Depuis quelques jours, un parfum de scandale règne à l’AP-HP. A l’hôpital Georges Pompidou, un listing recensant les bons chirurgiens et les “faiblards”, suivant le nombre d’actes et le temps passé au bloc opératoire a été dévoilé. Six praticiens ont déjà porté plainte. Mais l’affaire pourrait s’étendre : à l’hôpital Cochin aussi, on pratique ce type de recensement.

 

Tempête à l’hôpital Pompidou ! Six chirurgiens ont décidé de porter plainte contre X pour constitution d’un fichier clandestin. C’est un pli glissé anonymement sous leur porte qui a mis le feu aux poudres. Le document recense le temps d’occupation du bloc opératoire et le nombre d’interventions d’une centaine de praticiens, chirurgiens et anesthésistes. Mais il y a mieux, des surlignages mettent l’accent, en bleu sur ceux qui ont un bon rendement, et un jaune sur les “faiblards”. C’est en fait un mail provenant de la directrice de l’établissement, Anne Costa, et destiné au doyen de la faculté de médecine René-Descartes ainsi qu’au président de la Commission médicale d’établissement locale, qui a été intercepté et diffusé.

 

“Des chiffres erronés”

“Je savais que la directrice était capable d’aller très loin, mais pas à ce point-là”, fulmine le docteur Rachid Zegdi, chirurgien cardiaque à l’hôpital Georges Pompidou. La liste annotée a rapidement fait le tour des médecins, choqués par de telles pratiques. “Vous ne pouvez pas comparer des choses qui ne sont pas comparables… La quantité d’actes varie selon les spécialités !”, explique Rodolphe Bosselut, l’avocat des plaignants.

Les praticiens ne comprennent pas non plus comment une évaluation qualitative ait pu être tirée de statistiques quantitatives, s’étonnent que les activités de recherche ne soient pas prises en compte dans un hôpital universitaire et s’indignent que leur travail ne soit pas évalué par des pairs mais par l’administration de l’hôpital. “D’autant que ces chiffres sont complètement erronés !”, clame le Dr Zegdi. Les chiffres proviendraient de deux logiciels de suivi des patients, mais les médecins ont constaté des écarts considérables entre le tableau et leur activité.

Mais si ces questions déontologiques et éthiques révoltent les praticiens, c’est la question de la légalité d’un tel fichier au regard de la CNIL (Commission nationale informatique et libertés) qui est au cœur de la plainte. “Personne n’a été averti de la constitution de ce fichier”, rappelle Maître Bosselut. Personne n’a donc pu consulter et valider les données communiquées par la direction, glissent en chœur les médecins.

Sollicitée par Egora, la directrice de l’hôpital Georges Pompidou n’a pas souhaité répondre à nos questions. Mais, aux médecins, la direction aurait répondu que les données récoltées auraient une “finalité statistique”, de “gestion du bloc”… Des arguments que les praticiens ont du mal à avaler. “C’est quand même la première fois qu’on voit des statistiques nominatives !”, s’étonne Maître Bosselut. “Ce fichier a clairement été créé et utilisé pour nuire”, assure sans détour le docteur Rachid Zegdi.

 

Remettre en cause la nomination d’un chef de service

L’un de ses confrères, le professeur Philippe Halimi, est catégorique : ce classement aurait déjà été utilisé pour remettre en cause la nomination au poste de chef de service d’un chirurgien ORL, “pourtant reconnu comme une sommité mondiale”. Pour les plaignants, le but de ce listing est clair : “Un directeur d’hôpital est promu s’il fait de l’argent. Il faut donc que ses chirurgiens soient rentables !”, analyse le professeur Emmanuel Masmejean, chirurgien orthopédiste. “On veut que notre plainte fasse jurisprudence dans le productivisme à l’hôpital”, espère le professeur Halimi.

Car pour les médecins, cette histoire de fichier n’est finalement que la goutte d’eau qui fait déborder une coupe trop pleine. Depuis plus de six mois, les relations entre médecins et direction à l’hôpital Pompidou sont particulièrement houleuses. Entre la nomination contestée d’un chef de service en orthopédie, un chirurgien menacé d’être limogé parce qu’un patient l’accuse sans preuves d’avoir demandé des dessous de table, cinq autres médecins qui se sont entourés d’avocats pour régler des conflits… “l’atmosphère dans cet hôpital est devenue irrespirable”, lâche le professeur Halimi. “On a été assassinés par la loi HPST de Bachelot, qui donne les pleins pouvoirs à la directrice”, tacle à son tour son confrère, le professeur Masmejean.

Alors qu’ils estiment ne pas être entendus par leur direction, les praticiens de l’hôpital Pompidou espéraient trouver une oreille attentive à l’échelon supérieur. En vain. “J’en veux beaucoup au Siège qui ne fait rien pour nous aider”, regrette le professeur Halimi. “La direction de l’AP couvre tout ça. Martin Hirsch a refusé de nous rencontrer”, dénonce Emmanuel Masmejean. Le 20 mars dernier, sept médecins ont écrit au directeur général de l’AP-HP, Martin Hirsch, pour l’informer de leur découverte. Le soir même, il répond qu’il va se pencher sur l’affaire. Mais depuis, ils ont le sentiment que les préoccupations de l’AP-HP sont plus focalisées sur la manière dont ces informations ont filtré que sur ce qu’elles mettent en lumière. C’est la responsable des affaires juridiques de l’AP-HP qui s’est chargée de leur répondre. “Mais c’était une non réponse ! Sa première préoccupation était de savoir comment on avait eu ce mail”, soupire encore le professeur Halimi.

Le président de la CME de l’AP-HP, Loïc Capron, assure pourtant suivre cette affaire “de très près, depuis ses tous premiers commencements”. Il condamne qu’un relevé ait été établi à l’insu des praticiens, “ce qui est contraire à la loi et à la déontologie”, mais met d’abord l’accent sur “le piratage d’une messagerie électronique (qui) est un délit inacceptable, la justice doit chercher à connaître l’identité de son auteur pour le poursuivre”.

Alors que la polémique enfle, le directeur général de l’AP-HP, Martin Hirsch, a envoyé ce matin un courrier à l’ensemble des personnels de l’hôpital Pompidou, qui ne sera probablement pas de nature à calmer les plaignants. Dans une lettre de deux pages, il revient sur les tensions qui règnent actuellement à l’hôpital ainsi que sur les “tentatives de destabilisation”. Il “condamne avec la plus grande fermeté” les mises en cause personnelles dont la directrice, Anne Costa aurait fait l’objet. “Il est inacceptable d’exploiter un document de travail, récupéré probablement de manière frauduleuse, pour alimenter des attaques personnelles déplacées”. Concernant le fond de l’affaire, Martin Hirsch est plus sobre. Il admet que la diffusion du document a “suscité un émoi”, ainsi que “des interrogations sur la conformité de ce tableau au regard de la loi “informatique et liberté””. Un terme faible au regard de l’indignation des praticiens, dont les interrogations vont bien au-delà de la simple question de la légalité du document. “Si des traitements informatisés ne sont pas parfaitement en confirmité, ils devront être régularisés”, se contente d’annoncer Martin Hirsch.

 

“De tels fichiers existent dans de nombreux autres services”

Si la plainte déposée par les six confrères entend dénoncer des pratiques plus vastes que la seule constitution d’un listing, elle pourrait permettre de mettre en lumière un fonctionnement étonnant : “de tels fichiers existent dans de nombreux autres services”, révèle sereinement le professeur Bernard Granger, psychiatre à l’hôpital Cochin et membre de la CME centrale de l’AP-HP. Lui-même reçoit depuis 2012 des fichiers avec les chiffres de consultation de ses confrères, qui ne sont pas avertis qu’une telle collecte est réalisée sur leurs actes. “On n’a jamais reçu d’infos sur ces fichiers, dont les données sont d’ailleurs souvent fausses”, précise-t-il. Depuis la plainte déposée par ses confrères de l’hôpital Pompidou, le Dr Granger a sollicité sa direction pour obtenir des précisions sur la constitution de ces fichiers. Aucune réponse ne lui a encore été fournie, mais il a bon espoir. “Cette affaire de Pompidou nous fait prendre conscience qu’il y a un problème sérieux.”

Pour l’heure, la plainte des six médecins de l’hôpital Pompidou est entre les mains du procureur de la République, qui doit décider l’ouverture d’une enquête. “On verra bien ce qu’il découvrira”, lâche Maître Rodolphe Bosselut. Dans un premier temps, l’avocat ne pourra pas avoir accès à l’enquête qui devrait s’ouvrir. Dans un délai de trois mois, les plaignants pourraient déposer une nouvelle plainte, “avec constitution de partie civile”, ce qui, cette fois, permettra à leur avocat de suivre l’enquête au plus près. L’affaire ne fait que commencer.

 

Source :
www.egora.fr
Auteur : Fanny Napolier