Pascale Mathieu se destinait à une carrière de médecin, mais un drame familial lui a fait repenser ses plans : ce sera dans la kinésithérapie qu’elle trouvera sa félicité. Installée en libéral en Gironde, elle s’engage au début des années 2000 dans la défense de sa profession, d’abord syndicalement, puis au sein de l’Ordre, qui vient de voir le jour. Depuis 2014, elle préside l’institution avec conviction et franc-parler. Engagée, elle porte ses idées et alerte sur les failles du système de santé “un peu partout”, jusqu’aux oreilles d’Emmanuel Macron, dont elle a été la référente santé lors de la campagne présidentielle de 2022. A l’heure où l’on manque de médecins partout, “il faut tout chambouler, tout renverser” et faire confiance aux autres professions de santé, estime cette femme de poigne. Egora l’a rencontrée dans son bureau du 6e arrondissement de Paris.
Pascale Mathieu n’a que 15 ans lorsque sa famille vole en éclats dans un violent accident de voiture. Son père meurt sur le coup et sa mère est hospitalisée en urgence, victime d’un grave traumatisme crânien avec de “très lourdes séquelles”. L’adolescente, qui est en classe de première, souffre de multiples fractures. Son frère et sa sœur sont aussi grièvement blessés. C’est leur grand-mère, âgée de 80 ans “passés”, qui s’occupe d’eux dans la maison familiale. Après de longs mois d’hospitalisation, leur mère est rapatriée à domicile. Chaque jour, une jeune kinésithérapeute se rend à son chevet. “J’assistais aux séances, je regardais ses mains… Petit à petit, je l’ai vue remettre ma mère debout, lui permettre de marcher à nouveau”, se souvient Pascale Mathieu, dont le regard traduit encore son admiration juvénile. “C’était une lueur d’espoir dans toute cette période extrêmement noire.”
Passionnée par la neurologie “depuis toujours”, la lycéenne rêve à cette période de devenir médecin. Son baccalauréat C* en poche à tout juste 16 ans, elle s’inscrit en faculté de médecine en septembre 1981. Mais malgré une première année couronnée de succès, la jeune fille abandonne son cursus. Le drame familial qu’elle avait vécu avait fait naître en elle un “doute profond”. La relation médecin-patient ne lui convenait guère plus. Elle voulait plus de proximité. Elle passe alors le concours pour entrer en école de kinésithérapie à Bordeaux. “Ma première approche de la kinésithérapie a été une jeune professionnelle qui, outre le fait d’avoir remis ma mère debout, a noué une relation avec nous. Elle a apporté de la joie et de la gentillesse. Ça m’a donné une idée de ce que pouvait être cette relation.”
Elle épouse ainsi ce métier de soin, qu’elle a d’abord connu en tant que “proche de patiente”. Dès ses premiers pas à l’école, c’est une véritable révélation. Une évidence. Pascale Mathieu débute son exercice en 1986 en salariat, au CHU de Bordeaux et en centre de rééducation fonctionnelle, où elle fait beaucoup de neurologie, prenant en charge des patients paraplégiques, tétraplégiques, ayant eu un AVC ou un trauma crânien. Elle touche aussi à la neuropédiatrie, puis aux déformations néonatales : le pied bot varus équin, les torticolis congénitaux… “C’était pour moi l’essence de la kinésithérapie : redonner autonomie et mobilité à des personnes qui en sont dépourvues soit à la suite d’un accident, soit d’une maladie avec laquelle elles sont nées”, lance-t-elle avec émotion.
La kiné s’installe en libéral en 1990 à Bordeaux, où elle se spécialise en neuro-gynécologie, puis déménage son cabinet dans la petite ville de Langon, dans le sud de la Gironde, où elle élargit sa pratique à la pédiatrie, notamment à la prise en charge des enfants porteurs de handicaps importants. C’est à cette période qu’elle est confrontée pour la première fois aux dérives sectaires – contre lesquelles elle se bat ardemment aujourd’hui. “Je suivais un enfant – qui a aujourd’hui 25 ans – lourdement handicapé à la suite d’une anoxie cérébrale à la naissance avec une paralysie sévère. Au bout d’un moment, les parents m’en ont voulu parce que l’enfant ne progressait pas. Ils étaient persuadés que les médecins et moi-même n’avions pas les bonnes solutions. Si bien qu’ils se sont tournés vers une thérapie qui est la méthode Doman, le patterning, et qu’ils ont voulu m’entraîner là-dedans. Chose que j’ai refusée et ils m’ont quittée”, regrette-t-elle encore amèrement.
“Je voulais changer les choses de l’intérieur”
Pascale Mathieu poursuit sa pratique avec dévouement. Lorsqu’en l’an 2000, Martine Aubry, ministre de l’Emploi et de la Solidarité, valide la baisse des tarifs des kinésithérapeutes, un vent de protestation soulève la profession. Âgée de 36 ans et mère de famille, Pascale Mathieu sort de son cabinet et descend dans les rues de la capitale pour crier son mécontentement aux côtés de ses confrères et consœurs. Déjà syndiquée – “comme ça, sans grand investissement” –, la Girondine s’implique totalement dans la défense de son métier. “Mon syndicat m’a demandé si je voulais bien le représenter au fonds d’aide à la qualité des soins de ville à l’Union régionale des caisses d’assurance maladie (Urcam). Ça a commencé comme ça”, se souvient-elle, l’esprit guerrier. Son engagement ne s’est, depuis, pas essoufflé.
Quand l’Ordre des masseurs-kinésithérapeutes est officiellement installé en 2006, il va de soi pour Pascale Mathieu de l’intégrer. Elle se présente dans son département. “A ma grande surprise, j’ai été la mieux élue de Gironde, je ne m’y attendais pas du tout !”, raconte celle qui était déjà connue des professionnels de son secteur pour être membre du réseau bronchiolite (RBG). Elle devient la première présidente de l’Ordre dans son département. Mettant un point d’honneur à connaître ses dossiers sur le bout des doigts, elle se forme à la “responsabilité médicale” et à “la réparation juridique du dommage corporel” – deux diplômes universitaires proposés par l’université Paris Cité. Elle intègre la chambre nationale disciplinaire en 2008, en tant qu’assesseur titulaire.
La trentenaire n’est cependant pas en total accord avec la ligne directrice de l’instance ordinale nationale. En 2011, elle se fait ainsi élire secrétaire générale puis présidente du Conseil national de l’Ordre des masseurs-kinésithérapeutes (CNOMK), en 2014 – poste qu’elle n’a pas quitté depuis. “Je voulais changer les choses de l’intérieur.” Mettre un coup de pied dans la fourmilière. “Notre premier travail a été de rassembler”, explique Pascale Mathieu. Car si les syndicats de kinés libéraux étaient demandeurs d’un ordre professionnel, les “syndicats de salariés”, eux, étaient plus que réfractaires. Convaincue “que la solution pour la kinésithérapie”, en mal de reconnaissance, “est de passer par l’université”, elle travaille en outre à une refonte de la formation initiale.
La réforme de la formation initiale est officialisée en septembre 2015. Elle acte le passage à cinq années d’études – une année universitaire obligatoire à laquelle s’ajoutent quatre années en institut de formation (IFMK)**. “On le doit à Marisol Touraine.” L’Ordre obtient également la réécriture de la définition de la kinésithérapie dans le cadre de la loi de modernisation du système de santé du 26 janvier 2016, toujours avec le soutien de la ministre de la Santé qui porte un amendement gouvernemental pour introduire la notion de “rééducation”. “On était définis non plus par des actes techniques, mais par des missions de santé publique”, ajoute la présidente de l’Ordre. Une “avancée” dont Pascale Mathieu est aujourd’hui très “fière”. “Nous en sommes à l’origine avec le bureau de l’époque”, loue-t-elle. Avant d’ajouter : “Mais on ira plus loin…”
“Il faut arrêter avec la résistance au changement”
Aller plus loin dans l’émancipation de la profession est un impératif “quand je vois où on en est des déserts médicaux”, estime en effet la présidente de l’Ordre qui répète avoir alerté sur ce fléau à maintes reprises depuis 2014. “J’ai commencé cette année-là à en parler au sein du comité de liaison des institutions ordinales (Clio) ; j’ai demandé des réunions spécifiques sur ce sujet. J’ai toujours eu un refus de l’Ordre des médecins qui me disait qu’il n’y avait aucun problème à l’époque”, déplore-t-elle. “On a toujours balayé mes alertes d’un revers de la main et aujourd’hui, ça nous explose à la figure”, constate Pascale Mathieu.
La défenseure des kinés s’agace des discours qui prétendent qu’il n’y a pas de solution aux déserts médicaux : “Il y en a plein ! Mais il faut arrêter avec la résistance au changement, fulmine-t-elle, dans son tailleur marron et noir tiré à quatre épingles. Il faut tout chambouler, tout renverser, modifier totalement notre système. Que chacun prenne sa part et accepte les modifications !” Pascale Mathieu regrette notamment la levée de boucliers des représentants des médecins libéraux après le vote de la loi Rist, qui a instauré un accès direct aux kinés, “sous conditions”. “On ne leur prend rien… Ça touche à une notion de pouvoir”, juge-t-elle. Et d’ajouter : “Je n’entends pas les instances se plaindre que les patients aillent voir des charlatans directement !”
La présidente du CNOMK tient à nuancer ses propos : sur le terrain, “les médecins sont favorables” à ces “partages de compétences”. “Le terrain est prêt”, affirme-t-elle, le sourire de nouveau au bout des lèvres. Et ce n’est pas sa fille Camille, généraliste près de La Rochelle, qui la contredira. “Je ne vois pas du tout la médecine de manière verticale avec le médecin au-dessus et les autres professions en dessous. Dans ma pratique, j’ai beaucoup d’échanges avec les autres soignants”, assure la jeune femme de 34 ans, qui a choisi cette profession pour “faire un peu pareil” que ses deux parents kinés “sans faire complètement pareil”. Pascale Mathieu déteste d’ailleurs que l’on parle de “paramédicaux” : “Ce terme est complètement dépassé. Nous sommes des professions de santé, c’est tout ! Si on parlait déjà comme ça, il n’y aurait pas cette hiérarchie totalement artificielle qui ne correspond pas à la réalité d’aujourd’hui…”
“Rendez-vous compte qu’on travaille quand même sur l’arrêté de janvier 1962 qui parle des actes médicaux avec le monopole médical et, par dérogation à ce monopole, de ceux que peuvent faire d’autres professions. Je ne pense pas à remplacer le médecin, mais c’est une organisation d’un autre temps”, poursuit-elle. “Si j’étais en position de toute modifier, je renverserais la table, je changerais le code de la santé publique, j’enlèverais des centaines d’articles, je simplifierais à outrance, je parlerais des professions de santé et je définirais des missions pour chacune d’entre elles avec les actes correspondants à ces missions…”
Rare photo d’une kinésithérapeute et d’une médecin généraliste lisant les échanges du jour sur twitter. Notre message : Stop au corporatisme ! Pensons aux patients ! Evoluons ensemble ! Osons ! @camiillemath pic.twitter.com/jBi9d7Clxa
— Pascale Mathieu (@PMathieuMK) November 5, 2021
“Porter mes idées partout”
Pascale Mathieu “essaie de porter [ses] idées partout”, notamment sur les réseaux sociaux où elle est très présente, et “d’alerter au plus haut niveau à chaque fois” qu’elle en a l’occasion. Cet engagement lui vaut d’être décorée de la Légion d’honneur par Olivier Véran en 2021, “sur demande d’Agnès Buzyn”. En 2022, l’équipe d’Emmanuel Macron, qui prépare la campagne présidentielle, lui propose d’être sa référente santé. “J’ai réfléchi, j’ai regardé s’il n’y avait pas d’incompatibilité avec mon poste de présidente de l’Ordre”. Réponse ? Non, “dans la mesure où c’était référente santé en tant que membre de la société civile”, explique-t-elle, balayant toute critique. “Pour une fois qu’on pouvait avoir une vision qui n’était pas uniquement hospitalo-centrée ou médico-centrée, ça me paraissait très intéressant.” Pascale Mathieu n’est pas engagée en politique, mais accepte la mission : “une opportunité” en or de “contribuer” à un programme pour la santé.
A ses côtés : le Dr François Braun, alors président du Samu-Urgences de France, et Sébastien Mirek, anesthésiste-réanimateur au CHU de Dijon et réserviste au Service de santé des armées (SSA). Leur rôle est de “recevoir les sollicitations de toutes les parties prenantes de la santé, prendre leurs avis et leurs positions” afin d’élaborer un programme présidentiel. Au menu de celui-ci : coordination, transfert de compétences, prévention réforme pour l’autonomie…. “Des grandes lignes sont dessinées” et “elles m’allaient très bien”, “mais ce qui est fait de ces grandes lignes ne me convient pas du tout”, déplore aujourd’hui Pascale Mathieu, qui tient à sa “totale liberté de parole et de pensée”. Dans son viseur notamment : les bilans de prévention, dont ont été écartés les kinés. “J’ai parlé du dépistage de la fragilité motrice de la personne âgée, qui mieux que le kiné pouvait faire cela ? Ça a été refusé…”
Après dix ans à la tête de l’Ordre, la Girondine en a assez. Assez que les kinésithérapeutes soient “baladés”. “J’attends des actes forts, du courage politique, un changement de cap – chose que l’on n’a pas encore eue – et de l’écoute !”, réclame-t-elle avec une fermeté qui tranche avec sa douceur apparente. “On attend des textes réglementaires depuis 2014, comme l’élargissement du droit de prescription des kinésithérapeutes. C’est honteux ! Cela fait aussi des années qu’on attend que notre code de déontologie soit publié. J’ai également des textes en attente de fonctionnement de l’Ordre, ça fait au moins 5 ans…”, tempête Pascale Mathieu, qui a demandé à s’entretenir avec Catherine Vautrin, nouvelle ministre du Travail, de la Santé et des Solidarités.
Ce qu’elle veut, c’est une grande proposition de loi pour la kinésithérapie “dans laquelle on pourrait mettre toutes les évolutions législatives qu’on a besoin d’avoir”, comme cela a été fait pour les sages femmes, rappelle-t-elle. Celle qui défend les 105 000 kinés de France liste ses vœux : un “accès direct total”, un “élargissement du droit de prescription”, des “pratiques avancées”, mais aussi “aller plus loin dans les délégations de tâches”. “Pour l’instant, il n’existe que deux protocoles (entorse de cheville et lombalgie) qui sont quasiment inapplicables à cause des freins qui n’ont toujours pas été levés.”
“Démarche scientifique”
“Il est parfois difficile de promouvoir une profession invisible aux yeux des pouvoirs publics”, reconnait Pascale Mathieu, qui remercie Stéphanie Rist, sans qui “il n’y aurait rien eu”. La présidente de l’Ordre des kinés demeure toutefois déterminée à mener ce combat qui est le sien depuis 10 ans. A bientôt 60 ans, elle compte se représenter à l’élection des conseillers nationaux qui aura lieu le 18 juin prochain, en vue d’être, elle l’espère, réélue à la tête de l’instance ordinale. Pour cela, Pascale Mathieu entend bien “rester elle-même” : “toujours correcte mais je ne pèse pas mes mots”. Loin d’elle l’idée de s’enfermer dans une “tour d’ivoire”, elle échange quotidiennement avec des kinés, des médecins, des élus, sur les réseaux sociaux, les informe, voire les rappelle à l’ordre. “Je suis ancrée dans la société, dans la réalité, dans le monde.” Bien qu’“attachée à [sa] vie privée”, elle se permet aussi “quelques familiarités”, en postant des photos de ce qu’elle a cuisiné ou un selfie avec sa fille. Une liberté de ton et de forme qu’elle revendique.
Elle n’hésite pas non plus à signaler les dérives thérapeutiques dès qu’elle en voit passer. Cet été, elle a d’ailleurs appelé de ses vœux à un recensement des dérives de l’ostéopathie, dont elle constate les dangers chaque semaine dans son cabinet. Un chatbot sur X, nommé “Dinguerie Ostéo”, a été créé à cet effet. Une démarche saluée par bon nombre d’internautes, dont des médecins qui se sont emparés de l’outil. “Je suis très attachée à la démarche scientifique et j’essaie d’engager les kinés vers des pratiques fondées sur les preuves”, assure-t-elle. Rigueur qu’elle a transmise à sa fille, qui l’a fait entrer au sein du collectif No Fake Med. Toutes deux sont signataires de la tribune contre l’homéopathie. La présidente de l’Ordre des kinés se targue par ailleurs d’avoir été précurseure dans la lutte contre l’obscurantisme : “Nous avons été un des premiers ordres à signer une convention avec la Mivilude.”
Au nom de la science et de la déontologie, Pascale Mathieu multiplie les appels à la vaccination durant l’épidémie de Covid. Ce qui lui vaut d’être visée par plusieurs plaintes. “On m’a menacée de plainte pour complicité de crime contre l’humanité”, indique-t-elle. Elle est aussi insultée, menacée de mort. “J’ai saisi la justice, il y a eu des condamnations pénales et des plaintes classées sans suite parce qu’on n’a pas retrouvé l’auteur. On a le droit de ne pas être d’accord, mais tout n’est pas permis. On a écrit à mon sujet ‘il faut l’achever à coup de pelle'”, estime la Girondine, décidée à “ne rien laisser passer”. Pendant le confinement, elle n’hésite pas à dégainer son téléphone pour remettre à leur place certains de ses détracteurs. Une habitude qu’elle a depuis longtemps : “Ça m’a permis un jour de dire à quelqu’un qui m’avait traitée de tenancière de bordel ‘Allo ici la mère maquerelle, Pascale Mathieu’. Et je peux vous dire qu’au téléphone, ce n’est pas la même chose !”, s’esclaffe-t-elle.
* Baccalauréat scientifique.
** Les diplômés en masso-kinésithérapie obtiennent le grade de master en 2021.
Bio express :
22 octobre 1964 : naissance à Bordeaux
1990 : installation en cabinet libéral à Bordeaux
2000 : manifestation contre la baisse des tarifs des kinésithérapeutes
2014 : nommée présidente du Conseil national de l’Ordre des masseurs-kinésithérapeutes
2021 : décorée de la Légion d’honneur par Olivier Véran
Source :
www.egora.fr
Auteur : Louise Claereboudt
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