A 31 ans, la Dre Hiba Trraf porte à bout de bras la charge d’un service vide de médecins. Pour la jeune cheffe du service pédiatrie du CH de Montluçon, le rythme est devenu infernal et le risque d’erreur, trop lourd. La mort dans l’âme, la pédiatre a annoncé son départ en novembre prochain. “Culpabilisant” d’abandonner ses patients, elle se démène pour tenter d’alerter la population et les pouvoirs publics sur la catastrophe sanitaire qui se profile dans ce bassin de population de 200.000 habitants.

 

“J’essaie de me mobiliser parce que je vous avoue que je me sens un peu coupable de partir quand même… Ce sont mes patients et c’est dur de dire que je les quitte.” Entre deux consultations, la Dre Hiba Trraf, cheffe du service de pédiatrie du CH de Montluçon-Néris-les-Bains, confie à Egora les raisons qui l’ont conduite à poser sa démission, qui sera effective le 31 octobre prochain. A compter du 1er novembre, il n’y aura plus aucun médecin inscrit à l’Ordre au sein du 2e service de pédiatrie le plus important d’Auvergne – après celui du CHU de Clermont-Ferrand. “Une situation dramatique” pour les 200.000 habitants que compte le bassin de population. “En ville, il y a 1.5 ETP de pédiatre et elles sont blindées. Comme partout, les généralistes sont de moins en moins nombreux. C’est le désert total”, soupire-t-elle.

Pourtant, lorsque Hiba Trraf, 31 ans, est arrivée en novembre 2018 au CH de Montluçon en tant que cheffe de clinique, partageant son temps avec le service de réanimation pédiatrique du CHU de Clermont-Ferrand, le service comptait 7 pédiatres, dont deux praticiens associés attachés. “J’avais fait un stage d’internat à Montluçon et la diversité des pathologies, la polyvalence d’exercice de cet hôpital périphérique m’avait beaucoup plu”, se souvient-t-elle. A la différence du CHU, souligne-t-elle, “on n’est pas cantonné à un service”. “On fait des urgences, de la salle de naissance, des consultations, de la néonat, les hospitalisations en pédiatrie.”

Mais au fil des mois, des déménagements, départs en retraite et installations en libéral de ses confrères et consoeurs, l’équipe médicale s’est réduite à peau de chagrin. “A partir du moment où on est descendus à 5 pédiatres en tout, on n’était plus attractifs”, analyse Hiba Trraf. Avec sa cheffe de service, la Dre Victoria Desgranges, la jeune pédiatre sonne une première fois l’alarme en avril 2021. “On a fait grève, notamment pour dénoncer nos conditions de travail. On a prévenu l’administration que si ça continuait comme ça, on ne tiendrait pas.” Peine perdue. La cheffe de service jette l’éponge et annonce son départ en fin d’année. Hiba Trraf, désormais seule aux commandes, veut pousser jusqu’à la fin du semestre d’internat, le 1er mai.

 

10 astreintes opérationnelles par mois

Pour la nouvelle cheffe de service et ses deux collègues PAA, le rythme devient infernal. Les trois pédiatres (2.8 ETP) se partagent entre les consultations non programmées (jusqu’à 80 par jour l’hiver), le service d’hospitalisation (26 lits l’hiver), les consultations programmées (une centaine par mois), la maternité (1000 naissances par an), la néonat (6 à 8 couveuses) et le centre d’action médico-social précoce. Sans compter les staffs, la formation des internes, les tâches administratives et les sollicitations des médecins de ville. A cela s’ajoutent les astreintes, d’autant plus nombreuses que l’équipe est réduite. “J’ai environ 10 astreintes opérationnelles par mois, et 15 astreintes de ‘sécurité’ où je double mes collègues PAA”, compte Hiba Trraf, réveillée presque chaque nuit par 1 ou 2 appels. “Même si on ne se déplace pas, ça casse forcément la nuit. On peut tenir le rythme pendant 3, 6 mois… mais là ça fait un an et demi. Le risque, c’est qu’à force d’épuisement, on ne prenne pas correctement en charge un enfant.”

 

 

L’hiver, marqué par le retour en force des viroses après les confinements, a été particulièrement éprouvant. “On a eu beaucoup de bronchiolites, de gastros, de crises d’asthme. On avait zéro place, on était tout le temps à flux tendu. De novembre à février, j’ai dû transférer au CHU entre 1 et 4 enfants par semaine pour des situations graves voire réanimatoires, se souvient-elle. Pendant ce temps-là, j’ai des patients qui m’attendaient en consultation ou aux urgences et des parents qui se mettent parfois en colère. On est sans arrêt au téléphone pour répondre aux sollicitations. A force, j’ai peur de ne pas être concentrée. Si je me trompe d’une virgule, ce n’est pas un fichier excel qui m’affiche erreur : je peux tuer un enfant et cette responsabilité, je ne veux plus la prendre. J’ai l’impression d’être complice d’un système de soin que je ne cautionne plus.”

En février, alors qu’aucune décision n’a été prise, Hiba Trraf se rend compte que si elle part, “tout s’écroule”. Elle se résout à rester un ultime semestre, pour laisser une chance à la direction et l’ARS de trouver des solutions. Une première réunion se tient en mars avec l’ARS. Hiba Trraf en garde un goût amer. “On m’a dit qu’il fallait peut-être que je revois l’organisation médicale au sein de mon service, que si j’en avais une meilleure, des pédiatres viendraient certainement, se souvient la cheffe de service. Alors que c’est le sous-effectif et le nombre de gardes qui sont en cause. Ils se déculpabilisent et nous culpabilisent nous”, reproche-t-elle.

 

 

Au sein du collectif “Les orphelins du soin de Montluçon” qu’elle a contribué à créer, la pédiatre remue ciel et terre pour tenter d’alerter la population, les élus et les pouvoirs publics sur la catastrophe sanitaire qui se profile. “J’ai sollicité jusqu’au Président de la République et j’ai même fait un signalement au procureur, car pour moi, c’est une situation de maltraitance. Il a transmis mon courrier au préfet. Personne ne m’a répondu”, déplore-t-elle. La pédiatre comprend que “seule la médiatisation” de la situation fera bouger les choses.

Au cœur de l’été, alors que la presse locale s’empare du sujet, l’ARS annonce que dans le cadre du groupement hospitalier de territoire (GHT) et grâce à la “prime de solidarité territoriale” valorisant financièrement l’exercice volontaire de praticiens dans un autre établissement que le leur, “des renforts ponctuels seront organisés” à Montluçon. De novembre à février, des pédiatres (notamment ceux du CHU de Clermont-Ferrand) se relayeront chaque jour, pour assurer les soins à la maternité ainsi que les urgences vitales. L’ARS annonce par ailleurs qu’elle a sollicité le renfort de la réserve sanitaire.

 

“Mépris” de l’ARS

Pour Hiba Trraf, non seulement cette “solution n’est pas idéale pour la continuité des soins” mais surtout rien n’est prévu pour les “petites urgences”, que les médecins de ville ne sont pas en capacité d’absorber, ni pour les consultations programmées et les 26 lits d’hospitalisation du service. “Quand vous avez un parent les larmes aux yeux qui vous dit ‘mais moi comment je vais faire derrière?‘”, se désole la cheffe de service. Ceux qui le peuvent devront faire une heure de route jusqu’à Moulin, Vichy ou Clermont-Ferrand. Mais quid des plus pauvres, qui n’ont “pas le permis, ou qui n’ont pas les moyens de se payer une voiture ou même de l’essence ?”, s’inquiète la pédiatre.

La jeune praticienne déplore par ailleurs le “mépris” de l’ARS, qui a “refusé de nous recevoir en tant que collectif et de parler avec les médecins”. “Quand j’ai demandé quelles seraient les modalités pratiques de la mobilisation de la réserve sanitaire, que j’ai appris par la presse, on m’a répondu que par souci de cohérence institutionnelle, en aucun cas l’ARS ne pouvait discuter avec un membre de la communauté hospitalière, qu’il fallait que je m’adresse à ma directrice.” Pour Hiba Trraf, cette réponse est “symptomatique de la problématique du système de santé”.

 

 

Si elle ne prétend pas “avoir la solution”, la pédiatre juge qu’elle passe dans un premier temps par une “réunion de crise”, au sein de laquelle les médecins seront enfin entendus. “Il faut faire un état des lieux des besoins médicaux et des effectifs présents sur le territoire.” A situation exceptionnelle, mesure exceptionnelle, considère la jeune femme : les praticiens des établissements mieux dotés doivent être “réquisitionnés”. “Il faut diminuer un peu notre activité pour que l’exercice redevienne attractif et après on inversera la tendance”, complète-t-elle. “Mais ce qu’on ne pourra plus prendre en charge à Montluçon, il faut le prendre en charge ailleurs. Ouvrir des lits et prévoir des transports pour les patients”, insiste-t-elle.

Dans une réponse transmise à la presse locale et à Egora, l’ARS rappelle “que les médecins ont la liberté d’exercer géographiquement et qu’il n’y a pas de contrainte possible à les faire exercer dans un établissement qu’ils ne choisissent pas. C’est pourquoi les conditions d’exercice et l’ambiance notamment sont des facteurs importants pour faire venir des médecins au sein d’un hôpital”, insiste l’agence. “Ça, je l’ai pris directement pour moi”, confie Hiba Trraf.

Echaudée par ces premières années d’exercice à l’hôpital public, la pédiatre compte désormais “faire de l’humanitaire”. “Il faut que le système de santé change en profondeur”, lance-t-elle. “J’ai quand même foi en la société… même si je suis en train de déchanter grandement devant une telle injustice.”

 

Une manifestation et une pétition

Le collectif et les élus locaux appellent à une manifestation devant l’hôpital de Montluçon, le 17 septembre, à 11 heures. Par ailleurs, une pétition a été lancée et rassemble d’ores et déjà près de 25.000 signatures.

 

Source :
www.egora.fr
Auteur : Aveline Marques

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