13 novembre 2015. Dans la soirée, la capitale est frappée par plusieurs attaques terroristes ciblant les abords du stade de France, plusieurs terrasses parisiennes et le Bataclan. Neuf ans après, ces attentats – les plus meurtriers de l’histoire du pays* – demeurent gravés dans la mémoire des Français, en particulier de ceux ayant été exposés directement à l’horreur. Neuropsychologue, Francis Eustache étudie depuis plusieurs années la mémoire de cet événement, sur le plan individuel et collectif : Comment se construit-elle ? Comment évolue-t-elle ? Un travail à la fois scientifique et patrimonial. Entretien.
Pourquoi une personne qui se trouvait dans la fosse du Bataclan le 13 novembre 2015, lors de l’attaque terroriste au cours de laquelle 90 spectateurs ont été tués, a-t-elle développé un trouble de stress post-traumatique et pas une autre, se tenant pourtant à quelques mètres d’elle ? C’est l’une des nombreuses questions auxquelles Francis Eustache, neuropsychologue et professeur à l’École pratique des hautes études de Paris, tente de répondre depuis le 12 avril 2016, date à laquelle le programme 13-Novembre a été lancé. Président du conseil scientifique de l’Observatoire B2V des Mémoires, il coordonne ce vaste programme, qui doit durer 12 ans, avec l’historien Denis Peschanski.
Egora : La mémoire a-t-elle toujours été l’un de vos sujets de prédilection ?
Francis Eustache : Je travaille depuis de nombreuses années sur la mémoire humaine et sur ses troubles très diversifiés : les maladies dégénératives, comme la maladie d’Alzheimer, les syndromes amnésiques, et d’autres pathologies neurologiques et psychiatriques. Je me suis également penché sur les troubles de stress post-traumatique (TSPT), notamment chez les jeunes filles victimes d’abus sexuels. Je voulais continuer à travailler sur ce sujet avec l’angle de la mémoire, car ce trouble provoque des modifications du fonctionnement de la mémoire.
En parallèle, j’ai commencé à étudier il y a une quinzaine d’années les liens entre la mémoire des individus et les différentes strates des mémoires collectives, sociales, avec l’historien Denis Peschanski, avec lequel je dirige le programme 13-Novembre. Ensemble, nous avons travaillé sur la mémoire de la Seconde Guerre mondiale par exemple. Mais aussi sur le 11 septembre 2001 avec William Hirst, un psychologue américain. Il s’agissait d’envois de questionnaires papier ou par mail. Une approche plutôt modeste, mais très intéressante. Puis il y a eu les attentats de 2015.
Qu’est-ce qui vous a poussé à mettre en place un programme autour des attentats du 13 novembre 2015 ?
Après le 13 novembre 2015, et la période de sidération collective, nous avons reçu un message de la direction du CNRS, très vite relayé par l’Inserm, nous invitant à déposer des projets de recherche. Nous avons beaucoup échangé avec des chercheurs en neurosciences, en sciences sociales, etc. et nous avons eu très vite un soutien de nos instances scientifiques et des politiques. C’était un moment très particulier. Nous avons rassemblé autour de nous d’autres compétences et nous avons élaboré un programme de recherche. Aujourd’hui, nous en sommes à dix études qui sont coordonnées.
Lorsque nous avons élaboré notre programme, nous avions plusieurs mots clefs : d’abord, la transdisciplinarité et la dimension longitudinale. Nous souhaitions démarrer relativement vite pour être assez près de l’événement du 13 novembre, mais avec cette idée que les mémoires – celles des individus et la mémoire collective – évoluent au fil du temps. Nous voulions aussi comprendre comment ces mémoires allaient interagir les unes avec les autres au fil du temps.
Nous avons déterminé quatre phases à ce programme, qui a commencé le 12 avril 2016 et devrait se terminer fin 2028. Nous en sommes à la troisième.
Le programme 13-Novembre vise à étudier la construction et l’évolution de la mémoire – et des traumatismes – après les attentats. Quelle a été votre méthode ? Combien de chercheurs y participent ?
Nous sommes nombreux à travailler sur le programme : aussi bien des chercheurs en sciences sociales que des chercheurs qui gravitent dans le domaine des neurosciences à différents niveaux. Plusieurs procédés ont ainsi été utilisés, comme la tomographie par émission de positons. Il s’agit d’une modalité d’imagerie permettant de descendre au niveau de la molécule – en l’occurrence la molécule du GABA, un neuromédiateur impliqué dans les mécanismes de contrôle de la mémoire. Dans ce programme, il y a aussi toute une partie réalisée via imagerie cérébrale. Là, on est plus au niveau des réseaux cérébraux. Et puis, il y a ensuite une approche en neuropsychologie, à travers laquelle on s’intéresse aux fonctions cognitives des personnes, y compris des fonctions très élaborées comme la mémoire autobiographique ou la projection dans le futur.
Lire aussi : Syndrome de stress post-traumatique : comment le prévenir chez soignés et soignants ?
Nous avons aussi mis en place des enquêtes d’opinion, réalisées par le Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (Credoc). Elles sont menées à intervalles réguliers auprès d’un échantillon représentatif de la population française. C’est extrêmement intéressant, parce que ça permet de voir vraiment l’évolution dans la mémoire sociale des attentats du 13 novembre. Des études épidémiologiques, faites par Santé publique France, ont aussi été réalisées pour connaître l’impact de ces attentats sur la santé publique. Ce programme intègre aussi des études sur les productions littéraires qui ont émané du 13 novembre. On essaie de faire avancer tout ça de concert.
On a été, par moment, près de 300 à travailler sur le programme. C’est un programme extrêmement important. Beaucoup d’universités et de laboratoires de recherche sont concernés. Il y a en tout plus de 30 partenaires.
Au cœur de ce programme se trouve l’Étude 1000, qui recueille et analyse les témoignages de près de 1000 volontaires… Qui sont-ils ?
Il y avait, dès le départ, cette idée de partir d’une population de personnes ayant vécu le 13 novembre 2015. Tous les Français ont vécu le 13 novembre, mais ils l’ont vécu différemment selon la place qu’ils avaient par rapport au cœur radioactif de l’événement (qui est le Bataclan, les terrasses, les abords du stade de France). Nous avons proposé quatre cercles plus ou moins proches de cet épicentre. Le cercle 1 regroupe les personnes directement exposées à l’événement traumatique. Ce sont les personnes qui se trouvaient dans la fosse du Bataclan, par exemple. Et qui ont été directement confrontées aux assauts des terroristes. Nous y avons ajouté les personnes qui sont intervenues sur les lieux : les pompiers, les policiers, les soignants et d’autres corps de métier. Cela nous a permis de faire des analyses complémentaires sur les victimes au sens strict et les intervenants, qui ne sont pas forcément préparés à des scènes d’une telle intensité.
Le cercle 2 rassemble des personnes concernées par les attentats parce qu’elles vivent ou travaillent dans les quartiers touchés par ces événements, mais qui n’étaient pas présentes au moment des attaques. Le cercle 3 s’intéresse à des personnes qui résident dans d’autres arrondissements de Paris ou en région parisienne. Le cercle 4, à des personnes habitant dans trois villes de province (Caen, Metz, Montpellier). Des Français “lambdas”.
Nous avons conservé cette notion de cercles tout au long du programme, avec la volonté de revoir les mêmes personnes. Celles-ci sont filmées et les entretiens font ensuite l’objet d’une analyse scientifique. Globalement, le taux d’attrition est très faible, les personnes reviennent même si pour certaines, c’est lourd de reparler de ce qu’elles ont vécu. Nous avons aussi inclus de nouvelles personnes au fil des phases.
Vous coordonnez spécifiquement une étude associée, nommée “Remember”, qui se déroule à Caen, dans votre laboratoire…
Il s’agit de la branche neuroscientifique/psychopathologique du programme. Cette étude porte sur un sous-échantillon de l’Étude 1000 ; 200 personnes. Celles-ci viennent à Caen pour des effectuer des examens médicaux (diagnostic psychopathologique, examen de neuropsychologie et de neuro-imagerie). Nous avons porté nos investigations sur des personnes du cercle 1 (exposées directement aux attentats) et du cercle 4 (habitant à Caen plus spécifiquement) – ce sont les sujets “contrôle”. Il y avait environ deux tiers de personnes du cercle 1 et un tiers de personnes du cercle 4. Quand nous avons réalisé les premiers diagnostics, nous avons constaté que la moitié des personnes du cercle 1 [ayant été intégrées à] l’étude Remember souffraient de stress post-traumatique (TSPT).
Si certaines personnes ont développé une psychopathologie, nous avons pu constater que d’autres, non, pourtant elles ont vécu le même événement dans des conditions quasi identiques. Les travaux sur le stress post-traumatique que j’avais réalisés auparavant dans ma carrière portaient sur des petits groupes. Il s’agissait de jeunes filles victimes d’abus sexuels, et on les comparait à d’autres jeunes filles qui étaient des sujets “contrôle”. Mais on n’avait pas ce troisième groupe de personnes exposées qui avaient développé des mécanismes de résilience les protégeant.
Chez les personnes présentant un trouble de stress post-traumatique, nous avons observé certaines perturbations de la mémoire
Que montrent vos travaux ?
Chez les personnes présentant un trouble de stress post-traumatique, nous avons observé certaines perturbations de la mémoire : des “intrusions”. Ce sont des images, des pensées, des éléments très sensoriels, très émotionnels, qui reviennent à la conscience de la personne de façon quasi irrépressible. La personne a beaucoup de mal à lutter contre ces images. Ces intrusions ont un effet délétère, car elles sont vécues au présent. Elles exposent à nouveau le participant à la scène traumatique. Le terme de “mémoire traumatique” doit, en cela, être manipulé avec beaucoup de précaution, car il ne s’agit pas de mémoire au sens strict. C’est pour cela que nous parlons de blessés psychiques : c’est comme si la blessure était là en permanence.
Nous avons pu en décrire les mécanismes physiopathologiques grâce à une étude menée par imagerie cérébrale. Nous avons utilisé un paradigme nous permettant d’étudier ces intrusions sans que les participants soient confrontés à des images traumatiques. Nous avons créé des intrusions “expérimentales”, limitées dans le temps et qui n’affectent pas les personnes. L’idée s’est arrêtée sur un paradigme qu’on appelle le “think no think” : il est connu en psychologie expérimentale, mais n’est pas élaboré pour étudier le stress post-traumatique, il a donc fallu l’adapter. Le principe est assez simple : avant la séquence d’IRM, on a fait apprendre aux participants des duos de concept (le mot bateau associé à l’image d’une maison, par exemple). Nous avons fait en sorte que cela devienne quelque chose d’automatique pour eux : la personne a l’image de la maison quand elle lit le mot bateau.
Lors de la phase de l’IRM, nous avons posé une consigne aux participants de l’étude : quand le mot bateau était écrit en rouge, ils devaient inhiber l’intrusion. Quand il était écrit en vert, la personne devait laisser venir l’intrusion. Nous avons ainsi pu observer la capacité qu’ont les personnes ou non à inhiber ces intrusions. Les sujets “contrôle” l’ont fait relativement bien, les personnes qui n’ont pas développé de stress post-traumatique l’ont fait remarquablement bien. Pour les personnes présentant un stress post-traumatique, les réseaux cérébraux impliqués dans le contrôle de la mémoire étaient défaillants.
Vos travaux ont permis de soulever l’hypothèse que la résurgence des images et pensées intrusives serait donc liée à “un dysfonctionnement des réseaux cérébraux impliqués dans le contrôle dans la mémoire”… Pouvez-vous expliquer ce phénomène ?
Le trouble de stress post-traumatique est effectivement une pathologie de la mémoire. Mais c’est aussi, quelque part, une pathologie de l’oubli. Nous observons à la fois des aspects amnésiants – la mémoire fonctionne moins bien que la mémoire d’un sujet qui n’a pas été victime d’un traumatisme et n’a pas développé de TSPT – et, par certains côtés, la mémoire fonctionne “trop bien”. La faillite est plutôt un déficit des mécanismes d’oubli.
Quand nous vivons une situation difficile, c’est un phénomène normal qu’on ait des images dans la tête. On parle de stress aigu. Progressivement, des mécanismes de contrôle de la mémoire et d’oubli (au sens de mise à distance) se mettent en place afin de repousser ces intrusions. Le rôle de l’entourage est évidemment important à ce moment-là. Nous avons essayé de comprendre les mécanismes de la mémoire autobiographique. Est-ce que la mémoire de cet événement traumatique conserve une place extrêmement importante dans la trajectoire de vie de la personne ? Est-ce que quand la personne se raconte, l’événement traumatique demeure comme une sorte de kyste qui prendrait la place de tout, ou est-ce que cet événement commence progressivement à être distancié et à bénéficier d’un certain sens par rapport à la trajectoire de la personne ?
Dans un article publié dans Science, vous écrivez également que le trouble du stress post-traumatique “est associé à des anomalies structurales de l’hippocampe dont le petit volume pourrait être associé au développement et à la persistance des symptômes”.
Les hippocampes sont des régions très importantes pour le fonctionnement de la mémoire. Si des personnes ont des lésions très importantes des hippocampes, on sait qu’elles vont devenir amnésiques. Dans les séquences d’IRM que l’on fait, certaines se sont focalisées sur les hippocampes. Nous n’avons pas observé de lésions au sens strict, comme pour quelqu’un qui a été victime d’un accident de voiture ou est atteint d’une maladie dégénérative, mais nous avons observé que les hippocampes vont changer de taille, notamment dans certaines régions.
Nous avons décrit les modifications de ces sous-champs hippocampiques dans le trouble de stress post-traumatique. Nous voyons une évolution de ces sous-champs en fonction des capacités qu’ont ou non les personnes à réguler les intrusions en utilisant le “think no think”. Nous essayons, dans la mesure du possible, de connecter ces différents types d’informations pour avoir une compréhension la plus précise possible des mécanismes qui conduisent à une chronicisation du trouble de stress post-traumatique ou, au contraire, à la mise en place progressive de mécanismes de résilience.
Ces modifications des sous-champs hippocampiques sont-elles présentes avant le traumatisme ou sont-elles une conséquence ?
C’est une question qui revient régulièrement dans la littérature pour laquelle nous n’avons pas de réponse définitive. Ce qui est intéressant pour nous, c’est d’observer ces fluctuations. Le trouble de stress post-traumatique est une pathologie particulière : elle vient d’une confrontation violente entre un individu et un événement. Cela provoque une psychopathologie qui, elle-même, a des répercussions sur le fonctionnement du cerveau.
Les participants de notre étude ont fait des IRM après avoir vécu l’événement traumatique. On ne peut ainsi pas exclure le fait qu’il y ait une susceptibilité des hippocampes des personnes qui vont développer le TSPT.
Il y a certainement plein d’autres facteurs qui sont extrêmement difficiles à réguler. Nous ne suivons pas les participants depuis leur enfance. Il faudrait remonter quasiment à l’épigénétique de leurs parents et de leurs grands-parents.
Ces traumatismes ont des conséquences sur le fonctionnement cognitif au long court
Les premiers résultats de ces différentes études permettent-ils d’entrevoir une amélioration de la prise en charge du trouble de stress post-traumatique ?
Les choses ont déjà évolué ; je ne dis cependant pas que les choses sont réglées. Les attentats de 2015, qui ont été très marquants, mais aussi des “changements sociaux” qui ont été médiatisés (violences faites aux femmes, les scandales autour des abus faits aux enfants, etc.) ont conduit à mettre en avant la notion de traumatisme psychique. Ces traumatismes ont des conséquences sur le fonctionnement cognitif au long court. La notion de “traumatisme” est beaucoup mieux comprise aujourd’hui qu’elle ne l’était dans le passé, y compris au niveau médical. Le Centre national de ressources et de résilience (CN2R) se décline désormais en centres régionaux du psychotraumatisme. Il y a maintenant une communauté formée dans notre pays. De multiples thérapies sont proposées. Le CN2R est piloté par des universitaires, des psychiatres… Il y a donc une porosité entre la recherche et les personnels qui accueillent les patients dans ces centres. Je pense que c’est comme ça que les choses avancent, en structurant le paysage médico-social. On aimerait bien sûr que ça aille plus vite et qu’il y ait plus de moyens injectés là-dedans…
Les attentats du 13 novembre ont-ils été un tournant ?
Je pense que cette année 2015** a entraîné des conséquences. Les événements ont été très médiatisés, relayés… Il y a eu une prise de conscience des politiques, dans l’opinion [publique]. Il y a eu ensuite le temps des grands procès qui ont permis une relecture peut-être un peu différente de la première lecture, très émotionnelle. Il fallait certainement passer par là.
Le procès du 13 novembre a été médiatisé d’une façon très pédagogique à mon sens. Le relai médiatique était un peu distancié. Les personnes ont pu comprendre ; au-delà de l’émotion créée par l’événement lui-même, que l’on a pu mesurer. On sait en effet que 97% des Français ont eu un souvenir flash : on se souvient de ce que l’on faisait à cet instant, mais cela n’a aucun intérêt. Ça marque la mémoire, mais ça ne la marque pas dans le contenu.
Le fait d’y revenir dans le cadre des procès ou des anniversaires est différent. La mémoire change progressivement. S’il faut chercher des conséquences positives, c’est là que je les vois : les attentats de 2015 ont joué un rôle un peu central et catalyseur dans le devenir des mémoires et leurs conséquences.
Vous souhaitez également lancer une étude autour de la question de la transmission intergénérationnelle, en intégrant des enfants nés avant les attentats. Où en est cette étude ?
Nous sommes dans les starting-blocks mais nous attendons les dernières autorisations. C’est quelque chose qui est très demandé par les associations de victimes avec qui nous travaillons, et j’espère que nous allons pouvoir démarrer dans les prochaines semaines.
* 131 morts et plus de 450 blessés.
** Outre les attentats du 13 novembre 2015, une série d’attentats terroristes ont aussi été perpétrés entre le 7 et le 9 janvier de cette même année, notamment contre Charlie Hebdo et le magasin Hyper Cacher.
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