Dans un livre intitulé Crise sanitaire : pourquoi il faut presque tout changer, le Dr François Pelen, ophtalmologiste et co-fondateur de Point Vision, appelle à repenser le système de santé français. En ville, il prône la constitution d’entreprises médicales pour permettre au médecin d’accéder à des équipements de pointe et libérer du temps au service du patient.

 

 

Egora.fr : En ville, comme à l’hôpital, quels dysfonctionnements majeurs ont été mis en lumière par l’épidémie de Covid-19, selon vous ?

Dr François Pelen

Dr François Pelen : Dans mon idée, la médecine a franchi trois étapes entre le XXe et le XXIe siècle. Il y a eu cette première étape, qui datait de très longtemps, qui était la médecine pyramidale, avec le grand patron en haut, puis les hospitaliers, les spécialistes, les généralistes, les paramédicaux, et puis, tout en bas de la pyramide, le patient, qui ne devait rien demander car il ne connaissait rien au sujet.

Et puis dans les années 80 arrive Internet, et à partir de là, le patient prend sa place. Il devient un partenaire, se renseigne sur le médecin, sur sa pathologie, arrive avec des questions, note le médecin. Il n’est plus dans un rapport féodal. Les médecins ont eu du mal à ce moment-là, parce qu’ils n’avaient pas été formés pour ça. A l’hôpital, les praticiens ont ainsi perdu le pouvoir au profit des administratifs. En ville, chacun est resté isolé et la médecine de ville n’a pas beaucoup évolué.

Arrive alors la crise sanitaire qui révèle toutes ces faiblesses. A l’hôpital, autant quand on donnait tous les pouvoirs aux médecins, il y avait des problèmes d’intendance, autant quand les administratifs ont eu trop de pouvoir, on s’est aperçu qu’en période de crise, ça ne se passait pas comme on le souhaitait. C’était la panique à bord, et les médecins ont repris le dessus pendant un moment. On a réalisé qu’il faudrait que le pouvoir soit plus équilibré.

En médecine de ville, il y a eu deux crises. L’une qui n’est pas arrivée (H1N1), l’autre, qui est arrivée plein pot. Dans les deux cas, alors qu’il s’agissait de gouvernements très différents, on a “shunté” la médecine de ville. Alors que les hospitaliers étaient débordés pendant le confinement, les généralistes n’avaient rien à faire. Je me suis demandé pourquoi les ministres avaient pris la même décision. La raison, c’est que le médecin de ville est trop dispersé.

 

 

Vous prônez, de fait, l’avènement des grandes structures, l’entreprise médicale…

Quand vous avez quinze jours pour établir un plan d’attaque, vous ne pouvez pas réunir des dizaines de milliers de personnes pour leur expliquer ce qu’il y a à faire, alors que vous pouvez réunir des directeurs d’ARS, d’hôpitaux. L’épidémie a bien montré la faiblesse du système actuel où la médecine de ville n’est pas organisée en entreprise médicale et où, de fait, c’est trop compliqué de la faire rentrer dans le process parce qu’il n’y a pas de relais.

Ce n’est pas la seule raison pour laquelle la médecine de ville doit s’organiser en entreprise médicale. Aujourd’hui il y a énormément de technique dans la médecine. On fait beaucoup d’examens, on ne se contente plus de palper un ventre. Vous ne pouvez pas avoir tous ces moyens techniques si vous êtes seul… Economiquement, ce n’est pas viable. Vous allez envoyer votre patient à un confrère qui a le plateau technique, les examens vont être envoyés au médecin. Le patient va reprendre un troisième rendez-vous avec le médecin pour obtenir ses résultats. Dans l’entreprise médicale, vous avez tout sur place, vous le faites sur la journée. Ce n’est plus la même médecine.

On est dans un système de santé qui craque de partout où on voit bien qu’on ne peut pas rajouter des milliards, et augmenter considérablement le nombre de médecins donc il faut faire appel aux paramédicaux pour venir les aider, en plus d’une assistance administrative. Ça donnera plus de temps aux praticiens pour gérer le médical, voir ainsi plus de patients, donc de réduire les délais.

 

 

Les médecins accepteront-ils toutefois de déléguer de nombreuses tâches?

Il y a la force de l’habitude et il y a le corporatisme. Malheureusement, on est dans une civilisation qui avance, on ne peut donc pas tout le temps faire pareil qu’avant. Il faut trouver des solutions efficientes, sans dégrader la qualité. Une des réserves des médecins que j’interroge sur cette entreprise médicale c’est : “Mais on n’est pas formés pour ça, pour diriger du personnel, recruter…”

C’est pour ça que je préconise qu’on apprenne les fondements du management pendant les études de médecine. C’est faisable. Les pharmaciens ont une option industrie. Tous les médecins n’ont pas vocation à diriger l’entreprise médicale, mais l’entreprise médicale répond à un besoin de la population qui est d’avoir un accès aux soins rapide, de qualité, et à des tarifs raisonnables.

Il faut évoluer avec son temps. Et c’est le besoin du patient qui doit primer. Bien sûr, un médecin qui voit arriver la retraite ne va pas tout bouleverser. Mais un jeune médecin, si on lui donne les armes pour exercer dans de bonnes conditions, avec du bon matériel et de bons collaborateurs, pourquoi voulez-vous qu’il ne le fasse pas ? A Point vision par exemple, quand on recrute des chefs de centres ophtalmos, on les envoie à HEC pour suivre un programme.

 

 

Ne risque-t-on pas de perdre le côté humain en généralisant le concept de médecin-manager ?

Je pense au contraire que ça le facilite. Comment voulez-vous qu’un médecin reste humain quand il est le seul médecin qui reste sur son secteur, qu’il a une salle d’attente bourrée à bloc et qu’il doit tout faire lui même (l’administratif, la technique et le médical). Comment voulez-vous qu’il prenne le temps avec son patient dans ce cas-là? Mon système, au contraire, puisqu’il le décharge de tout ce qui n’est pas médical, lui donne du temps de soins, pour pouvoir avoir un contact plus détendu, plus élaboré, avec le patient. L’entreprise médicale n’est pas la chaîne.

 

Vous parlez également beaucoup du fléau des déserts médicaux. On constate, pour l’heure, que les incitations financières n’ont montré que peu d’effets. Quelle serait la solution ? La coercition ?

Il y a une raison structurelle qui fait que la coercition ne marchera jamais avec les médecins. Les études sont très longues. A la fin de son cursus, les médecins ont environ 32 ans, souvent des enfants, et un mari ou une femme qui a un job dans la ville. On leur dirait “On va vous mettre à tel endroit parce que c’est bien pour le système” ? Ça ne fonctionnera pas avec la contrainte, même si on leur donne 5.000, 10.000 euros.

Le système que je souhaite mettre en place avec Point vision, mais qui peut être appliqué à tout un tas d’autres spécialités, c’est de créer des gros centres où on a tout, et des postes avancés. Depuis les postes avancés, où il y a un technicien avec éventuellement une assistante, vous faites une téléconsultation avec le médecin et vous ne demandez aux patients de se déplacer vers le grand centre que quand il y a un besoin d’investigations complémentaires.

 

 

Selon vous, il a malgré tout été “illusoire” de mettre fin au numerus clausus. Pour quelle raison ?

Ça ne s’appellera plus comme ça, mais ça reviendra au même. Il y a un peu d’hypocrisie. Le nombre de postes d’internes, jusqu’à preuve du contraire, est toujours fixé par décret. Il y a toujours un moment où on va fermer le robinet. Je suis plus en faveur d’ouvrir le robinet de temps en temps selon les besoins que de le supprimer.

 

Vous évoquez le recrutement des médecins étrangers pour pallier le manque de praticiens. Est-ce la solution?

Il y a eu des erreurs dans le passé sur le nombre de médecins qu’il nous faudrait. On n’avait pas vu, par exemple, que l’allongement de la durée de vie allait créer des “nouvelles maladies” (DMLA, Alzheimer…). Ces maladies sont très consommatrices de soins.

Aujourd’hui, il n’y a donc pas assez de médecins. Mais depuis une dizaine d’années, on a rouvert le robinet. Probablement vers 2030, on aura un nombre de médecins qui correspondra aux besoins de la population. Pendant une période intermédiaire, il faut bien trouver des solutions. L’une d’elles, c’est de recruter des médecins étrangers. Même si ça ne fait que déplacer le problème.

 

 

Pensez-vous que pour remettre à flot le système et l’économie, il faudrait réformer le principe de remboursements des soins ?

Je ne suis pas convaincu. Le système de remboursements des soins est quand même apprécié de la population. On a fait des progrès au niveau de la Sécurité sociale (avec les statuts de médecins secteurs 2 Optam). Le système, en ville, est pour moi raisonnable. Je ne pense pas que ce soit l’endroit où il faut réformer en premier. Je pense que c’est plus structurel, organisationnel que le système de rémunération.

 

Crise sanitaire : pourquoi il faut presque tout changer – Le temps du médecin entrepreneur, Dr François Pelen, éditions du Cherche Midi.

 

Source :
www.egora.fr
Auteur : Louise Claereboudt

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