Depuis une dizaine d’années, le Dr Michaël Serfaty, gynécologue-obstétricien installé à Aix-en-Provence, recueille les petites phrases que ses patientes lâchent dans l’intimité de son cabinet. Des mots qui dévoilent bien souvent la “souffrance ordinaire” de ces femmes, qui pourraient être toutes les femmes du monde. Photographe, il capture en images ces mots pour leur donner vie, les rendre universels. A l’approche de la retraite, le praticien expose aujourd’hui son travail, une manière de rendre hommage à celles qu’il a suivies tout au long de sa carrière. Rencontre.
“Je me languis d’être enfin seule dans mon corps.” Cette phrase – aussi belle que mystérieuse – résonne encore dans la tête du Dr Michaël Serfaty, des dizaines d’années après l’avoir entendue. Il ne sait plus quelle patiente l’a prononcée. Pourtant, cette petite phrase, jetée à la volée dans l’intimité de son cabinet situé à Aix-en-Provence, a tout chamboulé. “Tout à coup j’étais parti dans ma tête. La pauvre dame continuait à parler, mais je n’entendais rien, raconte le gynécologue-obstétricien. J’ai vite écrit cette phrase, et je suis revenu dans ma présence à cet entretien.”
Mais ces quelques mots restent gravés dans la mémoire du praticien, qui embrasse en parallèle une carrière de photographe et s’est constitué une “petite réputation locale”, sorti quelques bouquins regroupant ses clichés, et fait plusieurs expositions. “Plus tard, j’en ai noté une autre, puis une autre, et j’ai pris le pli de noter.” Chaque phrase qui se transforme en image dans sa tête, qu’il voit ou qu’il pourrait dessiner, est soigneusement répertoriée dans son carnet. “Avec tout ce qu’elle engendre comme incompréhension ou comme mystère.”
Le praticien se lance alors dans un projet fou, celui de mettre en images les maux de ses patientes, leur “souffrance ordinaire”. “Dans la vie d’une femme, il y a beaucoup de moments difficiles, de confrontation à des choses violentes, agressives. Ça n’en fait pas pour autant des personnes en détresse ou à la dérive. Parfois, bien sûr, cela va au-delà de l’ordinaire, mais toutes ces patientes qui viennent me parler et qui m’ont dit les phrases que j’ai recueillies, ne sont pas au bout de leur vie. Elles viennent faire leur contrôle, ont deux trois petits bobos, et retournent dans leur existence, souriantes. Mais à un moment donné, elles lâchent des trucs.”
“Ce serait facile de s’émouvoir devant l’extraordinaire”, ajoute le Dr Serfaty, qui soutient la libération de la parole des victimes de viols et d’agressions sexuelles dans les médias et sur les réseaux sociaux. “C’est essentiel et nécessaire, estime le gynécologue. Mais je me dis que l’origine de ça, ce sont déjà des petites choses. Avant d’être un féminicide, c’est d’abord une humiliation, une phrase blessante. Et les femmes courbent l’échine, encaissent parce qu’il y a les enfants. C’est ça que j’entends au quotidien dans mon cabinet. C’est de ça que j’ai voulu témoigner.”
“La photo devait se mettre au service de la phrase”
Si toutes ces phrases l’ont bouleversé, le médecin ne se souvient cependant pas, la plupart du temps, de qui les a prononcées. Les “auteures” de ces phrases ne se sont d’ailleurs jamais reconnues non plus… Du moins, elles ne l’ont jamais dit à leur praticien. “Je me suis tellement forcé à les sortir de leur contexte que je ne sais plus qui les a dites”, explique-t-il. Les sortir de leur contexte pour les rendre universelles. C’est en effet son objectif. “Si c’est trop personnel on va se dire : ‘Oui, mais ça c’est une dame qui n’était pas bien dans sa tête’, déplore-t-il. Or tout le monde peut ressentir ces choses-là à un moment ou à un autre dans sa vie. On n’a pas besoin d’être en souffrance pour percevoir cela, ni même d’être une femme, d’ailleurs. Le rapport au corps, à la souffrance, à la filiation, à la parentalité, à la conjugalité, je ne sais pas qui peut se dire qu’il est à l’abri de tout cela. C’est tout le monde, et dans tous les pays.”
Cette universalité est permise par le fait que ce ne sont pas ses patientes qui posent en photo, mais des femmes “quelconques”, “de tout âge”, “qui se sont prêtées à la démarche”.
Mettre en images la puissance de ces paroles n’a toutefois pas été simple, se souvient le praticien. “J’ai longtemps pensé avec beaucoup de prétention que les photos suffiraient à dire, à illustrer les phrases. Que les phrases seraient juste le titre de la photo. Ça n’a pas fonctionné, ça m’a fait errer pendant quelques années à la recherche de la bonne expression”, explique le Dr Serfaty. Ça a été très douloureux car j’étais en échec permanent. J’étais à deux doigts d’abandonner. Jusqu’au jour où j’ai compris que je me trompais. Je mettais la photo en premier, alors que c’est la phrase qui aurait dû l’être.”
S’opère alors une bascule dans son travail. La photo devient “très humble”. Elle se met “au service de la phrase”. “Elle devait servir une cause, et subir dans la matière même de la photo, ce que la phrase donnait à percevoir. Si c’était blessant, il fallait que la photographie soit abîmée. Avant la photographie était sacro-saint. On la touchait avec des gants, elle était mise dans des plastiques neutres. Là, j’écrivais dessus, je la déchirais, la découpais, la transperçais”, détaille le gynécologue, qui témoigne d’une “pulsion de créativité”.
Je suis excisée, ils m’ont ratée. © Michaël Serfaty
On m’a réduite au silence. © Michaël Serfaty
A deux ans de la retraite, le gynécologue libéral d’Aix-en-Provence, âgé de 63 ans, présente en ce moment son travail au public, à Paris* et à Marseille, où il réside. “Clôturer une carrière avec un travail comme cela me paraît un bel hommage aux patientes que j’ai accompagnées, confie le Dr Serfaty, ému. C’est une façon de dire que j’ai été présent, que je les ai écoutées, que je leur ai apporté le maximum que je pouvais, de toutes les façons possibles, à la fois comme un témoignage artistique, comme une écoute médicale, comme une présence thérapeutique.”
Cette empathie, c’est auprès de sa mère que Michaël Serfaty, né à Casablanca, l’a développée. Il l’écoutait des heures dans la cuisine, alors petit garçon. “J’étais la seule personne qu’elle avait sous la main pour parler. Elle racontait des choses que peut-être ce petit garçon de six ans n’avait pas forcément besoin d’entendre. Parfois c’était gai, mais souvent c’étaient des choses tristes et mélancoliques. Je ne disais rien. Qu’est-ce que j’aurais pu répondre à six ans ?” C’est comme cela qu’il a acquis cette sensibilité “face à une femme qui a besoin de dire des choses, qui parle de la souffrance ordinaire”, avance-t-il, ajoutant que sa mère “n’était pas une femme battue, pas une femme malheureuse”.
“Tout à coup, la médecine prenait sens”
Des années plus tard, Michaël Serfaty entre à la faculté de médecine de Grenoble. Pas vraiment par choix mais surtout pour perpétuer une “tradition familiale” et “suivre un copain”. “Mon père me disait toujours : ‘Si tu fais de la médecine, tu pourras toujours faire de la photographie, mais l’inverse, ce ne sera pas vrai’”, se rappelle-t-il, décrivant un père “très pragmatique” et qui se fiait davantage à la notion de “rentabilité directe”. L’adolescent était alors complètement “immergé” dans la culture de l’image, des magazines tout puissants et très colorés. Il utilisait un “vieil appareil qui traînait à la maison”. “Il devait sentir que j’étais proche de lui demander d’étudier la photographie, c’est pour ça qu’il me répétait sans arrêt cette phrase”, ajoute-t-il, aujourd’hui amusé. C’est en effet lors de ses études de médecine, à la fin de son externat, qu’il réalisa sa première exposition, à la médiathèque de Grenoble.
A la faculté, il a du mal à trouver un sens à ce qu’il faisait. “L’ambiance universitaire était sympa, mais c’était ou violent ou pas passionnant. Je ne me trouvais pas.” Jusqu’à ce qu’il effectue un stage en maternité après un stage en hématologie “très rude” du fait de son incapacité à mettre une barrière avec les patients, alors que ses camarades, eux, se barricadaient par réflexe – impensable pour lui. “J’étais dans l’hyper empathie, ça me mettait en miettes.” Il reste au chevet de ses patients, en fait “deux fois plus”, bouleversé par leur souffrance et leur solitude.
En maternité, “on n’avait pas le droit de mettre les pieds en salle d’accouchement. C’était la bagarre des internes. En revanche, les consultations gynéco, j’avais trouvé ça assez fou car d’emblée on pouvait faire des examens. J’ai trouvé ça passionnant, d’être au contact de ce que les femmes racontaient de leur vie, de pouvoir examiner leur corps. On était des gamins de 20 ans.” “Tout à coup, la médecine prenait sens.”
Sa voie est tracée. Reste à passer sa thèse. “C’était une thèse d’obstétrique sur la douleur. La péridurale à l’époque était rare, réservée à quelques élites qui payaient des dépassements d’honoraires exorbitants à l’anesthésiste. Le reste, c’était à l’ancienne. C’était dur d’entendre ces femmes hurler toute la nuit. Alors j’y allais, je leur tenais la main, j’épongeais leur front… Quand j’ai fait cette proposition, mon chef de thèse m’avait dit ‘très bien’. Mais à la 4e page, il a tout barré en rouge en disant : ‘C’est bon pour Marie Claire, foutez-moi le camp d’ici. Jamais je ne soutiendrais un travail pareil.’”
Michael Serfaty est alors “mortifié”. Il lui reste deux semaines pour pondre une thèse. “J’ai donc fait une thèse sur un cas de transfusion pour avoir mon diplôme. Il m’en fallait une pour m’installer et gagner ma vie”, explique-t-il, encore amer. “J’ai fait une thèse nulle, je n’ai invité personne. Je voulais qu’on me foute la paix. Ma thèse était ailleurs…”
“Il fallait s’investir jusqu’au bout”
Une fois diplômé, le jeune praticien tient à maintenir ce lien avec ses patientes. “Dès que j’ai eu des patientes, j’ai tenu à faire la préparation à l’accouchement, je les suivais toutes. Je faisais moi-même les explications, les huit séances. J’avais inventé ma propre méthode que j’ai, plus tard, transmise aux sages-femmes pour qu’elles prennent le relai. C’était important pour moi d’aller au bout du processus. Je ne pouvais pas m’arrêter comme ça, à mi-chemin, en déléguant certaines choses. J’avais un lien avec ces patientes, elles me faisaient confiance. Il fallait s’investir jusqu’au bout.”
Après une quinzaine d’années, il se consacre à la gynécologie médicale en libéral. Puis, quelques années plus tard encore, il se forme à la psychosomatique. “Je me rendais compte qu’il me manquait des outils. En consultation, j’avais beaucoup de demandes liées à des plaintes douloureuses, des fragilités, des pathologies chroniques non résolues, répétitives, avec une mise en échec du médical. Je me suis dit qu’il y avait des raisons derrière tout ça. Intuitivement, je percevais que les réponses étaient dans l’histoire de la patiente, mais je n’avais pas les outils.”
Aujourd’hui, la psychosomatique représente 30% de sa pratique médicale. “Même quand ce n’est pas spécifiquement une pathologie psychosomatique en soi, on n’écoute plus les gens de la même façon. On essaie à chaque fois de débusquer tout ce qui peut faire connexion”, explique le Dr Serfaty, dont l’épouse, gynécologue et artiste plasticienne, s’est, elle aussi, formée à la psychosomatique. Avec elle, il a d’ailleurs organisé des ateliers pour les internes, “une espèce de transmission de savoirs au niveau psychosomatique”. Avant qu’on leur fasse comprendre qu’ils n’avaient pas le droit.
A deux de la retraite, le Dr Michaël Serfaty pense désormais à la génération future de médecins. Il déplore le perpétuel manque d’humain et de relationnel dans la formation médicale, lui qui “[s’est] donné les moyens d’aller plus loin que ce que l’on nous apprend à l’école de médecine”.
Je manque juste de baisers. © Michaël Serfaty
Je vis sang dire un mot. © Michaël Serfaty
Informations pratiques sur l’exposition :
A Paris, hôtel de Sauroy Espace photographique
18-30 mars 2022
58 rue Charlot. 75003 Paris
Du lundi au samedi de 11h à 19h
A Marseille, librairie Maupetit, côté galerie
142 La Canebière 130001
Du lundi au samedi de 10h à 19h
Source :
www.egora.fr
Auteur : Louise Claereboudt
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