En juin 1972, un généraliste de Corbeil-Essonnes, le Dr Jean Carpentier, est sanctionné d’une interdiction d’exercice d’un an pour avoir rédigé et diffusé auprès des lycéens un tract abordant sans tabou la question du désir et du plaisir sexuels. Dans une France secouée par les événements de Mai-1968, ce qui n’était au départ qu’un “gag” vire au “scandale national”.

 

4 juin 1972. Vêtu de son éternel gilet afghan et d’un pantalon orange, le Dr Jean Carpentier débarque boulevard de La Tour-Maubourg, dans le très chic 7e arrondissement de Paris. Installé depuis seulement trois ans à Corbeil-Essonnes, le généraliste de 37 ans est convoqué devant le Conseil de l’Ordre de la région parisienne. Accompagné d’une amie psychologue, Annie Pignare, Jean Carpentier note la présence de deux “énormes” camions de CRS dans la rue. Il apprend par la suite qu’ils sont là pour “l’Affaire Carpentier”.

Le siège historique de l’Ordre, Jean Carpentier le connaît bien. Le 22 mai 1968, à peine thésé, le jeune médecin avait occupé l’instance en compagnie d’une bande de carabins déterminés à mettre un terme au règne des mandarins et à installer un “institut populaire de la santé”. La joyeuse bande avait été délogée par la police dès le lendemain matin, “le temps de vider le réfrigérateur de ses petits-fours et de ses boissons”, se souvient-il dans son Journal d’un médecin de ville, paru en 2005.

 

“Médecin hippie”

En ce jour de juin 1972, Jean Carpentier espère que les pairs qui vont le juger ne s’en souviendront pas. Dans la salle d’audience, le “médecin hippie”, comme le surnomment certains de ses patients, dénote aux côtés de son avocat, tout de noir vêtu, face à ces juges en “robe rouge et col d’hermine”. La discussion qui s’ensuit est “la confrontation de deux mondes étrangers l’un à l’autre”, décrit Jean Carpentier. “Je ne me sens pas vraiment dedans : c’est comme une image de l’Inquisition et je regrette l’absence de photographe pour immortaliser cette froide assemblée aussi peu neutre que bienveillante”, se souvient-il. “Ils veulent tous ta peau”, lâche Annie, restée dans le hall à guetter les bruits de couloirs. “L’individu était un fou, dangereux, corrupteur de la jeunesse, à abattre”, se remémore-t-elle, bien des années plus tard, au micro de France Culture.

 

 

“L’affaire Carpentier” a commencé au printemps 1971, dans un préau du lycée mixte de Corbeil. Deux lycéens, surpris en train de s’embrasser, sont “tancés vertement” par l’administration, qui prévient leurs parents, relate le généraliste. A cette époque, “la question de l’amour est à la une de toutes les préoccupations”, écrit-il. Mais elle reste taboue. “Dès qu’on parlait de ça, c’était le noir, la honte ou la gaudriole.” Deux camarades viennent trouver le médecin dans son cabinet, révoltés par le traitement infligé aux jeunes tourtereaux. Fort de son expérience de militant communiste (de père – et mère – en fils) et de soixante-huitard, Jean Carpentier suggère d’écrire un tract.

Griffonné sur un coin de table, il prend la forme d’une “leçon de choses”, d’une “sorte de cours” d’éducation sexuelle. Petit 1 : “L’homme possède un organe fait de tissu érectile : la verge. La femme possède un organe beaucoup plus petit, mais équivalent, situé au-dessus de l’orifice extérieur du vagin : le clitoris”, écrivent ses six co-auteurs, membres du tout nouveau “Comité d’action de Corbeil-Essonnes pour la libération de la sexualité”. Le tract, titré “Apprenons à faire l’amour”, se veut provoquant, allant jusqu’à vanter “l’intérêt de la masturbation”, qui “peut combler le vide d’une heure de classe”, et de l’homosexualité, présentée comme une alternative aux relations hétérosexuelles “généralement interdites aux jeunes par l’hypocrite autorité morale”. Il incite les jeunes filles à recourir à la pilule et proclame qu’en matière d’amour et de sexe, “le seul danger est le refoulement du désir”. “Il n’y a pas d’anormal.”

 

“Outrages aux bonnes mœurs”

Soutenu par des professeurs et des parents d’élèves, ainsi que par le foyer d’action éducative au sein duquel il intervient, le Dr Carpentier fait imprimer le tract en 1 000 exemplaires, distribués aux portes du lycée. Le généraliste, qui a toujours voulu “sortir du cabinet” pour que la médecine joue un “rôle dans la société”, est en première ligne. Dans les jours suivants, 1 000 autres tracts seront diffusés dans les bureaux et les usines de la ville. Jean Carpentier se réjouit d’avoir ainsi fait “sortir la parole sur la sexualité de son étouffoir”.

Mais la machine s’emballe. Repris par les comités d’action lycéens partout en France et publié en intégralité par Le Monde, le tract fait un “tabac”… mais il choque. “Une multitude” de plaintes contre X pour “outrages aux bonnes mœurs” sont déposées. A l’époque, rappelle Annie Pignare, “la pilule n’était pas accessible, acheter des préservatifs relevait du parcours du combattant” et aucune “information claire et précise” n’était donnée aux jeunes. La question du désir et du plaisir est occultée dans les manuels de sciences naturelles, relève la psychologue.

Alors que des généralistes parisiens, amis et soutiens de Jean Carpentier, s’amusent à distribuer eux-aussi le tract devant des lycées de la capitale pour brouiller les pistes, le généraliste de Corbeil est finalement dénoncé par un confrère, généraliste dans une ville voisine. Aux plaintes pénales, s’ajoutent bientôt des poursuites ordinales. Au printemps 1972, le Conseil départemental de l’Essonne est saisi par le Préfet, par le procureur de la République puis par le Conseil national de l’Ordre…

 

 

Le 4 juin 1972, devant ses pairs, boulevard de Latour-Maubourg, Jean Carpentier assume “l’entière responsabilité” de ses actes, se réjouissant d’avoir provoqué un scandale, dont le résultat dépasse “ses espérances”, est-il mentionné dans la décision.

Durant l’audience, le généraliste a fait valoir l’accomplissement de son “travail d’hygiéniste”. Il a, dit-il, rempli le devoir de tout médecin qui est “de se rendre sur le lieu d’émergence de la maladie et de s’attaquer à ses causes en ne se contentant pas de répondre à la demande de soins” cite l’Ordre. Inciter les jeunes à rechercher le plaisir de l’acte sexuel est en l’occurrence, selon lui, un moyen de lutter contre les névroses produites par le refoulement d’instincts sexuels non satisfaits “qui gâchent la vie des adolescents”.

 

“Les grandes fonctions de la médecine dans la société” attaquées

Mais le Conseil de l’Ordre, qui juge que le “scandale” “rejaillit sur la profession médicale”, ne l’entend pas de cette oreille. Il considère qu’il ne “saurait appartenir à un médecin de diffuser, dans des établissements scolaires, un écrit incitant sans aucune distinction d’âge, des enfants de l’un et l’autre sexe à se livrer à la masturbation, à l’homosexualité et à inciter des jeunes filles venant juste d’atteindre leur puberté, à avoir des relations sexuelles avec des garçons de leur âge”. Bref, de les inciter “à la débauche, sous toutes ses formes”. Si un médecin, consulté par des parents d’adolescents souffrant des troubles mentionnés par le Dr Carpentier peut les conseiller “dans le secret de son cabinet”, “il parait inconcevable d’inciter systématiquement par des manifestations spectaculaires des mineurs à se livrer sans considération d’âge et de milieu et sans considération non plus des risques graves qu’elles comportent à des pratiques qui, normales ou non, ne peuvent qu’entrainer les troubles psychiques, physiques ou matériels, plus graves que ceux contre lesquels il prétend vouloir les prémunir”.

Le 14 juin 1972, Jean Carpentier est sanctionné d’une interdiction d’exercer la médecine pendant un an. Intervenant lors d’une réunion de soutien organisée à La Joie de lire, la librairie de François Maspero, le philosophe Michel Foucault relève que “l’Ordre des médecins s’est senti attaqué […] dans ce qui constitue pratiquement les grandes fonctions de la médecine dans notre société”, en particulier celles de “maintenir tous les grands tabous de la morale” et de définir ce qui est “normal et pas normal”. “C’était le médecin qui conseillait les parents, c’était le médecin qui décrétait que la masturbation était une catastrophe pour l’enfant, c’était le médecin qui refusait une contraception à une jeune fille”, commente Annie Pignare.

Alors qu’il aurait pu faire appel de sa sanction devant le national, Jean Carpentier accepte le verdict. “Jouer le phare de la libération de la sexualité n’était pas dans mes cordes”, commente-t-il dans son Journal. Le généraliste ne veut pas se faire “enfermer” dans le sujet. “J’ai simplement voulu que l’on puisse en parler. De là à en faire profession, il y avait loin.” Le “Comité d’action de Corbeil-Essonnes pour la libération de la sexualité” n’a pas été taillé pour mener “une bataille nationale”. Bataille qui se prolonge d’ailleurs par “l’affaire Mercier”, du nom de cette professeure de philosophie poursuivie à son tour pour avoir accepté de lire le tract en classe. En décembre 1972, une manifestation de soutien rassemble plusieurs centaines de personnes à Belfort.

Jean Carpentier, lui, tâche de trouver le moyen de gagner sa vie durant son année de suspension. Il vend “fictivement” son cabinet à une amie, qui le remplace. Il donne des cours à la faculté de Vincennes. Il vend son ouvrage Textes libres (illustré de Wolinski) lors d’une tournée des Maisons des jeunes et de la culture (MJC) à laquelle il a été convié pour “parler de sexualité en connaisseur”. Début 1973, il reprend et développe son tract dans un “petit livre” du même nom. Puis “l’affaire” s’essouffle.

Mais le généraliste de l’Essonne, installé à Paris en 1979, ne se départira jamais de son militantisme, s’engageant dans les années 1990 pour la prise en charge des toxicomanes.

 

[D’après Jean Carpentier, Journal d’un médecin de ville, médecine et politique, 1950-2005, Ed. du Losange, 2005,
et “Apprenons à faire l’amour, l’affaire Carpentier”, France Culture, 16 octobre 2021.]

 

Source :
www.egora.fr
Auteur : Aveline Marques

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