Quand le cortex visuel n’est plus suffisamment activé, parce que l’œil présente une pathologie, certaines zones du cerveau, privées de stimulations venant de l’extérieur, s’activent spontanément, engendrant des images variées et fantasmagoriques. Le patient a conscience que se sont des hallucinations : il est atteint du syndrome de Charles Bonnet.

 

Madame L. est une femme de caractère, les pieds sur terre et peu encline à se laisser aller aux fantaisies de l’imagination. Ancien professeur d’histoire à la faculté, aujourd’hui en retraite, ce sont les faits qui l’intéressent. Elle est en bonne santé, à l’exception toutefois de difficultés visuelles importantes dues à une maladie irréversible de la rétine : la dégénérescence maculaire liée à l’âge (DMLA). La première alerte est survenue en automne, lorsqu’elle est entrée dans le salon de son appartement. Les murs et le canapé étaient recouverts de motifs colorés, chatoyants. Elle pensa d’abord que l’on avait refait toutes les tapisseries à son insu.

Puis les formes ont disparu et elle a cru à des effets de la lumière d’octobre. Elle a commencé à s’inquiéter quelque temps plus tard, alors qu’elle prenait son déjeuner, lorsque les carottes râpées qu’elle s’apprêtait à manger ont quitté son assiette pour se coller au plafond. L’instant d’après, les carottes étaient de nouveau dans l’assiette et Madame L. s’est empressée de les manger avant toute nouvelle tentative d’évasion.

 

Le sol devient mouvant sous ses pieds

Depuis, rien ne tient plus en place. Quand elle reçoit la visite de son gendre, c’est la tête de ce dernier qui se décolle du tronc comme un ballon et, tout en continuant à parler, s’élève dans les airs. Finalement, les phénomènes prennent une autre dimension, le jour où elle revient d’une exposition. Voilà que les rues de Paris se’ sont transformées, les maisons sont à colombages, ornées de vitres colorées et de tourelles. L’historienne qui est en elle s’intéresse à la chose : n’est-elle pas transportée comme par enchantement dans une époque révolue ? Hélas, elle est bientôt indignée : devant les maisons, se tiennent des soldats en armes. “Rendez-vous compte, dit-elle, des lansquenets du XVIè siècle ! Moi, qui suis spécialiste du Haut Moyen Âge !”

A peine rentrée chez elle, le sol devient mouvant sous ses pieds. Une armée d’insectes et de serpents grouille, et elle devine dans cette masse brune des yeux menaçants. Tout en se refusant à croire à ces apparitions, Madame L. se met néanmoins à l’abri.

Avec Laurent Cohen, nous avons vu cette patiente, inquiète de sa santé mentale, dans le service de neurologie de l’Hôpital de la Salpêtrière à Paris. L’examen neurologique était normal et les explorations d’imagerie, notamment le scanner du cerveau, n’ont montré aucune lésion. Nous avons alors posé le diagnostic de syndrome de Charles Bonnet et nous l’avons rassurée de son état psychique : pas le moindre signe chez elle de ce qu’on pourrait appeler la “folie” […]

 

12 à 15% des personnes ayant un trouble visuel perçoivent des hallucinations

Des études systématiques dans des centres ophtalmologiques ont montré que le syndrome de Charles Bonnet, initialement considéré comme anecdotique est fréquent : 12 à 15% des personnes ayant un trouble visuel avec baisse de l’acuité visuelle perçoivent des hallucinations visuelles. Autant dire qu’il peut concerner des milliers de personnes dans chaque pays. Pourquoi ce syndrome a-t-il été si longtemps ignoré ? La raison en est simple : la plupart des patients évitent soigneusement d’en parler à leur médecin de peur d’être considérés comme “fous”. Pour le dépister, le praticien ne doit donc pas hésiter à questionner directement les sujets, en les rassurant sur le fait que ces hallucinations ne représentent pas une maladie mentale.

Pour essayer de préciser les caractères des hallucinations du syndrome de Charles Bonnet, plusieurs équipes, notamment, celle de Robert Teunisse et de ses collègues de l’Université de Nimègue, aux Pays-Bas, ainsi que Dominic Ffytche et Robert Howard, de l’institut de psychiatrie de Londres, ont interrogé des sujets ayant des troubles de la vision et des hallucinations de ce type. Il s’agit habituellement de sujets âgés (des femmes dans 70 pour cents des cas), dont les hallucinations surviennent avec des fréquences variables (une fois par semaine au moins dans 57 pour cents des cas). La gamme d’expériences est vaste.

Les phénomènes visuels peuvent être relativement élémentaires :persistance anormale d’images réelles (persévérations), multiplications des objets dans l’environnement (polyopie), distorsion des objets et des faces, modifications des couleurs, taches de couleurs, apparition de maillages, de motifs géométriques ramifiés ou répétés à type de briques, de ronds ou de polygones.

 

Hallucinoses

Plus impressionnantes sont les hallucinations complexes, qui peuvent être extrêmement détaillées et réalistes : apparitions d’objets, projection sur le mur de scènes naturelles (paysages, sous-bois, cascades…), défilé de personnages volontiers de petite taille (identiques aux Lilliputiens des Voyages de Gulliver), parfois, scènes extraordinaires avec multitudes de protagonistes costumés se mouvant dans un décor magnifique.

Les hallucinations ne concernent que la modalité visuelle : aucun son ne les accompagne, les personnages irréels sont muets, il est impossible d’en avoir une perception par le toucher ou l’odorat. Il arrive que le sujet victime de ces hallucinations s’en accommode tant bien que mal, ou les trouve agréables, comme un spectacle de théâtre ou de cinéma qui agrémente son inaction et le distrait, mais, généralement, elles sont plutôt considérées comme gênantes voire effrayantes. Les patients signalent qu’il ne s’agit que de fantasmagories, qui ne correspondent pas à la reviviscence de souvenirs, et qui n’ont aucun caractère familier. Ainsi, ces hallucinations présentent deux caractéristiques : une seule modalité sensorielle (la vision) est perturbée et le patient est bien conscient que ce n’est pas la réalité ; on les nomme hallucinoses.

 

Source :
www.egora.fr
Auteur : Patrick Verstichel

 

Cet article est extrait de Les sens trompés, des anomalies du cerveau aux comportements étranges, de Patrick Verstichel, édition Belin pour la Science.