes parce que Gilead développe une combinaison à dose fixe avec une molécule proche du daclatasvir, le ledipasvir’’. Finalement les essais sur ces deux combinaisons sont parus à quelques mois d’intervalle dans le New England Journal of Medicine (le 14 janvier pour l’essai de BMS sur la combinaison de dastaclavir et de sofosbuvir et le 17 avril pour l’essai de Gilead sur sa combinaison fixe ledipasvir-sofosbuvir).

Les prix différenciés sont loin d’ouvrir l’accès au traitement pour tous

Gilead a prévu trois stratégies de commercialisation pour le sofosbuvir : des prix standards pour les pays à hauts revenus, des prix différenciés pour les pays à revenus intermédiaires et des licences volontaires pour les pays à faibles revenus.

Mais les prix différenciés sont loin d’ouvrir l’accès au traitement pour tous. ‘‘Dans les pays à faibles revenus, le sofosbuvir est négocié à 300 dollars le flacon de 28 comprimés, soit 900 dollars le traitement de 12 semaines, observe le Dr Isabelle Andrieux-Meyer (Médecins sans frontières, Genève). Dans les pays à revenus intermédiaires le coût du traitement va être de 2000 à 7000 dollars. Par rapport aux 84 000 dollars pour un traitement aux Etats-Unis, cela peut sembler un effort considérable, mais en réalité c’est extrêmement cher si l’on considère les revenus moyens dans ces pays’’.

En réalité ils ont mis au point une stratégie de profit maximum

En Egypte, où 14 % de la population est infectée, un prix de 2 000 dollars pour 12 semaines de traitement avait d’abord été évoqué. Pour traiter les 12 millions de personnes atteintes d’hépatite chronique, le gouvernement égyptien aurait dû débourser l’équivalent de cinq fois les dépenses de santé publique de 2011 ! Finalement, l’Egypte est parvenue à négocier un prix de 900 dollars pour trois mois de traitement, soit une réduction de 99 % par rapport au prix américain.

‘‘Mais cela va représenter des budgets absolument phénoménaux, car l’hépatite C est un vrai problème de santé publique en Egypte, souligne le Dr Andrieux-Meyer. Peu de pays auront les moyens de financer ces traitements à de tels prix. Seuls les patients les plus riches y auront accès, en les payant eux-mêmes. Gilead prétend que le sofosbuvir doit être accessible à tous les pays. En réalité ils ont mis au point une stratégie de profit maximum non pas en fonction de la capacité des pays à payer, mais de la capacité des plus riches de ces pays seulement’’.

Lever le monopole sur un produit

Le développement de génériques est la meilleure solution pour permettre aux patients des pays à faibles revenus de bénéficier des nouvelles molécules onéreuses. Dans le cas du Sida, la révocation des brevets jugés abusifs en Inde, premier producteur de génériques, a permis de faire jouer la concurrence et de baisser les prix de manière très conséquente.

Un autre moyen pour rendre le sofosbuvir accessible aux pays les plus pauvres serait d’appliquer les licences obligatoires définies par l’Accord sur les droits de propriété intellectuelle liés au commerce (Adpic). Cette disposition a été prévue par l’Organisation mondiale du commerce (OMC) pour éviter que les pays à faibles revenus soient systématiquement privés des molécules innovantes. Elle donne le droit aux Etats-membres de lever le monopole sur un produit, pour permettre à d’autres firmes de le fabriquer ou de le commercialiser en échange du paiement d’une redevance au propriétaire. ‘‘Dans des pays tels que la Thaïlande et le Brésil, le recours à des licences obligatoires dans le cas du VIH/sida a entraîné une réduction significative du prix des médicaments’’, écrit Pauline Londeix.

Les licences volontaires prévues par Gilead sont un moyen pour la firme de garder le contrôle sur les prix de son produit. La signature de cette licence impose aux fabricants de génériques d’appliquer le tarif fixé par Gilead. ‘‘Pour les sociétés qui produisent des génériques, cela peut être une aubaine de signer une licence volontaire, car cela leur garantit de ne pas aller devant les tribunaux et leur offre un marché’’, remarque Pauline Londeix.

Mais cela bloque aussi la production, car lorsqu’une société de génériques signe une licence volontaire, elle ne peut vendre son produit générique qu’aux pays inclus dans les accords et au prix fixé par la firme.

Les pays les plus concernés sont exclus

Pour éviter que les génériques ne fassent chuter les prix, Gilead a proposé ainsi une licence volontaire à quatre fabricants de génériques indiens. ‘‘Il n’y aura pas de mise en concurrence entre fabricants pour donner le prix le plus intéressant pour le consommateur’’, regrette le Dr Andrieux-Meyer. Une soixantaine de pays sont inclus dans les contrats de licences volontaires du sofosbuvir et pourront donc acheter des copies de sofosbuvir à prix réduit, aux producteurs sous contrat.

On pourrait penser que cela couvre une bonne partie des pays à revenus faibles et intermédiaires mais il n’en est rien. Dans la liste se trouvent notamment onze petites îles qui permettent d’élargir la zone géographique des licences volontaires sans grandes conséquences. Ainsi Palau figure déjà régulièrement sur la liste des licences volontaires pour le VIH. Seules deux personnes séropositives, déjà sous traitement antirétroviral, vivent sur cette île !

En revanche, les pays les plus concernés sont exclus. Dans le cas de l’hépatite C, 77,4 millions de personnes infectées vivent dans des pays à revenus faibles ou intermédiaires non couverts par ces licences volontaires.

Pour Pauline Londeix, il est probable que certains pays chercheront à appliquer les licences obligatoires prévues par l’OMC. L’Inde ou l’Egypte n’auront même pas besoin d’y avoir recours s’ils refusent le brevet. Mais pour produire ou acheter des génériques, encore faut-il qu’une firme s’y intéresse. ‘‘Aujourd’hui en Inde, peu de producteurs de génériques restent indépendants, déplore-t-elle. Ils sont constamment rachetés deux à trois fois leurs prix par les fabricants des produits princeps. On se demande combien pourront rester vraiment indépendants et vendre des génériques aux pays exclus des licences volontaires’’.

“L’OMS n’a pas pris la mesure de la pandémie”

Aujourd’hui, près des deux tiers de la population mondiale sont concentrés dans des pays à revenus intermédiaires, cette dénomination regroupant en réalité des fourchettes de revenus moyens par habitant très larges, variant de 3 à 33 dollars par jour. Près des trois quarts (73 %) des personnes ayant une infection chronique par le virus de l’hépatite C vivent dans ces pays, 15 % seulement dans des pays à revenus élevés et 12 % dans des pays à faibles revenus.

A ce jour, aucun organisme international ne finance les traitements contre l’hépatite C, comme le fait le fonds mondial pour le sida. Les institutions comme l’OMS ont un rôle important à jouer, mais ‘‘elle n’a à ce jour pas pris la mesure de la pandémie de VHC’’, selon le rapport de Médecins du Monde.

Le secteur privé représente une part de plus en plus importante des contributions à l’OMS. Celle-ci reçoit notamment énormément d’argent de la Fondation Gates, qui défend la propriété intellectuelle et la reconnaissance des brevets. ‘‘On ne peut pas s’attendre à ce que les organismes qu’elle finance prennent position pour le recours aux licences obligatoires ou à l’opposition aux brevets, observe Pauline Londeix. Beaucoup de patients en Inde, Thaïlande, Chine, Indonésie ont besoin de traitements et feront pression. J’espère que les gouvernements de ces pays vont prendre les mesures nécessaires pour rendre le traitement accessible sous forme de générique’’.

Le Dr Andrieux-Meyer porte un jugement plus favorable sur l’OMS : ‘‘Depuis que les hépatites ont été rattachées au département VIH/Sida dirigé par Gottfried Hirschall, les choses bougent. C’est très encourageant. Mais l’OMS ne peut pas imposer des prix. Les gouvernements vont avoir leur rôle à jouer. La manière dont la France, en particulier, va négocier les prix est très importante, car c’est un pays précurseur dans la prise en charge de l’hépatite virale et on attend d’elle qu’elle ait une attitude critique vis-à-vis des demandes de Gilead. Je pense qu’on va arriver à des prix plus raisonnables car on voit se dessiner un mouvement de contestation des prescripteurs et des patients. L’opinion publique bouge dans tous les pays.’’

C’est loin d’être la première molécule qui arrive avec des prix exorbitants

Les négociations ont débuté le 15 mai entre Gilead et le Comité économique des produits de santé (Ceps), dépendant du Ministère de la santé. ‘‘Elles vont être longues et douloureuses’’, avertit le Pr Jean-Yves Fagon, vice-président du Ceps.

Le laboratoire mettra certainement en avant la meilleure tolérance du sofosbuvir, la simplification du suivi et, surtout les guérisons qu’il assure et qui permettent d’éviter des complications coûteuses. Le Ceps dispose, quant à lui, de l’avis de la Commission de transparence de la Haute Autorité de Santé (HAS), qui précise l’Amélioration du service médical rendu (Asmr) et la population cible, et, depuis 2012, de l’avis médico-économique de la Commission évaluation économique et de santé publique (Ceesp) sur l’efficience (rapport efficacité/ coût) du médicament.

Le volume de prescription prévisible est un argument important pour faire baisser les prix. Mais une chose est sûre, le problème se posera à nouveau prochainement pour les autres AAD, dont les prix s’annoncent eux aussi très élevés. Au-delà de l’hépatite C, le prix des molécules innovantes mérite un véritable débat. ‘‘Tout le monde a le sentiment que le prix demandé pour le sofosbuvir est invraisemblable et cela suscite beaucoup de réactions. Mais c’est loin d’être la première molécule qui arrive avec des prix jugés exorbitants, souligne le Pr Fagon. Cela nous arrive trois ou quatre fois par an et c’est de plus en plus fréquent’’.

 

Source :
www.egora.fr
Auteur : Dr Chantal Guéniot