S’il est difficile de déterminer quelle fut la cause exacte du décès de Napoléon, l’analyse objective des documents qui s’y rapportent révèle quelques surprises…

 

Rochefort- sur-Mer (Charente-Maritime) début juillet 1815, espérant embarquer pour l’Amérique. Bloqué par la flotte anglaise au large de l’île d’Aix et craignant d’être livré aux royalistes, il n’eut d’autre choix que de "solliciter l’hospitalité britannique". Embarqué vers l’Angleterre à bord du navire anglais "Bellérophon", c’est en rade de Plymouth, le 31 juillet, que les autorités britanniques lui ont signifié que "l’île de Sainte-Hélène a été choisie pour sa future résidence". Après son transfert sur le vaisseau "Northumberland", l’empereur déchu quitte les côtes anglaises le 9 août 1815, accompagné d’une poignée de fidèles. Arrivé à Sainte-Hélène le 16 octobre 1815, après deux mois de traversée, c’est dans cet îlot-prison de 122 km2 perdu au milieu de l’Atlantique Sud, que Napoléon décède le samedi 5 mai 1821, à l’âge de 51 ans, après cinq ans et demi d’exil dans sa résidence de Longwood.

 

Mensonge

De récentes publications ont été consacrées à l’étude des pathologies dont l’empereur souffrait à Sainte-Hélène et à la cause de son décès. A-t-il été empoisonné par l’arsenic, le mercure ou le calomel? Est-il mort d’un cancer de l’estomac, d’une tuberculose, d’un abcès du foie? Est-il possible d’avoir rétrospectivement une certitude diagnostique? Autant de questions qui ont divisé médecins et/ou historiens, amenant certains à des prises de position véhémentes. Parmi les documents à notre disposition, les témoignages des mémorialistes ayant côtoyé l’empereur sont aussi utiles que ceux de ses médecins. Mais, différencier les descriptions objectives et honnêtes de ce qui est mensonge, propagande bonapartiste ou désinformation n’est pas aisé.

Dés le début de son exil, Napoléon demanda à être pris en charge par le médecin irlandais Barry O’Meara. Soupçonné de trahison par Hudson Lowe, gouverneur de l’île, le médecin fut renvoyé en Angleterre début août 1818. Avant son départ, il remit au général Bertrand un bulletin de quatre pages concernant l’état de santé de l’empereur au cours des neuf mois précédents: " […] Deux ans d’inaction, un climat meurtrier, des appartements mal aérés, bas ; un traitement inouï, l’isolement, l’abandon, tout ce qui froisse l’âme agissait de concert. Est-il surprenant que le désordre se soit mis dans les fonctions hépatiques. Si quelque chose étonne, c’est que les progrès du mal n’aient pas été plus rapides. Cet effet n’est dû qu’à la force d’âme du malade et à la bonté d’une constitution qui n’avait point été affaiblie par la débauche."

Ces outrances, qui sont en contradiction avec les propos des mémorialistes présents à Longwood, sont à rapprocher de celles de Gourgaud qui, de passage à Londres après son retour prématuré de Sainte-Hélène, écrivait à l’impératrice, le 25 août 1819: "… l’Empereur se meurt dans les tourments de la plus affreuse et de la plus longue des agonies." Cette désinformation avait surtout pour but d’alerter l’opinion afin d’obtenir le transfert de l’empereur sous des cieux plus cléments. Pour preuve, cette réflexion que Bertrand faisait dans son journal intime : "… il faut dire que l’Empereur est très malade. Ce sont des ruses qui réussissent toujours à la longue. On le croit malade, abattu, cela est naturel mais le malheur a passé sur son caractère, comme sur un roc, sans l’abattre et sans y laisser de trace."

 

Vases d’argent

Après le départ d’O’Meara, Napoléon refuse d’être examiné par les médecins proposés par le gouverneur. Seul le docteur anglais Stokoe fut amené à l’examiner, en janvier 1819, pour des évanouissements, des malaises, de la fièvre, "des crises de colique" et "des douleurs à la tête". C’est en septembre 1819 qu’intervint auprès de l’empereur un personnage controversé, Francesco Antonmarchi (1789-1838) . Corse parlant français et italien, comme l’empereur, il fut recruté à Rome par la famille et le cardinal Fesch pour remplacer O’Meara. Docteur en philosophie, en médecine et en chirurgie, il fit son apprentissage à Pise, Florence et Livourne, puis comme prosecteur du célèbre anatomiste Mascagni à l’université de Florence. Antonmarchi avait peu exercé la médecine clinique et possédait avant tout une expérience et des compétences en anatomie et en anatomie pathologique. Dénigré par certains historiens, il est réhabilité par d’autres qui mettent en avant ses qualités professionnelles, son dévouement et sa générosité. On peut débattre de ses qualités humaines, mais il est difficile de juger ses compétences professionnelles avec un regard demédecin du XXIe siècle.Au début du XIXe siècle, la médecine est à la charnière de deux cultures, celle des disciples d’Hippocrate et de Galien qui prévaut depuis plusieurs siècles en ayant peu évolué, et celle de Morgagni, de Laennec, de Bichat et d’autres qui privilégient la méthode anatomoclinique, le recours à l’auscultation et l’interprétation analytique des symptômes.

L’autopsie de l’empereur fut pratiquée le lendemain du décès en présence de dix-sept personnes dont sept médecins anglais. C’est Antonmarchi qui opéra, aidé par le docteur Rutledge, aide-chirurgien militaire britannique. L’aumônier Vignali, qui avait des notions de médecine, servit de secrétaire. Étaient présents: Bertrand, Montholon et Marchand, exécuteurs testamentaires, des proches, Saint-Denis, le maître d’hôtel Pierron, six autres médecins et/ou chirurgiens anglais dont Thomas Shortt etWalter Henry et trois Anglais non médecins dont Thomas Reade, adjoint du gouverneur Lowe qui lui avait ordonné d’assister à l’autopsie, comme homme de confiance. Suite à l’opposition de Montholon, il ne fut pas pratiqué d’ouverture de la boite crânienne. L’estomac et le coeur furent placés dans des vases d’argent remplis d’esprit-de-vin utilisé comme fixateur. Selon les voeux du défunt, le coeur aurait dû être remis à l’impératrice Marie-Louise. Quant à l’estomac, Antonmarchi aurait souhaité qu’il fût acheminé en France afin de prouver à la famille impériale l’incurabilité de la lésion. L’examen microscopique des organes n’étant pas pratiqué avant le milieu du XIXe siècle, les médecins s’en sont tenus à une analyse macroscopique des lésions.

 

Hypertrophié

Trois rapports ont été rédigés aussitôt par Antonmarchi, Reade et le docteur Shortt. Celui de Shortt a été cosigné par cinq médecins anglais ayant assisté à l’autopsie, à l’exclusion des docteurs Henry et Rutledge. Ces rapports sont proches et s’accordent sur la présence d’une formation tumorale de l’estomac ("masse d’affections cancéreuses ou de parties squirrheuses se changeant en cancer" selon le rapport des médecins anglais), très étendue et perforée-bouchée par le lobe gauche du foie, de poumons sains, de quelques adhérences pleuro-pulmonaires gauches, d’un épanchement pleural bilatéral peu abondant et d’un foie normal ou légèrement hypertrophié. Ce dernier organe avait une importance particulière car, pour les Français, Napoléon avait une "hépatite" depuis des années, ce que contestait le gouverneur qui avait toujours proscrit toute allusion à une atteinte du foie incriminant le choix d’une réclusion en milieu tropical. Aucune anomalie n’a été signalée au niveau de la rate, du grêle, du côlon, du coeur, du pancréas ou des reins.

Deux comptes rendus ont été rédigés plusieurs années après l’autopsie. Celui du docteur Henry a été publié en 1823 à la demande du gouverneur pour des raisons qui nous sont inconnues. Si, dans l’ensemble, ce rapport est assez proche de ceux de ses confrères anglais, il est le seul à signaler l’aspect efféminé de l’empereur et l’atrophie des organes génitaux externes. Est-ce par pudeur que ces détails intimes ont été occultés par tous les autres témoins? En 1825, quatre années après la mort de Napoléon, Antonmarchi publia ses mémoires avec un second compte rendu d’autopsie, plus étoffé et plus détaillé que le précédent. Les ajouts sont nombreux mais étranges et peu crédibles, car ne figurant dans aucun des quatre autres comptes rendus! Ils concernent plusieurs organes, notamment l’estomac, le foie, les poumons et la présence de "glandes lymphatiques" intraabdominales paragastriques "tuméfiées, squirrheuses, quelques-unes même en suppuration". S’agissait-il pour l’auteur de préciser ou d’affiner a posteriorila description de certaines lésions?

Lors d’un travail consacré aux pathologies de Napoléon à Sainte-Hélène, l’un de nous (J. Bastien) voulut savoir comment étaient définies, dans la littérature médicale française des années 1820-1825, les pathologies dont l’empereur était atteint. Parcourant le numéro de mai 1823 de la revue Archives Générales de Médecine, il eut la surprise de constater, lors de la lecture d’un article du Dr Rullier relatant l’autopsie d’un homme décédé d’une péritonite généralisée avec choc septique secondaire à une petite ulcération gastrique perforée, que des paragraphes entiers concernant les lésions intra-abdominales étaient identiques aux descriptions qu’Antonmarchi fera, deux ans plus tard, dans son second rapport d’autopsie! Ce dernier ne s’est pas simplement inspiré de descriptions morphologiques, mais il a recopié une partie du texte en changeant à peine la taille des lésions. Ces similitudes sont rapportées dans deux publications récentes.

 

Ignorance

La découverte de cette supercherie nous incita à rechercher, sans succès, si d’autres documents avaient été plagiés, notamment en ce qui concerne les poumons où sont signalés des "tubercules et quelques petites excavations tuberculeuses" au niveau du lobe supérieur gauche, absents des autres comptes rendus. Dans une France où la tuberculose était la première cause de mortalité des adultes, cet ajout avait une grande importance. À cette époque, écrire que Napoléon était phtisique était accuser implicitement les Anglais d’avoir exposé l’empereur à un climat malsain et à des privations. Le plagiat et la description de lésions viscérales qu’aucun autre témoin n’avait rapportées témoignent d’une réelle volonté de tromperie de la part d’Antonmarchi. Voulait-il "allécher" le lecteur? Alimenter une propagande bonapartiste et discréditer les Britanniques en inventant des pathologies pouvant être liées aux conditions de détention de l’empereur? Couper court aux rumeurs mettant en cause ses compétences médicales à Sainte-Hélène ? Nous n’avons pas la prétention de clore définitivement le chapitre concernant la (ou les) cause(s) du décès de Napoléon.

Lors d’un travail récent, nous avons analysé tous les témoignages des proches ayant côtoyé l’empereur, toutes les publications et les analyses faites a posteriori sur le sujet en relevant les similitudes, les convergences et les contradictions relatives ou patentes afin de cerner ce qui paraît le plus proche de la vérité et de conclure, parfois, à la persistance de notre ignorance. Pour la majorité des historiens, le rapport d’autopsie rédigé par Antonmarchi en 1825 a servi de document de référence et ce compte rendu a été analysé et interprété de mille façons, occultant peu ou prou les autres rapports. À notre connaissance, Hillemand est le seul à rapporter in extenso les cinq comptes rendus et à en relever les discordances. En 1821, ne disposant pas d’imagerie, de microbiologie ou autres, un diagnostic porté du vivant du patient ne pouvait être que clinique. Il pouvait éventuellement être confirmé ou infirmé lors de l’autopsie du corps, cette ultime consultation en cas d’évolution fatale. Encore fallait-il que les processus pathologiques responsables du décès induisent des modifications morphologiques visibles à l’oeil nu, l’analyse microscopique des tissus n’existant pas. Et même de nos jours, avec l’apport de techniques sophistiquées, une autopsie ne permet pas constamment, loin s’en faut, de déterminer sans ambiguïté la (ou les) cause(s) d’un décès.

Qu’en est-il d’une éventuelle intoxication ou d’un empoisonnement? C’est en 1961 que l’intoxication à l’arsenic a été évoquée pour la première fois par un stomatologiste suédois. Si les études toxicologiques récentes sur les cheveux de l’Empereur semblent bien avoir montré une exposition chronique à l’arsenic, celle-ci n’a pas eu de traduction clinique. Il en est de même du mercure ou du calomel.

 

Tumeur gastrique

Durant son séjour à Sainte-Hélène, Napoléon a presque toujours refusé les médications orales, acceptant exceptionnellement l’ingestion de pilules de mercure ou de poudre de calomel à des doses d’ailleurs banales. Cela vaut aussi pour la dernière administration de calomel faite à son insu, l’avant veille de son décès, qui a suscité, chez de nombreux auteurs, bien des interrogations et des fantasmes.

Est-ce au niveau de l’estomac que se trouve la cause du décès? Avant tout, il faut savoir que l’ulcère gastroduodénal, simple ou perforé, n’était connu d’aucun des médecins présents à l’autopsie et le terme de "squirrhe" présent dans les rapports d’autopsie n’avait pas la même signification qu’aujourd’hui. Une énorme tumeur gastrique ulcérovégétante envahissant la quasi-totalité de l’organe, respectant le pylore, avec importante sclérose probablement rétractile de sa paroi, perforée dans une zone d’adhérences plus ou moins anciennes avec le lobe gauche du foie, avec un orifice d’environ 1 cm de diamètre siégeant sur la face antérieure de l’antre, sans extension extragastrique visible, péritonéale, épiploïque, ganglionnaire ou hépatique, peut- elle être responsable de la mort de l’empereur? Des auteurs le pensent, dont nous-mêmes. Toutefois, le fait d’être porteur d’une tumeur gastrique bénigne ou maligne ne suffit pas à expliquer le décès.

À défaut de perforation en péritoine libre, de dissémination métastatique ou d’hémorragie cataclysmique, nous incriminons un important saignement de la muqueuse tumorale responsable d’un collapsus vasculaire. Cette hypothèse est corroborée par les descriptions faites par les médecins anglais: "L’estomac était presque plein d’une grande quantité de fluide ressemblant à du marc de café" et Antonmarchi dans son premier compte rendu: "Ayant ouvert l’estomac derrière sa grande courbure, j’ai observé qu’il était rempli en partie d’une substance liquide,noirâtre, d’une odeur piquante et désagréable".

Des zones d’ombre persistent. En 1821, de nombreuses pathologies étaient mal connues ou inconnues, la biologie inexistante et l’anatomie pathologique uniquement macroscopique. Telle qu’elle a été exécutée, l’autopsie ne pouvait mettre en évidence un infarctus du myocarde, une embolie pulmonaire, une rupture d’anévrisme intracrânien ou une hémorragie cérébrale, par exemple. Il en est de même d’autres pathologies mortelles individualisées après le décès de Napoléon ou dont le diagnostic aurait nécessité des investigations paracliniques inexistantes à cette époque.

 

Source :
http://www.egora.fr/
Auteur : M.D, d’après  Napoléon. Autopsie d’une autopsie de Jacques Bastien et Roland Jeandel. Rev Prat 2006;56:1386-9.