Vivant entre la France et New York depuis dix ans, Guy Sorman, économiste et essayiste, a enquêté sur la philanthropie, ce phénomène constitutif de la société américaine. Il retrace ce travail de plusieurs mois dans un livre, “Le Coeur américain, éloge du don” (éd. Fayard). Entretien.

 

Egora.fr : Pourquoi avoir voulu enquêter sur la philanthropie ?

Guy Sorman : Il y a deux raisons convergentes, l’une américaine et l’autre française. La raison américaine c’est que, depuis quarante ans, j’écris sur les États-Unis, sur la société américaine, je vis à New York depuis dix ans maintenant, et je me suis aperçu que, dans tous mes livres, j’étais passé à côté d’un aspect fondamental de la société américaine, à savoir la philanthropie. Quand j’ai commencé à vivre à New York, je me suis aperçu que ce qui passionne les Américains, c’est le don. Chacun donne, du temps et de l’argent. Et le don définit ce qu’est être américain.

Ensuite, il n’y avait rien sur le sujet, et la raison française c’est que je voyais se dégrader au fil du temps la puissance de l’État et des communes confrontés aux situations sociales les plus compliquées. Et puis l’État providence a de moins en moins d’argent et de moins en moins d’imagination. Il ne trouve pas de solution, car ces solutions devraient être expérimentales.

 

Aviez-vous des a priori au départ et avez-vous été surpris par ce que vous avez découvert ?

J’ai été très surpris parce que le paysage est occulté par de très grandes fondations (Bill Gates, Ford, Rockefeller) et, si elles paraissent grandes, elles représentent en fait une partie minuscule de la philanthropie. Ce qui est important, ce sont en fait les millions de petites fondations (qu’on appelle charities). 90% des Américains donnent du temps ou de l’argent.

L’investissement physique des Américains, je l’ignorais. On donne tout le temps et on commence très jeune : enfant, on vend des cookies pour aider un copain tombé malade et qui n’a pas d’assurance. Et ça continue le long de la scolarité : vous ne pouvez pas intégrer une université si votre CV ne fait pas état d’une activité philanthropique. C’est un critère de sélection.

Ce qui m’a surpris, c’est ce fourmillement à tous les niveaux de la société, chez les riches et les pauvres, car ce n’est pas une affaire de gens riches. Cette universalité, et la modestie du don m’ont frappé. Ce qui est plus important que donner de l’argent, ici, c’est donner du temps. Et puisque le temps, c’est aussi de l’argent, quand on calcule on s’aperçoit que le don en temps est financièrement aussi important, rapporte autant, que le don en argent.

 

Au regard de cela, comment définissez-vous la philanthropie telle qu’elle est pratiquée aux États-Unis ? Est-ce une conviction, une obligation sociale ?

C’est tout cela à la fois. La philanthropie est une notion apparue en France au XVIIIe siècle, puis récupérée par Benjamin Franklin, qui habitait à Paris. C’est le contraire de la charité, c’est la volonté de modifier la société pour faire en sorte que la charité ne soit plus nécessaire. C’est ce qu’on appelle la philanthropie systémique : ce n’est pas un don du riche au pauvre, c’est un don pour que le pauvre n’ait plus besoin de don.

Ensuite, quant à savoir ce qui motive le don, c’est très complexe. La moitié des dons vont à des institutions à caractère religieux, pour les actions sociales et éducatives des églises, évangéliques ou pas. La philanthropie américaine est fortement enra cinée dans l’éthique religieuse. Là, la motivation est spirituelle. Pour d’autres, tous ceux qui donnent pour inscrire leur nom sur un musée ou un opéra, la motivation peut être la vanité sociale. Mais, plus généralement, on donne, car tout le monde donne, c’est un mimétisme ou une pression sociale.

 

Vous dites bien que c’est une idée qui est née en France. Pourquoi est-elle si peu appliquée ici ?

Le don à fondement religieux a toujours existé, aux États-Unis comme en France. Mais le basculement vers le don tel qu’il est pratiqué aujourd’hui vient de la philosophie des Lumières française et des échanges entre nos deux pays. La question, c’est pourquoi ça s’est arrêté en France. On trouvait auparavant des sociétés philanthropiques, mais elles ont disparu au milieu du XIXe siècle, pour des raisons propres à notre pays et notamment du fait de la quasidisparition de l’Église catholique, et du surgissement des idées socialistes au sens large : l’idée que le meilleur moyen d’améliorer la société, c’est de s’en remettre à l’État, et non pas aux individus.

 

Qu’est-ce que l’importance du don révèle de la société américaine ?

D’abord, qu’il y a don parce qu’il y a nécessité du don. L’État n’a pas la même fonction aux États-Unis qu’en France, il ne s’occupe pas ou très peu de culture, d’art, d’éducation supérieure, tout ceci est du domaine du privé. La santé également, du fait de l’incroyable complexité du système de santé américain. L’initiative privée prend le relais d’un État qui n’est pas défaillant mais qui considère que ce n’est pas son rôle. La philanthropie vient compléter une absence de l’État qui est constitutive du système américain.

Elle fait ce que l’État ne fait pas. À cela s’ajoutent des dysfonctionnements de la société américaine, tout ce qui tient au racisme, aux inégalités, aux discriminations, à une toxicomanie envahissante. Tous ces domaines appellent une approche expérimentale. En France, face à un dysfonctionnement social, on va créer un RMI ou RSA, sans se demander si c’est adapté à tous les cas. Aux États-Unis, l’approche n’est pas du tout la même, on va multiplier les expériences, localement notamment, et on va généraliser ce qui fonctionne. En France, l’approche de la société est étatique.

 

L’expérimentation est-elle un des principaux avantages de la philanthropie ?

Oui, je vois deux avantages à la philanthropie américaine, et le premier c’est la faculté d’expérimenter. George Soros, par exemple, qui a une fondation très importante, qui s’intéresse aux jeunes en prison, à la toxicomanie, dit qu’une fondation privée a le devoir d’échouer. Alors que chez nous l’État ne peut pas échouer. Par exemple, les program – mes de substitution à la méthadone ou la légalisation du cannabis, tout cela est un effet direct d’expérimentations locales, d’initiatives et d’actions menées par des fondations privées.

De même, l’accompagnement de la fin de vie. La dépénalisation du cannabis qui vient d’être adoptée dans deux États, c’est tout à fait significatif, ça découle d’initiatives philanthropiques. L’argument étant qu’il vaut mieux dépénaliser le cannabis plutôt que de mettre les jeunes en prison, avec la méthadone l’idée est qu’il vaut mieux en donner plutôt qu’incarcérer des toxicomanes.

Un autre aspect très important, c’est que, souvent, on regarde celui qui reçoit, en se demandant si c’est mieux de recevoir par le biais de la philanthropie ou par le biais de l’État. Mais je pense qu’il faut la regarder comme un circuit, pas seulement du point de vue de celui qui reçoit mais aussi de celui qui donne. Par exemple, quand je cite la gestion de Central Park par des volontaires, vous avez un double bénéfice, car la philanthropie, pour ceux qui donnent, c’est une vie supplémentaire. Beaucoup de retraités sont concernés.

Au Metropolitan Museum également, je vais être bien reçu par une dame d’un certain âge qui va répondre à mes questions, et dans ma langue, donc j’ai un bénéfice direct, mais elle également : au lieu de rester chez elle, elle a été candidate pour devenir volontaire au musée, elle a reçu une formation, signé un contrat, elle a une vie supplémentaire. La philanthropie restaure une utilité sociale, là où en France certaines personnes sont oubliées, elles partent à la retraite et c’est tout.

 

À propos de la santé, vous expliquez dans votre livre qu’entre 2008 et 2012 deux secteurs, dont celui de la santé justement, ont échappé à la récession grâce à la philanthropie.

Nous sommes habitués en France à un système complet, universel et égalitaire en matière de santé. Aux États-Unis, il n’existe aucune ville, aucun village, aucun quartier où vous n’avez pas un dispensaire, hôpital ou cabinet médical gratuit, entièrement finan cé par le don. Au départ, vous avez une base soit publique soit à but lucratif, mais toutes les inégalités, ou en tout cas 95%, sont comblées par la philanthropie. Et cela n’est pas près de changer.

Le Obama Care, qui est en cours de préparation, n’intervient que dans le monde de l’assurance, donc si cette loi entre en fonction, et c’est difficile en ce moment, tous les Américains seront plus ou moins assurés. Mais beaucoup d’entre eux auront une assurance minimaliste qui sera refusée par les institutions les plus chères, donc ils seront redirigés vers des établissements qui dépendent de la philanthropie. Donc pour tous ces gens, le don gardera la même importance.

 

Vous restez tout de même critique. Dans une tribune publiée en mars dernier dans le journal Le Monde, vous parlez de la philanthropie comme un moyen pour les superriches de se faire pardonner « ce qui relève au moins autant de la chance que de leur talent. » La philanthropie a aussi des revers ou en tout cas des inconvénients, quels sont-ils selon-vous ?

En France, les super-riches vont vous dire qu’ils le sont parce qu’ils sont très bons. Aux États-Unis, un super-riche va vous dire qu’il a de la chance. Il y a une espèce de modestie des super-riches, ici. Ils donnent pour se faire pardonner et car ils considèrent que, ayant eu de la chance, il est normal de restituer une partie à la société. Ma critique principale c’est que beaucoup de fondations sont très mal gérées et soumises à aucun contrôle. Il y a peu de corruptions et de détournement de fonds, mais certaines fondations sont tellement vagues qu’elles ne produisent quasiment rien. Plus les fondations sont grandes plus elles gaspillent car elles en ont les moyens. D’ailleurs, sur ce point, la fondation Bill Gates est très critiquable, mais après tout Bill Gates est libre de gaspiller son argent s’il le veut.

L’État ne va pas réglementer la philanthropie, ça irait à l’inverse de ce qu’elle est. L’inefficacité de la philanthropie fait partie intégrante de la philanthropie. Puisque les gens expérimentent, ils ont le droit de se planter ou de ne rien faire. La société américaine est fondée sur trois piliers qui sont l’État, le capitalisme et la philanthropie, et aucun n’est parfait. Ce n’est pas parce que les gens ont de bonnes intentions qu’ils ont de bons résultats : Bill Gates, là encore, est peut-être très bien inten tionné, mais sa fondation n’a que des résultats médiocres. Il faut juger de la philanthropie avec la même circonspection que lorsqu’on juge du capitalisme ou de l’État.

 

Quels enseignements la France devrait ou pourrait tirer de l’exemple américain ?

Je ne parlerai pas d’exemple, mais d’expérience américaine. En France, il faudrait introduire la notion d’expérimentation dans le champ social et donner une raison de vivre à toute une partie de la population pour qui le don pourrait représenter une seconde vie. Cela suppose de redonner sa place à la notion de société civile.

 

Source :
www.egora.fr
Auteur : Charlie Vandekerkhove