Geraldine Bloy est sociologue de la santé et spécialiste des médecins généralistes. Elle est Maître de conférences en sociologie à l’Université de Bourgogne. Elle a également co-dirigé la rédaction du livre Singuliers généralistes, sociologie de la médecine générale (éditions Presses de l’EHSEP) dans lequel elle décortique la profession. Elle nous livre son analyse du métier.
Pourquoi avoir intitulé votre livre “Singuliers généralistes” ?
Il y a là un petit jeu de mots sur le singulier et le général. En jouant sur les différents sens du mot singulier, l’individualisme de cette profession ressort. Il faut en effet rappeler que jusqu’à récemment il y a eu très peu d’unité des pratiques puisque la médecine générale n’était pas enseignée à la faculté. Cela ne date que des années 1990. La plupart des médecins aujourd’hui en exercice se sont donc formés sur le tas, à l’occasion des remplacements. Tout cela donne une grande hétérogénéité des profils, des pratiques et des identités professionnelles. De plus le cœur des décisions médicales en médecine générale est pris par des individus, très largement seuls. Si l’exercice de groupe est devenu majoritaire depuis peu, la tradition d’autonomie professionnelle est très forte, à la fois dans les pratiques et dans les représentations idéologiques de la responsabilité médicale. Cela se concrétise notamment dans leur façon de s’occuper personnellement d’un patient qu’ils sont censés connaître mieux que n’importe qui.
Quelles sont les bouleversements majeurs qui ont marqué le métier ?
Il y en a tant que c’est difficile de les hiérarchiser. A l’évidence, il y a l’entrée de la médecine générale à l’université qui s’est faite très timidement à la fin des années 1990 et qui n’était plus au bon vouloir des doyens. A partir de 1997, toutes les facultés ont été dotées d’un département de médecine générale qui au début n’avait pas de reconnaissance mais qui n’a cessé de s’étoffer et de s’affirmer. Et c’est surtout depuis cette date que tous les internes en médecine sont formés, pendant un semestre, spécifiquement à la médecine générale. Cette présence à l’université a été un tournant majeur dans ses conséquences pédagogiques. Depuis 2004, la médecine générale est reconnue comme une spécialité donc elle a du trouver son identité.
L’autre tendance majeure est la féminisation. Elle n’est pas propre à la médecine générale mais elle va quand même plus vite et plus loin, si l’on écarte la pédiatrie et la gynécologie médicale qui sont également très féminisées. On a assisté à un basculement complet entre les générations qui ont aujourd’hui la cinquantaine et les diplômés qui arrivent sur le marché. Il y a aujourd’hui une majorité très forte de filles dans les promotions, de l’ordre de 70%, alors que l’image traditionnelle du médecin de famille, travaillant seul, sans compter ses heures et toujours disponible pour ses patients était caractéristique d’un métier d’homme. Il y a une transformation du métier qui va avec cette féminisation, si bien que même les jeunes diplômés hommes envisagent également le métier de la même manière que leurs collègues femmes.
Cela va-t-il jouer dans l’avenir de la médecine générale ?
Il y a beaucoup de spéculation à ce sujet. A l’évidence, le mode d’exercice libéral, isolé dans l’ensemble des territoires va avoir du mal à perdurer. Le médecin qui n’a qu’un seul lieu d’exercice, très peu de contact avec le reste du monde médical ou paramédical et qui assume seul la responsabilité d’une population dans de bonnes conditions est un modèle qui a pris du plomb dans l’aile. L’attirance des jeunes pour le salariat ou le travail collectif est forte. Il y a certainement de nouvelles formes d’organisation à inventer.
L’exercice seul en libéral est-il voué à disparaître ?
Pas dans tous les contextes géographiques, mais comme modèle dominant et quasi universel, je pense que ça va être très difficile de maintenir une attractivité. Il y a une très forte aspiration chez les jeunes à toucher à plusieurs facettes du métier en même temps, que cela soit les lieux de travail et les types de relations. Chez les jeunes on ne retrouve pas l’ancienne opposition du monde libéral contre l’hôpital. Avoir un pied en ambulatoire et l’autre dans une institution plus collective où l’on peut partager des choses, où l’on a la garantie du salariat, où l’on a du temps pour se former est quelque chose de beaucoup plus pris en compte.
La place du médecin généraliste dans le système de soins a-t-elle changé ?
Oui, cela serait d’ailleurs une des troisièmes pistes de grosse évolution. Depuis la fin des années 1990, il y a toute une mouvance et un nouveau consensus politique sur l’idée qu’un système de santé performant doit être fort sur ses soins primaires. Il y a un regain d’intérêt politique pour les médecins généralistes (leur faire une place à l’université a participé à cette volonté de vouloir les valoriser). En contrepartie, il y a de plus en plus un droit de contrôle ou plutôt une envie de regarder, d’évaluer ce que l’on investi dans les soins primaires et pour quel bénéfice. En termes de politique de santé, il y a une prise de conscience que les soins primaires sont un vrai enjeu pour la santé des populations mais aussi du point de vue économique. Il y a en même temps une grande méfiance vis-à-vis de la capacité d’organisation des professionnels. L’Etat et la Sécurité sociale ont une volonté de plus en plus grande de peser sur les pratiques. Cela ne concerne pas que les généralistes mais ils sont en première ligne. Les soins préventifs sont particulièrement concernés. Cela passe donc par des recommandations et plus récemment par le paiement à la performance.
Les généralistes sont-ils reconnus à leur juste valeur ?
Il s’agit là un jugement de valeur. Je ne veux pas me prononcer sur leur valeur qui est d’ailleurs extrêmement hétérogène. Ce que l’on peut dire, c’est que le système traditionnel de paiement à l’acte ne reconnaît que la multiplication des actes. C’est un système complètement aveugle sur les questions de qualité et d’intelligence de la pratique. C’est un compteur. Cela ne veut pas dire que tous les médecins l’envisagent comme cela. Ceux qui veulent faire de la qualité, des consultations longues où ont des scrupules par rapport à la mise à jour de leur connaissance, ne sont pas du tout valorisés. Il faut l’autofinancer. Je ne suis pas particulièrement favorable au paiement à la performance mais il y a désormais une inflexion dans l’idée que l’on va prendre en compte autre chose que le nombre de consultations effectuées pour déterminer les revenus. Il s’agit là d’un gros virage. Il y a cependant encore une grosse hétérogénéité des qualités de pratiques. Le système n’est pas capable de discriminer leur qualité. Le paiement à la performance essaie de le faire mais avec des indicateurs, qui pour beaucoup, sont discutables.
En ce qui concerne l’opinion publique, le médecin généraliste sort toujours en tête des professionnels de santé préférés des Français. C’est une des professions les plus populaires. En revanche dans le vécu que les généralistes ont de leur place dans la société, la profession est hyper nostalgique d’un âge d’or qui n’a peut être pas existé mais dans l’idée qu’avant, ils étaient reconnus et respectés. Il y a un consensus, qui est je pense vrai, autour du constat que les patients sont de plus en plus exigeants. Le paternalisme a pris du plomb dans l’aile. La relation est certainement moins asymétrique, le médecin est beaucoup moins mis sur un piédestal. Les généralistes ont du mal à effectuer ce virage sans considérer qu’on ne les respecte plus, qu’ils sont comme les réparateurs de Darty ou les livreurs de pizza. Il y a un malaise par rapport à cette évolution de la société.
Comment gérer le problème du burn out chez les généralistes ?
Les médecins sont, encore aujourd’hui, formés à la surcharge. Une fois qu’ils sont installés, il faut une organisation très stricte pour que le temps de travail ne déborde pas. Les praticiens sont surchargés, notamment par la paperasse. Les généralistes voudraient contrôler tout ce qui se passe et ils courent après le temps.
Le burn out est une notion que l’on a tellement sorti de son sens initial que je m’en méfie. Les généralistes ont l’impression d’être en crise au moins depuis les années 1970. Je regarde “l’épidémie” de burn out avec un peu de distance. Cela concerne une partie des médecins, j’en suis persuadée, mais la généralisation du burn out, je trouve ça un peu rapide. Il y a beaucoup de choses dont ils ont du mal à faire face dans leurs conditions de travail mais c’est quand même un métier où les gens qui veulent protéger leur temps y arrivent.
Le problème de l’organisation n’est pas lié à un problème financier, notamment en secteur 1 ?
Par rapport à l’évolution du niveau de vie des salariés ou même des cadres français, ils sortent très bien leur épingle du jeu, moyennant des horaires effectivement très longs. Bien qu’ils commencent à travailler plus tard à cause de leurs études, ils n’ont pas des revenus en décrochage par rapport aux cadres.
Si l’on compare à la plupart des spécialistes, il y a des choses qu’ils regardent à juste titre comme des injustices flagrantes. Cela dépend des spécialistes. Les psychiatres et les pédiatres n’ont pas des revenus supérieurs aux généralistes, en libéral. Si l’on compare aux revenus d’un radiologue, il y a une sous valorisation des actes cliniques intellectuels par rapport aux actes techniques. Dans les comparaisons entre pays riches, ils ne sont pas si mal placés.
En revanche c’est un métier où tant que l’on est en âge de travailler, c’est toujours possible. L’employabilité d’un jeune diplômé de médecine générale est quasi absolue. Il peut travailler n’importe où sous le statut qui lui plait. Aucune autre profession n’a un marché du travail aussi favorable. Un généraliste peut s’arrêter de travailler 10 ans pour se consacrer à sa famille et revenir sur le marché du travail comme une fleur. Plus personne n’a cela dans la société actuelle.
Si on compare leur salaire aux traders, on est d’accord qu’ils sont sous payés. Les vraies questions se posent à mon avis dans la comparaison des salaires selon les spécialités médicales. Les distorsions et les écarts ne sont pas justifiables. Mais par rapport aux revenus moyens de la population française et des cadres, il n’y a pas de scandale sur le revenu des généralistes. C’est pourtant quelque chose qu’ils ont beaucoup de mal à entendre. Ils sont persuadés que tout le monde ne travaille que 35h et qu’ils sont les seuls à faire ces horaires. Or chez les cadres, les semaines de 60h existent aussi. Il y a un sentiment d’exceptionnalisme de leur condition qui est un peu faussée.
Source :
www.egora.fr
Auteur : Sandy Berrebi-Bonin
Singuliers généraliste, sociologie de la médecine générale, sous la direction de Géraldine Bloy, François-Xavier Schweyer. Préface de Claudine Herzlich. Editions Presses de l’EHESP.