Un service médical de nuit apparaît à Paris et dans les grandes villes de France à partir des années 1870, mais son organisation demeurera longtemps chaotique et mal acceptée par les médecins…
Trouver d’urgence un médecin la nuit n’était pas toujours simple à la fin du XIXe siècle, surtout pour les plus démunis. Car, ainsi que le faisait remarquer un élu rennais en 1889, “les secours médicaux et pharmaceutiques ne manquent jamais aux personnes aisées à toute heure de nuit” mais “on n’en peut dire autant des pauvres.”(a) Des drames pouvaient s’ensuivre et c’est ce qui poussa des villes à instaurer des systèmes de garde médicale de nuit. Il faudra toutefois attendre plus d’un demi-siècle pour assister à leur généralisation à tout le territoire, notamment aux campagnes. Une demande de soins plus forte et de nouvelles règles juridiques et déontologiques devaient favoriser ce changement.
“Les médecins furent priés de faire connaître s’ils voulaient bien se rendre aux réquisitions”
C’est à partir des années 1870 que diverses municipalités mettent en place des services de nuit, à l’exemple de Paris qui trace la voie. Répondant aux demandes répétées du Dr Passant, qui regrettait que certains de ses confrères refusent de se déplacer pour prendre en charge des patients qu’ils ne connaissaient pas, le préfet de police invita en 1875 le Conseil de la Ville de Paris à débloquer les sommes nécessaires pour “assurer les secours médicaux aux personnes atteintes pendant la nuit d’accidents subits.”(b)
Le 6 février suivant, le service était institué. “Dans chaque quartier, les médecins et les sages-femmes furent priés de faire connaître s’ils voulaient bien se rendre aux réquisitions qui leur seraient adressées pendant la nuit”, et le public fut averti “par voie d’affiches, que toute personne qui aurait besoin d’un médecin, pendant la nuit, pourrait se rendre au poste de police de son quartier.”(c)
Rouen et Le Havre, ou encore Nantes et Dijon, feront de même. L’organisation sera souvent calquée sur le modèle parisien. À Rennes, le service, institué en 1889, fonctionne ainsi de 10 heures du soir à 6 heures du matin : les patients se présentent au bureau de police et sont ensuite accompagnés par l’agent au domicile du médecin ou de la sage-femme.
Difficile mobilisation des médecins
Les résultats sont encourageants. À Paris, le nombre de visites de nuit passe de 3616 en 1876 à 6521 en 1881 puis à 7408 en 1888. Maladies dont le symptôme principal est “la crainte de suffoquer”, apoplexies, hémorragies, fractures, suicides, la liste est longue des maux qui conduisent les patients ou leur entourage à faire chercher un médecin. Sans oublier les accouchements, qui représentent à eux seuls environ 10 % des motifs de visite en 1881.
Toutefois, dresser des listes de médecins ne garantit pas leur mobilisation réelle. Certains prétextent la médiocrité de la rétribution de la garde nocturne et l’insécurité pour ne pas s’impliquer ; d’autres évoquent des dérangements inutiles pour des “ivrognes” ou des “faux malades”. Et pour être honnête, les élus eux-mêmes rechignent parfois à accroître les moyens de services qui leur coûtent cher puisque les communes prennent en charge les frais engagés par les indigents. Certains services suspendront donc leur activité faute de moyens. Même à Paris, alors que la croissance de la population est bien réelle (1,99 million d’habitants en 1876, 2,89 millions en 1911), le nombre de visites plafonne entre 9000 et 10000 par an au début du XXe siècle (9561 en 1905, 9228 en 1910, 10169 en 1911 p. ex.).
Enfin, comment oublier qu’il n’existe pas de systèmes de garde dans les petites villes et encore moins en milieu rural où l’organisation de la médecine gratuite relève des départements ? Les médecins y sont, il est vrai, peu nombreux et les urgences, bien réelles, n’y ont pas la même résonance qu’en ville : très souvent, c’est en dernier ressort que l’on appelle le médecin, un médecin qu’il faut parfois aller quérir à pied à plusieurs kilomètres. Et si les motifs de recours sont tout aussi divers et variés qu’en ville, ils sont aussi souvent plus fatals.
Développement chaotique
Ainsi institués au XIXe siècle par les municipalités pour répondre aux besoins des classes populaires, les services de garde de nuit, puis de dimanche, connaîtront-ils un développement chaotique. Certes, les villes continueront de jouer un rôle majeur dans la mise en place de ce type de dispositif, comme à Lyon où, dès la fin des années 1930, un service de soins fonctionne la nuit, le dimanche et les jours fériés avec des médecins volontaires qui collaborent avec les services municipaux, les pompiers et la police. Mais souvent, dans l’entre-deux-guerres, le tour de garde est mis en place à l’initiative du seul corps médical. Dans certains cas, des ententes entre confrères se développent officieusement. Dans d’autres cas, comme en Ille-et-Vilaine en 1936, un tour de garde est organisé par la Fédération départementale des syndicats médicaux.
Ce n’est guère avant les années 1950 que le principe de la garde médicale va s’étendre. Diverses raisons expliquent ce basculement : les unes tiennent à l’évolution de la demande de soins et à celle de la pratique médicale ; les autres à des obligations juridiques et déontologiques de plus en plus pressantes.
Une seule solution : l’organisation de tours de garde
Dès la fin du XIXe siècle, les conditions de prise en charge financière des soins se transforment. Tour à tour, les lois de 1893 sur l’assistance médicale gratuite, de 1898 sur les accidents du travail et sur les sociétés de secours mutuels, de 1919 pour les anciens combattants et enfin de 1928- 1930 sur les assurances sociales élargissent les clientèles payantes ou prises en charge par un tiers et permettent un essor de la médicalisation. Le recours aux médecins se fait plus fréquent, d’autant que les campagnes de lutte contre les fléaux sociaux (tuberculose, cancer) incitent les patients à porter davantage attention à certains signes (toux, fièvre p. ex.) et à consulter à la moindre alerte.
Dès lors, plus fréquemment appelés en un temps où les moyens de communication se développent (automobile, téléphone), les médecins se trouvent davantage soumis à la pression de leur clientèle. “La vie des médecins praticiens [devient] tellement harassante qu’après une longue journée de pratique, ils sont souvent peu disposés à se déranger la nuit. Le sommeil leur est indispensable pour réparer leurs forces.”(d) De fait, petit à petit, ces contraintes deviennent plus difficiles à accepter. Si bien que l’organisation de tours de garde et de remplacement apparaît comme la seule solution envisageable, une solution déjà prônée dès avant la Première Guerre mondiale, quand se négociaient le repos dominical et la réduction de la journée de travail dans le monde ouvrier.
“Non assistance à personne en danger”
“Le repos hebdomadaire, quelle ironie pour le médecin ! Et pourtant, si nous savions, si nous voulions, ne pourrions-nous pas, sans recourir à la protection de l’État et sans la moindre loi nous reposer nous aussi ? Dans les villes, pourquoi ne pas établir un roulement volontaire semblable à celui accepté par les pharmaciens dans beaucoup de localités ? Dans les communes, le confrère d’un pays voisin ne pourrait- il remplacer son collègue absent ? Oui tout cela est possible […]. Sans le relever en aucune façon de son rôle d’humanité, cela permettrait au médecin de goûter un repos bien gagné, repos dont les malades seraient les premiers à retirer un bénéfice ultérieur.”(e)
Des contraintes externes vont également obliger les médecins à organiser des tours de garde. Pendant la Seconde Guerre mondiale, une loi de circonstance d’octobre 1941 reprise par une ordonnance du 25 juin 1945 crée le délit de non-assistance à personne en danger.
Source :
www.egora.fr
Auteur : Bernard Hoerni, Sylvie Breton
Retrouvez cet article Les prémices de la permanence des soins en France (1870-1950) dans les dossiers “Histoire de la médecine” de La Revue du Praticien, sur www.larevuedupraticien.fr, sous la rubrique “Organisation des soins, études médicales”.
Notes
a. Archives municipales de Rennes. I 92 ; Service médical de nuit.
b. Layet A. Nuit (hygiène) Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales 1889 ;2-13:767.
c. Exposition universelle internationale de 1889 à Paris. Rapport du jury international, 1892 ; groupe VI – classe 64 : 508.
d. Couture E. Le service médical d’urgence. Salut Public 1946.
e. Renon L. Le repos hebdomadaire des médecins. Journal du praticien 1906:606-7.