Patrick Henry, médecin alcoologue, peut se vanter d’être un pionnier. À Nanterre, il ouvre dans les années 1980 la première consultation en Europe réservée aux SDF. Il y recevra 51336 patients, jusqu’à un burn out qui le pousse à modifier sa trajectoire professionnelle. Depuis 1992, il est chargé de la mission de lutte contre la grande exclusion à la Ratp, où il fonde le Recueil social. Il tente désormais de faire revoir le jour aux SDF réfugiés dans le métro.

 

 

Egora.fr : Quelle est la différence entre votre travail aujourd’hui et celui d’hier à Nanterre ?

Dr Patrick Henry : Aujourd’hui, je croise les SDF, mais je ne les soigne plus, je cherche des solutions pour les accueillir. C’est un burn out que j’ai vécu. J’étais le premier à avoir mis en place une telle consultation, le terrain était en friche, je n’avais aucune idée des dégâts que cela peut causer. J’ai effectué 51336 consultations. Plus des gens que j’allais voir à l’extérieur, dans la rue, dans le métro. Au total, ça doit faire de 70000 à 80000 consultations, uniquement avec des SDF. À chaque fois, les types vous racontent de telles choses, présentent de telles pathologies que même si on a le recul professionnel, qu’on essaye de se préserver, il reste une petite couche qui nous colle à la peau. Cette petite couche se sédimente, ensuite il suffit d’un léger déséquilibre personnel, pour moi c’était un divorce. Et à ce moment-là, soit on arrête, soit on se casse la gueule. Moi j’ai préféré arrêter avant de me casser la gueule. J’ai alors rencontré la Ratp, qui réalisait une enquête auprès des voyageurs. Il en ressortait que leur première préoccupation était la présence des SDF dans le métro. La Ratp essaie de répondre à des attentes, ça ne m’a pas choqué, d’autant que de mon côté j’avais constaté, de façon très clinique, que les gens de loin les plus malades, les plus abîmés venaient tous du sous-sol.

 

Qu’est-ce que c’est, de travailler tous les jours avec des SDF ?

Il ne faut pas tricher. Les SDF n’ont pas de filtre. S’ils ont envie de vous dire que vous avez une sale gueule, ils vous le disent. Il faut aussi être le meilleur clinicien possible, car on n’a pas le temps de proposer des examens supplémentaires. On se fie à tout : le toucher, l’odeur, l’ouïe. Si vous ne faites pas le diagnostic dans la première minute, vous ne le ferez pas. À Nanterre, je les observais dès leur arrivée, quand ils descendaient du bus. C’est une médecine très particulière, du fait des patients auxquels elle s’adresse. Il faut être très naïf pour penser qu’il suffit de bien aimer les gens, comme on dit, pour bien faire ce boulot-là. Aujourd’hui, je me considère beaucoup plus comme un travailleur social option médecine.

 

Comment en êtes-vous arrivé à cette médecine si spéciale ?

Complètement par hasard. À Nanterre, dans le cadre de mes études, j’avais repéré des agents dans les couloirs du métro en uniforme blanc, bleu, marron… Je les ai suivis, je me suis retrouvé dans une sorte de cour des miracles. Quelque temps après, j’ai reçu aux urgences un type qui venait de cet endroit, où on amenait les clochards à l’époque. Il est arrivé avec un plâtre au bras, ça le grattait, et quand j’ai retiré le plâtre il n’y avait plus rien en-dessous. Tout était putréfié. Il ne restait qu’un vague réseau vasculaire qui alimentait la main. Je me suis dit, si un seul mec, que je rencontre par hasard, est dans cet état alors qu’ils sont des centaines là-bas, il doit y avoir d’autres gens dans son cas.

 

Est-ce que vous étiez frustré dans votre travail de médecin ?

Il faut avoir un peu d’humilité. Dans le traitement des SDF, il s’agit de social et d’humanité avant tout. La médecine ne répond pas à tous leurs problèmes. Mais elle reste le meilleur moyen de les approcher : on peut aller voir un toubib et lui dire qu’on a mal au crâne, et trois minutes plus tard lui raconter qu’on se faisait violer par son père à l’âge de 4 ans. Avec un médecin, on invente un prétexte, ensuite on peut parler de choses beaucoup plus importantes.

 

De quelles pathologies souffrent les SDF ?

La seule qui leur soit spécifique, c’est la brûlure causée par les grilles de ventilation du métro. Ils s’y allongent pour dormir, généralement ivres, donc les mouvements physiologiques du sommeil disparaissent. C’est de l’air sec à environ 23 °C qui émane des grilles. Associé à la compression du corps contre la grille et à sa durée, cela aboutit à des escarres dramatiques. Le problème des SDF c’est qu’ils souffrent des mêmes pathologies que tout le monde, mais que cela prend des proportions dramatiques, car ils ne sont pas soignés à temps.

 

L’alcoolisme et les troubles psychiatriques sont-ils fréquents ?

D’après mes calculs, entre 20 et 30 % des personnes qui sont à la rue présentent des pathologies psychiatriques. Une personne sur trois, c’est énorme ! Le problème, c’est que l’institution n’est pas du tout adaptée à eux. L’alcoolisme est assez répandu, mais il faut savoir de quoi on parle. Si j’ai besoin d’une bière chaque soir, c’est une forme d’alcoolisme. Mais si pour satisfaire ce besoin, je dois boire 7 ou 8 l de vin par jour, ce n’est plus la même affaire… Il y a parfois chez les SDF des phases terminales, des suicides symboliques où les types boivent 20 à 23 l de vin par jour. Ça dure trois jours et ils meurent. Pour autant, interdire la consommation d’alcool dans les centres d’hébergement, c’est cruel, parce qu’on fait du chantage aux SDF : c’est soit tu dors dans le froid et tu réponds à ta dépendance, soit tu veux dormir au chaud et tu souffres. C’est un manque de respect de ne pas tenir compte de cette pathologie. On considère que c’est mal, mais de quel droit ? Qu’est-ce qu’on leur propose d’autre ? Alors oui, l’alcool, c’est difficile à gérer dans un centre mais on ne fait pas non plus un
métier facile.

 

Quelle est la particularité de la vie dans le métro ?

Le danger, c’est que les gens y restent et qu’ils perdent rapidement tout repère. Même bruit, même lumière, même température… ils se désocialisent. J’ai vu des types arriver en pleine forme dans le métro, après un accident de vie. Je les retrouvais trois semaines après, devenus clodos. C’était fini, il n’y avait plus rien à faire.

 

Vous arrivez à les en faire sortir ?

Oui, mais il faut ruser et les connaître. En 1991, on avait recensé 1125 personnes dans le métro. Depuis, le nombre a été divisé par 3,5. Pourtant, rien ne les empêchait d’y revenir. On ne les a pas jetés dehors, ce sont des gens qu’on a réussi à réintégrer dans un circuit d’aide sociale, et j’en suis très content. Pour ça, il a fallu inventer des choses. Par exemple, l’opération Atlas : tous les soirs depuis vingt ans, on transporte quatre cents personnes vers un lieu d’hébergement. On a également des lieux d’accueil de jour, les “espaces solidarité insertion”. Il y en a quinze comme ceux-là à Paris, où on peut prendre une douche, laver ses vêtements, rencontrer un médecin, etc. C’est en proposant aux gens une alternative qu’on les fait sortir du métro. Mais les rechutes sont fréquentes. Personne n’est capable d’estimer les limites de sa propre fragilité et de sa propre solidité, de savoir s’il y aura rechute ou pas. C’est ça qui est terrible.

 

Vous parlez beaucoup des SDF au masculin, mais il y a aussi des femmes. Est-ce que l’impact de la vie dans la rue est différent pour elles ?

C’est bien plus dramatique pour les femmes. Déjà en termes d’image de soi. Dans la rue, la notion de féminité disparaît complètement. Mais parfois ça peut faire partie d’une stratégie, d’essayer de ressembler le moins possible à une femme telle qu’on se la représente, pour subir moins de violences. Parce que physiquement les femmes de la rue sont victimes d’agressions de façon quasi permanente. Ce sont des viols à répétition. Et même quand certaines pensent trouver un « protecteur », elles ne sont pas à l’abri. Pour les hommes, la rue ce n’est déjà pas drôle, mais pour les femmes c’est un enfer. Elles représentent 10 à 12% des SDF, et ça s’explique : en fait, la protection sociale se met bien plus facilement en place pour elles à partir du moment où elles ont des enfants. La présence des enfants les maintient au foyer, et ce n’est que lorsque ceuxci quittent le domicile parental qu’elles peuvent se retrouver dehors. Donc on trouve de très jeunes femmes dans la rue, mais elles peuvent encore la quitter, et des femmes plus âgées, à partir de 45-50 ans.

 

Comment décrire le rapport que les sans-abri entretiennent avec leur corps, et en particulier leur corps malade ?

Les gens ne sont plus capables de faire un travail de distanciation par rapport à eux-mêmes, et pour quelqu’un qui n’a plus l’impression que ses membres lui appartiennent, il n’y a aucune raison de se faire soigner. Il y a une fragmentation de l’individu. Et c’est manifeste : par exemple, pour les droitiers, les lésions les plus importantes commencent au pied gauche, puis au pied droit, puis à la main gauche et enfin à la main droite. Ce sont les organes avec lesquels on a le plus de relations qui sont touchés en dernier.

 

Comment, en tant que médecin, répondez-vous à ça ?

Il faut y aller sur des oeufs, il faut banaliser. Moi par exemple, j’ai beaucoup plaisanté sur les asticots. D’ailleurs, j’en ai gardé, regardez, sur le bureau, là, dans la résine. Je les ai récupérés sur la jambe de quelqu’un, ils sont devenus des mouches, et ensuite le patient revenait et me disait en rigolant : “Fais-moi voir mes gosses”. S’il avait fait le lien entre ces asticots et l’image de la mort, de la pourriture, il n’avait plus qu’à mourir effectivement. À la place de ça, on a plaisanté, tout en soignant cet ulcère de jambe gigantesque.

 

De médecins alcoologue à “clodologue”

« Clodologie », c’est ainsi que Patrick Henry désigne, bravache et provocateur, cette médecine si spéciale à ses yeux, qui consiste à soigner des SDF. Car il sait de quoi il parle, lui qui travaille auprès d’eux depuis les années 1980, d’abord en tant que médecin, désormais en tant que salarié de la Ratp. C’est sans doute de cette longue expérience que lui viennent son franc-parler et son humilité. Il dit être arrivé à ce métier par hasard : en 1979, en quête d’un stage au cours de ses études de médecine, il pousse les portes de l’hôpital de Nanterre. Une fois aux urgences, il reçoit pour la première fois un SDF, incommodé par son bras plâtré. Le plâtre retiré, le jeune médecin découvre un bras putréfié, qu’il faudra amputer.

Cette rencontre lui donne l’idée d’ouvrir une consultation médicale réservée aux SDF. Il la réalise en 1984, et reçoit chaque jour des sans-abri, hommes et femmes, qu’il tente de soigner de son mieux. De Nanterre, avec la puanteur, les plaies catastrophiques et les poux qui le poussent à se raser le crâne, à son bureau propre du siège de la Ratp, l’homme ne semble pourtant pas avoir changé. Aujourd’hui, il dit réfléchir toujours comme un médecin, mais répondre en même temps aux attentes de son entreprise : c’est à la Ratp qu’il fonde le Recueil social, qui part chaque soir à la rencontre des SDF du métro parisien et tente de leur faire rejoindre les centres d’hébergement prévus pour eux. Parce que la Ratp veut assurer à ses voyageurs les meilleures conditions de transport, il le reconnaît et l’assume. Mais surtout car le métro, lieu intemporel où il ne se passe pas grand-chose, « clochardifie » n’importe qui en un temps record, selon son expression, et favorise la désocialisation des SDF qui s’y réfugient. Aujourd’hui, il a cessé d’exercer et se concentre sur les nouvelles solutions à proposer aux sans-abri, en particulier les centres d’hébergement de jour.

 

Source :
www.egora.fr
Auteur : Charlie Vandekerkhove