Le débat sur l’introduction d’une part de paiement à la capitation dans la future convention médicale a réveillé le conflit latent entre médecins libéraux et médecins salariés des centres de santé. Structures “perfusées d’argent public”, praticiens suivant deux fois moins de patients que leurs confrères libéraux, impasse sur la PDSA… Egora a confronté les Drs Frédéric Villebrun et Eric May, respectivement président et vice-président de l’Union syndicale des médecins de centres de santé, à ces critiques récurrentes.
Egora : Votre syndicat a été signataire, le 22 janvier dernier, d’un communiqué au sujet de la rémunération forfaitaire par patient, qui reprochait à la médecine libérale de faire “barrage aux évolutions de notre système de santé” et se faisant, de porter “une large part de responsabilité des carences actuelles”. Comprenez-vous les vives réactions qui ont suivi ?
Dr Frédéric Villebrun : Nous avions prévu de communiquer sur l’expérimentation Peps [Paiement en équipe de professionnels de santé en ville, NDLR] et le paiement à la capitation, que l’on appelle de nos vœux depuis une dizaine d’années. Mais nous n’étions pas prévenus que l’Assurance maladie avait dans l’idée de lancer cette potentialité de paiement forfaitaire dans le cadre des négociations conventionnelles. La diffusion de notre communiqué a été quasiment concomitante.
Je peux comprendre que cette annonce, après le discours du Président de la République, ait été vécue par les libéraux comme un peu rapide, ce qui explique que certains syndicats sont peut-être sur la défensive… Notre communiqué ne visait pas à heurter les libéraux, mais simplement à acter que ces derniers avaient donné une fin de non-recevoir à cette proposition, considérant que c’est quelque chose qui n’a pas d’avenir alors qu’au contraire, c’est très nouveau en médecine de ville.
Dr Eric May : Les libéraux souhaitent poursuivre les négociations autour d’une revalorisation des actes, c’est leur choix. Nous, nous voulons aller vers un mode de rémunération mixte, avec une part à la capitation, comme cela existe dans de nombreux pays : Italie, Espagne, Belgique, Pays-Bas, Royaume-Uni… Les expérimentations Peps et Ipep [Incitation à une prise en charge partagée, NDLR] doivent à ce titre être généralisées et passer dans le droit commun.
On voit bien que la négociation conventionnelle monoprofessionnelle n’est plus le cadre pour la mise en place d’une rémunération forfaitaire pour les centres de santé volontaires, voire les maisons de santé pluriprofessionnelles volontaires qui souhaitent poursuivre l’expérimentation pour régler certaines problématiques propres à l’exercice libéral qui reste le leur. Nous ne pouvons pas être tributaires de la décision des collègues libéraux.
Que pensez-vous de la proposition de la Cnam, qui veut donner la possibilité aux médecins volontaires, en groupe, d’avoir une part de capitation ?
Eric May : Cette proposition ne nous a pas échappé. Si elle confirme la volonté de la Cnam et du Gouvernement d’introduire une part de capitation dans la rémunération des médecins libéraux (nous verrons bien la réaction de leurs organisations syndicales), elle ne répond pas à nos attentes d’une part de financement majoritaire à la capitation des centres des santé volontaires et qui ne peut être négocié qu’avec les représentants des centres de santé, gestionnaires et professionnels de santé. D’où notre demande de rénovation du cadre conventionnel des centres de santé -le dit accord national- permettant des négociations directes, notamment sur le financement à la capitation des centres, et indépendamment des négociations de nos collègues libéraux.
Les représentants de médecins libéraux parlent souvent de “médecine subventionnée” pour les centres de santé ; “perfusés d’argent public”, dit l’UFML dans son communiqué. Ils sont critiques envers le modèle économique : les postes de médecins salariés ne seraient pas rentables étant donné le tarif actuel de l’acte. Que leur répondez-vous ?
Frédéric Villebrun : On a le même constat. Les syndicats de libéraux considèrent que le prix de l’acte est trop peu élevé pour soutenir leur modèle économique, certains réclament un quasi doublement. Comment voudraient-ils que le modèle économique des centres de santé soit plus viable avec un tarif de l’acte qui pour eux est insuffisant ?
Mais nous, nous ne voulons pas entrer dans cette course, dans cette surenchère d’un acte qui, en soit, n’a pas prouvé sa valeur en termes d’efficacité et de pertinence du système de santé. Nous voulons un paiement forfaitaire qui prenne en compte la pertinence, la qualité des soins, le parcours et même l’efficience du système de santé par rapport à un paiement à l’acte qui est complètement déconnecté de ces notions.
On nous renvoie notre modèle “subventionné” mais c’est le système de santé entier qui est solvabilisé par les cotisations sociales ou l’impôt.
Certains centres de santé, notamment publics, ont choisi un modèle permettant de mener des actions de prévention, la coordination des soins, la prise en charge des patients les plus complexes et ont pour cela besoin d’une subvention d’équilibre. Car c’est aussi du ressort du service public de prendre en charge les patients les plus en précarité, en difficulté, afin qu’ils ne soient pas abandonnés….
En libéral, on a aussi la liberté de refuser des patients. Les patients les plus complexes, où vont-ils ? Bien souvent aux urgences ou dans les centres de santé publics. On a une augmentation incroyable de patients très compliqués, qui ne sont pas pris en charge par les professionnels libéraux. Je ne dis pas que c’est le cas de tous, mais une grande partie des professionnels libéraux refusent, sélectionnent -on peut le dire- les patients, parce qu’ils ont déjà une patientèle importante. C’est la réalité de ce que l’on voit sur le terrain.
On entend souvent que les médecins libéraux suivent deux fois plus de patients que les médecins salariés des centres de santé. Peut-on se le permettre alors qu’il y a une telle demande de soins, et autant de patients sans médecin ?
Eric May : Il faut déjà distinguer file active et suivi. Enregistrer des patients médecin traitant (MT), tout le monde sait le faire.
Ensuite, il faut regarder la composition de la patientèle. Aujourd’hui, les centres de santé que l’Union syndicale promeut et défend sont clairement positionnés sur des prises en charge de patients complexes, sur l’intégration dans le projet de santé d’actions de prévention et de promotion de la santé, la volonté de privilégier des consultations longues qui évitent des sollicitations ultérieures répétées, avec pour ces structures de service public l’accueil de tout patient quelle que soit sa situation médicale, sociale, psychosociale… Comparons ce qui est comparable !
Partout où des centres de santé se créent, nous constatons une augmentation non négligeable de la file active médecin traitant. Il faut rappeler que pendant des années nous n’avons pas eu accès à des services comme Ameli pro : nous sous-déclarions nos patients médecin traitant. C’est en train d’être corrigé, lentement…
La file active varie d’un territoire à l’autre. Dans un centre d’un territoire comme le 93 et dans un centre créé dans une zone rurale de désert médical vous n’allez pas avoir la même file active. L’un est polyvalent, pluriprofessionnel, très axé sur les actions de prévention ; l’autre est organisé avant tout sur les consultations de MG avec une file active qui monte très vite et va atteindre des niveaux comparables à celle des médecins libéraux – je ne parle pas de ceux qui déclarent 3 000 patients MT…
S’il faut répondre à la problématique de la démographie médicale et d’accès à un MT, il s’agit aussi de permettre aux praticiens de pouvoir consulter dans les meilleures conditions possibles, de pratiquer une médecine de qualité, dans un cadre qui ne les épuise pas, de travailler en pluriprofessionnalité et en réelle coordination – la coordination, c’est du temps non clinique.
En tant que syndicat, constatez-vous des pressions à l’activité subies par des médecins salariés en centres de santé, comme cela été évoqué récemment dans la presse régionale pour le centre de santé mutualiste de Châlon-sur-Saône ?
Frédéric Villebrun : Ce ne sont pas des cas fréquents. On a différents types de rémunération en CS : des centres qui rémunèrent les médecins à la fonction, donc à l’heure, et d’autres au pourcentage d’actes réalisés. Dans ce dernier modèle, il y a une partie de l’acte qui sert au financement des frais de la structure. Si le médecin ne fait pas suffisamment d’actes, le centre peut être en difficulté. Sachant que les centres de santé mutualistes ou associatifs n’ont pas, ou quasiment pas, de subvention d’équilibre contrairement aux centres de santé publics. Pour nous, c’est un système qui n’a pas d’avenir. Avec une rémunération liée au pourcentage d’actes, un peu calquée sur le modèle libéral, on ne peut pas prendre en charge globalement un patient, et travailler en coordination avec les collègues. Nous, on porte le paiement à la fonction depuis des dizaines d’années. Et on voit que de plus en plus de centres vont vers ce type de rémunération…
Ce qui ne veut pas dire que la médecine en centre de santé soit complètement déconnectée de l’activité car nous sommes aussi financés à l’acte… Raison pour laquelle on demande un financement forfaitaire.
Autre critique adressée aux centres de santé, notamment ceux montés par les départements : ils seraient des “aspirateurs” à libéraux, vidant les cabinets des territoires alentours…
Eric May : Dans les centres de santé qui se créent aujourd’hui, beaucoup des médecins recrutés sont d’anciens libéraux, oui. Ce sont des personnes qui ont décidé de rompre avec l’exercice libéral car ils estiment que, compte tenu de cette rémunération à l’acte, de la pression qu’elle participe à exercer sur eux, ils ne travaillent plus dans de bonnes conditions et ne pratiquent plus la médecine de qualité que nous devons délivrer à nos patients. Cela ne veut pas dire qu’ils n’ont pas conscience des besoins et des attentes des usagers.
Ils arrivent pour beaucoup dans des centres créés ex nihilo dans des territoires où il n’y a plus d’offre de soins primaires, et où l’offre de soins secondaires est souvent dégradée. Ils doivent faire face à des demandes considérables, en très peu de temps, avec des patients qui n’ont pas vu de médecin traitant parfois depuis plus d’un an, dont les pharmaciens se sont débrouillés pour renouveler les traitements. Ils doivent reprendre les dossiers médicaux à zéro et réinscrire ces patients dans un parcours de soins. Cela demande des temps de consultation plus longs. C’est parfois un élément mal anticipé par les gestionnaires de centres de santé : la montée en charge de la file active de ces centres peut durer un an, voire deux ans. Et c’est ignoré ou mal compris par nos collègues libéraux, qui font des comparaisons non pertinentes…
Un réseau de centres de santé publics sur le territoire serait une des premières réponses efficaces aux besoins de la population.
Frédéric Villebrun : Nous n’avons à ce jour aucun modèle de transition, de passage, entre le paiement à l’acte et le paiement au forfait. C’est vrai que c’est assez brutal pour un libéral… Les propositions de la Cnam aux libéraux sur la capitation, si elles sont confirmées, répondront-elles à cette attente ? Nous n’en savons rien. Nous réclamons que cette transformation du système de santé soit accompagnée. Nous n’avons aucune visibilité sur l’avenir, pas plus que les libéraux qui voudraient s’engager dans le paiement forfaitaire.
Les médecins salariés des centres de santé ne participeraient pas à la PDSA… qu’en est-il ?
Eric May : C’est faux ! Les médecins des centres de santé peuvent y participer et le font assez massivement dans les centres de santé en région pour une raison simple : ce sont pour beaucoup d’anciens médecins libéraux qui participaient à la PDSA et souhaitent continuer à le faire.
Ce qui est vrai en revanche, c’est qu’il y a eu beaucoup de difficultés jusqu’en 2019 et l’application du contrat de collaborateur de service public (Cosp) à la PDSA, pourtant prévu par décret dès 2015. Pendant des années, la PDSA n’a été organisée et conçue que pour des médecins libéraux. Nous voulions y participer mais en tant que médecins salariés. Or, il n’existait pas de cadre qui permettait cela. L’Union syndicale a négocié de 2013 à 2015 ce statut de collaborateur de service public qui nous permet de participer à la PDSA en tant que médecins salariés. Petite difficulté, ce statut Cosp reste une petite usine à gaz à mettre en place et est encore très méconnu, dans beaucoup de départements, par les ARS et les conseils de l’Ordre. Une convention quadripartite doit être en effet signée entre la structure, l’ARS, la CPAM et le médecin salarié du centre de santé qui cadre la participation de ce dernier à la PDSA, notamment au niveau assurantiel. Quand un centre de santé se créé, cela peut mettre entre 3 et 6 mois. Or, que constatons nous ? Que sans attendre cette nécessaire procédure, des Cdom inscrivent d’autorité les médecins salariés des centres de santé sur la liste de garde …
Ensuite je voudrais rappeler que la PDSA est certes une obligation déontologique des médecins… mais fondée sur le volontariat. Un médecin de centre de santé peut refuser de participer, comme un médecin libéral peut refuser de le faire. N’imposons pas aux médecins salariés ce que l’on n’impose pas aux libéraux.
Enfin, là encore, nous demandons une rémunération forfaitaire de la PDSA, que l’on sorte de l’acte. La PDSA est un service public organisé par l’ARS, pourquoi rémunérer le médecin y participant à l’acte ? Qu’on nous paie de façon forfaitaire indépendamment de l’activité.
Frédéric Villebrun : Dans certains territoires notamment urbains, on n’a pas la possibilité de rentrer dans la liste de garde. Dans les maisons médicales de garde, les Sami [Service d’accueil médical initial, NDLR], parfois les libéraux bloquent l’entrée des salariés car ils ont un nombre de médecins, de remplaçants qui est suffisant, que les listes de garde sont complètes et très demandées.
Je rappelle au passage que la maîtrise de stage universitaire était elle aussi fondée sur le libéral et que c’est notre syndicat qui a permis qu’elle soit ouverte à des salariés grâce au statut Cosp MSU. Et d’ailleurs 90% des libéraux ont choisi le mode salarié pour choisir les honoraires pédagogiques…
Revenons sur Peps. Pour les médecins libéraux, cela renvoie souvent à la capitation à l’anglaise et à ses effets pervers. Ils expriment tous à la fois la crainte de voir s’allonger les délais d’attente et émerger une médecine à deux vitesses, ou de voir les patients suivis surconsommer les soins. En quoi est-ce un bon système pour vous ?
Frédéric Villebrun : Le système a été étudié par le ministère et l’Assurance maladie pour justement éviter les effets d’aubaine dans tous les sens. A tel point que l’on n’est pas si avantagé en tant que centre de santé ! Il y a des garde-fous un peu partout : si on ne soigne pas suffisamment le patient et qu’il va voir un confrère libéral, cet acte sera finalement décompté du forfait versé. Les contraintes sont quand même assez fortes. Effectivement, un système purement à la capitation peut tendre vers une sélection des patients, vers une diminution de la prise en charge. Mais ça, ce n’est pas possible dans le système Peps. Ces critiques ne sont donc pas fondées.
Nous, nous réclamons que ce forfait corresponde vraiment à la moyenne des dépenses en ville pour le patient de même profil. Pour l’heure, il y a un plafond qui fait que l’on n’a pas la totalité de ce que l’on pourrait espérer en tant que libéral. C’est une vraie problématique car avec ce forfait moyen, on n’a pas la capacité d’innover et de trouver des solutions.
Eric May : Les délais de rendez-vous, ce n’est pas la capitation. C’est le système de santé tel qu’il est organisé et l’absence de ressource. Ce n’est pas le fait de payer à l’acte ou au forfait qui va changer les choses. C’’est un faux débat. Arrêtons de dire que le forfait c’est la fin de la médecine de ville… Pareil, la “médecine à deux vitesses”, cela me fait sourire. Si nos collègues libéraux veulent supprimer la médecine à deux vitesses, qu’ils commencent par supprimer les dépassements d’honoraires, qu’on en reste aux tarifs opposables, avec un tiers payant généralisé… Là nous aurons réglé une des causes de la médecine à deux vitesses. Mais ce n’est pas pour autant qu’on aura résorbé des délais de rendez-vous. Car les ressources s’amoindrissent de jour en jour, dans un système complètement désorganisé.
Frédéric Villebrun : On a un point commun avec les syndicats de médecins libéraux, même les plus critiques envers les centres de santé : c’est la nécessité d’investir dans le système de soins primaires.
Source :
www.egora.fr
Auteur : Aveline Marques
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