© Philippe Charlier

Aucune étude scientifique n’a jamais été menée dans les Catacombes de Paris. Pourtant, les millions d’ossements qui ont été déposés de 1786 à 1860, en provenance des anciens cimetières de la capitale, pourraient constituer un témoignage précieux de l’état de santé des Parisiens et Franciliens à travers les siècles. Médecin légiste et archéologue, le Dr Philippe Charlier, qu’Egora a rencontré dans son laboratoire de l’Université de Versailles-Saint-Quentin, a relevé le défi.

 

On dit que six millions de Parisiens et de Franciliens auraient trouvé dans les Catacombes leur dernière demeure. “Un chiffre qui traine depuis des années, possiblement surévalué”, commente le Dr Philippe Charlier. En réalité, personne n’a jamais entrepris de comptage au sein de cet immense ossuaire, implanté en 1786 dans les anciennes carrières pour abriter les ossements provenant des cimetières intra-muros de Paris (dont le cimetière des Saints-Innocents) et qui a continué à s’étendre jusqu’en 1860.

Les Catacombes de Paris n’ont d’ailleurs jamais véritablement fait l’objet d’une étude scientifique, souligne Philippe Charlier, rencontré au sein de son Laboratoire anthropologie, archéologie, biologie (Laab), à l’Université de Versailles-Saint-Quentin (USVQ). “On a retrouvé qu’une seule étude anthropologique, succincte, réalisée dans les années 1950 par un médecin, qui a cherché des lésions de lèpre sur les crânes à l’occasion d’une visite touristique.” L’étude lancée au printemps dernier par le Laab, en coopération avec Paris Musées, est donc inédite. Elle a pour double objectif de quantifier le nombre d’individus déposés dans les Catacombes et d’évaluer l’état de santé des Parisiens et des Franciliens à travers les siècles.

 

Une cohorte sur près de 1 000 ans

Car au-delà de sa valeur patrimoniale, le site des Catacombes a également “une haute valeur scientifique, que ce soit sur le plan des sciences fondamentales ou des sciences humaines”, insiste Philippe Charlier. “Les ossements qui y ont été transférés à partir de 1786 et durant une bonne partie du XIXe siècle proviennent de toutes les couches des cimetières de Paris intra-muros. Il peut donc y avoir des ossements qui datent du haut Moyen Âge, voire de l’Antiquité tardive.” Cette “cohorte rétrospective” s’étendant sur plus de 1 000 ans va permettre d’avoir “une vision évolutive des maladies et des vagues de population au sein de Paris”, espère le chercheur.

Deux campagnes ont été menées par Philippe Charlier et les étudiants du DU d’ostéo-archéologie, anthropologie médicale et médecine légale de l’USVQ, en septembre puis en mai derniers, sur une hague* située à l’écart du circuit de visite qui s’est en partie effondrée. Si la hague antérieure est principalement composée de crânes et d’os longs (fémurs, tibias, humérus) qui étaient soigneusement entassés, sa partie postérieure est constituée d’un “bourrage” d’ossements plus petits ou cassés, et de gravats. Suivant une chaine opératoire validée en amont par les équipes de Paris Musées en charge du site, l’équipe de recherche a procédé sur place à un inventaire (nature de l’ossement, latéralité et sexe de l’individu – en présence d’un fragment de bassin) et à un comptage. Un travail “long, fastidieux” mais “scientifique”, accompli dans une atmosphère “humide”, décrit Philippe Charlier. Un relevé topographique 3D a également été réalisé.

 

Crédit photo : Philippe Charlier
© Philippe Charlier

 

 

Le nombre minimum d’individus (NMI) de cette collection, qui correspond “au nombre maximum du même os de même latéralité”, a été évalué aux alentours de 350 par mètre cube, indique Philippe Charlier, “ce qui est beaucoup quand on y pense”. La répétition de ces opérations de comptage permettra d’affiner le NMI. En comparant le linéaire et le volume des galeries abritant des ossements, “on pourra estimer de façon un peu plus réaliste, en tout cas un peu plus scientifique, le nombre d’individus qui ont été déposés dans les Catacombes”, avance le médecin-archéologue.

Fractures, malformations, signes de maladies carentielles ou infectieuses, tumeurs … Environ un tiers d’ossements “pathologiques” ont été mis à part pour un premier “diagnostic rétrospectif” in situ. Philippe Charlier rapporte ainsi des cas de syphilis, de tuberculose, ou d’ostéomyélite chronique. Si le légiste a relevé “des fractures en grande quantité” et “beaucoup” de rachitisme, les lésions d’arthrose étaient présentes “en quantité modérée, ce qui est en rapport avec une population jeune”. “On a retrouvé peu de caries et l’on a cherché en vain des soins de dentisterie”, ajoute-t-il. “Très peu de cas de lèpre étaient visibles”, note-t-il enfin. Quelques ossements présentant un intérêt particulier pourraient faire l’objet d’un échantillonnage pour datation au carbone 14 et des examens complémentaires (scanner médical, analyse chimique et/ou génétique).

 

Les alertes des médecins contre le cimetière des Innocents

Rapports, lettres… Au cours des XVIIIe et XIXe siècles, les médecins et hygiénistes ont multiplié les alertes concernant la proximité nocive entre les morts et les vivants dans la capitale. “Les médecins avaient échafaudé l’hypothèse que la peste, et les miasmes en général, venaient d’un contact prolongé avec les cadavres”, relate Philippe Charlier. Nécropole d’origine mérovingienne située dans le quartier des Halles, le cimetière des Innocents exhale le “méphitisme”, accusent-ils. “Depuis un très grand nombre d’années, le vœu des citoyens de tous les ordres n’avait cessé de solliciter la proscription du cimetière des Saints-Innocents, rappelle Michel-Augustin Thouret, dans un rapport lu devant la Société royale de médecine en mars 1789. Situé dans un des quartiers les plus peuplés de la ville, et environné de maisons qui le concentraient de toutes parts, il réunissait à tout ce que l’on sait que l’aspect de pareils lieux peut inspirer de dégoût et d’horreur, les sources d’infection les plus multipliées et les plus actives. Il régnait au pourtour d’immenses charniers, où l’on déposait les ossements humides qui provenaient de la fouille des terres, lorsqu’on ouvrait de nouvelles fosses et une rigole très étendue, où l’on jetait chaque jour des maisons voisines des immondices de tout genre.”
En 1780, plusieurs incidents sont rapportés et précipitent la décision de fermeture du cimetière. “Les murs de la cave d’une taverne jouxtant le cimetière des Innocents se sont effondrés, des cadavres en état de décomposition sont tombés sur les tables, ça a été la goutte d’eau”, relève Philippe Charlier. Mais l’archéologue avance une autre explication, “plus pragmatique” : la “pression immobilière”. “Les cimetières représentaient de belles surfaces à bâtir, les promoteurs ont sans doute joué leur rôle.”

 

Amputations et trépanations

Découvertes notables : des “cranes sciés dans un contexte d’autopsie ou d’embaumement“, un crâne ayant subi une trépanation “vraiment immense – 18 cm sur le grand axe” et des lambeaux d’amputation. “On ne s’était jamais posé la question de ce que l’on fait des membres amputés, relève Philippe Charlier. Sur le plan de l’histoire des gestes religieux, c’est une notion nouvelle : ces membres n’ont pas été jetés, mais conservés pour être enterrés en terre consacrée.”

Au cours des deux campagnes, l’équipe a retrouvé une “majorité écrasante d’ossements adultes” et seulement 2 à 3 % d’ossements immatures. La mortalité infantile étant importante au cours de la période pré-jennerienne, “il y a clairement une sous-représentation des ossements immatures, qui ne correspond pas aux tables de Ledermann”**, pointe Philippe Charlier. Rien de surprenant pour le légiste. “Les ossements des immatures se conservent beaucoup moins bien, souligne-t-il. Si l’on avait fait des fouilles archéologiques maintenant au cimetière des Innocents, on n’aurait pas retrouvé beaucoup d’immatures : avec l’écrasement, la diagénèse et la taphonomie, ils ne se seraient pas très bien conservés.” L’ossuaire des Catacombes est en outre un lieu de sépulture secondaire, relève-t-il : durant le transport par charrettes, ces ossements plus petits, plus fragiles, ont pu se perdre ou se casser ; une fois arrivés au site de la Tombe-Issoire, ils ont été jetés par les fossoyeurs dans des puits d’une vingtaine de mètres de profondeur, ce qui a pu achever de les réduire en poussière. “Je ne pense pas qu’il y a eu une sélection, ils ont pris ce qu’ils ont trouvé”, analyse Philippe Charlier.

Une troisième campagne est prévue à la rentrée. Les secrets des Catacombes sont encore bien enfouis… mais se révèlent lentement.

 

* Mur d’ossements bordant les galeries de circulation.
** Un tiers des individus décèdent durant la première année de vie et un autre tiers entre 1 et 18 ans.

 

Voltaire et Raphaël pour patients

Spécialisé dans le diagnostic rétrospectif de personnages historiques, le Laab travaille actuellement sur le cœur embaumé de Voltaire, conservé à la Bibliothèque nationale de France. L’équipe cherche à déterminer la cause de son décès. “On a une notion historique de cancer urologique, on essaie de préciser le siège, si c’est plutôt prostatique, vésical, ou si c’est infectieux“, précise Philippe Charlier. Autre patient célèbre : le peintre Raphaël, initialement enterré au Panthéon de Rome et dont la tombe a été ouverte en 1833. “On est en train de reconstituer un puzzle de petits fragments éparpillés en Europe. A chaque fois, on essaie de déterminer la cause réelle de sa mort, avec comme hypothèse principale celle d’un paludisme.”

 

Crédit photo : Philippe Charlier Crédit photo : Philippe Charlier Crédit photo : Philippe Charlier Crédit photo : Philippe Charlier Crédit photo : Philippe Charlier
© Philippe Charlier

 

Source :
www.egora.fr
Auteur : Aveline Marques

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