Si les “pages les plus noires de l’histoire de la médecine” ont été écrites à Auschwitz, de nombreux membres de la profession s’y sont au contraire illustrés par leur héroïsme, en sauvant les déportés des chambres à gaz et en participant activement à des réseaux de résistance. Dans son ouvrage, Les Médecins d’Auschwitz (Editions Perrin, avril 2022, 24 euros.) le Dr Bruno Halioua, raconte leur histoire.

 

C’est par un long sifflement que leur voyage vers l’inconnu a pris fin. Au terme d’un périple de plusieurs jours, entassés dans des wagons à bestiaux sans eau, sans nourriture, ni espace pour faire leurs besoins, des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants, en provenance de toute l’Europe, sont débarqués des trains chaque semaine à Auschwitz, dans le sud de la Pologne. Dès leur arrivée dans ce qu’ils pensent n’être qu’un simple camp de concentration, la “sélection” commence.

La tâche des médecins SS consiste à séparer les déportés aptes au travail des autres – les infirmes, les estropiés, les vieillards, les moins de 14 ans et leurs mères. Ceux-là seront directement conduits aux chambres à gaz, où, là encore, un médecin SS est à la manœuvre, transportant le zyklon B* dans une ambulance de la Croix-Rouge – “suprême insulte à un métier et à un insigne”, pour le médecin déporté français Paul Bendel. Si l’on exclut ceux qui mènent des expérimentations, les médecins SS ne seront jamais plus de 7 ou 8 en poste simultanément dans l’enceinte du camp, relève le Dr Bruno Halioua, dermatologue et historien, auteur de l’ouvrage Les Médecins d’Auschwitz. Et pourtant, les horreurs qu’ils y ont commises sont gravées dans les mémoires. Elles constituent “la page la plus noire de l’histoire de la médecine” pour Bruno Halioua, qui avait retracé dans un précédent ouvrage le procès de Nuremberg réservé à ces “soldats du combat biologique” du Reich, “ordinaires et obéissants”.

 

“Les médecins étaient rangés à part

L’histoire des médecins déportés qui ont exercé à l’hôpital (HKB) d’Auschwitz-1, dans le camp-hôpital de Birkenau et dans les différents Reviere (infirmeries), est moins connue. A l’arrivée des convois, surtout en 1943 et 1944, un appel est en effet lancé aux médecins, pharmaciens et chimistes présents parmi les déportés. Certains sont reconnaissables à leur brassard, muni d’une croix rouge, dont ils ont été affublés en tant que “responsable sanitaire” de leur wagon, chargés d’apaiser les souffrances et les angoisses de leurs compagnons d’infortune. “Les médecins étaient rangés à part, avec leurs instruments, se souvient le Dr Olga Lengyel, médecin juive déportée de Hongrie. C’était plutôt rassurant. Du moment qu’on avait besoin de médecins, c’était qu’on soignait les malades.” Le tristement célèbre Josef Mengele trouve ainsi le radiologue dont il a besoin pour ses recherches. Sima Vaisman, dentiste juive originaire de Moldavie, arrêtée à Mâcon en 1942, arrive quant à elle à une période où le camp, en proie à une épidémie de typhus, a désespérément besoin de soignants.

 

 

Très vite, les Reviere apparaissent aux yeux de tous comme “la meilleure planque” pour les déportés : un peu mieux nourris, à l’abri du froid en hiver, ils échappent aux interminables appels des SS et à leurs incessantes sélections, et reçoivent parfois des cigarettes ou de la nourriture en guise d’”honoraires” de la part des “privilégiés” (prominenten), ces déportés occupant une fonction au sein du camp. C’est ainsi qu’Olga Lengyel parvient à se confectionner une blouse d’infirmière et à se différencier de la masse des déportés en pyjama à rayures bleu-gris : en échangeant 8 rations de pain contre un coupon de tissu.

Ces postes sont si enviés que tous les médecins n’y ont pas accès. Face aux “resquilleurs”, des tests de connaissances sont même pratiqués : le médecin français Fred Sedel subit ainsi un examen, “dont l’enjeu était la survie”, au cours duquel un médecin SS lui demande d’exposer les différentes formes de paludisme et leur traitement. Autre pré-requis : savoir parler et écrire l’allemand. Car une part non négligeable du travail consiste à tenir des dossiers cliniques parfaitement à jour, pour mieux maquiller les véritables causes de décès et entretenir l’illusion de la sollicitude allemande envers les détenus des camps de concentration. “Les Lagerätze** attachent une importance primordiale au fait que les observations soient rigoureusement tenues à jour, la symptomatologie notamment, avec tous ses détails, ainsi que les diagnostics différentiels. Ils veulent que tout soit consigné par le menu, et les médecins détenus sont obligés d’indiquer sur chaque feuille de maladie le médicament que le malade ‘devrait’ recevoir pour l’affection dont il souffre. Car bien entendu, il ne s’agit pas de soigner le malade. Ce qu’il faut, c’est l’étudier comme s’il ‘devait’ être soigné”, témoigne le Dr Léon Landau, généraliste français.

 

“Un pou et vous êtes mort”

Durant les premiers mois, à partir de l’été 1942, les médecins juifs affectés dans les Reviere sont cantonnés à un statut d’infirmier et se voient confier des tâches ingrates : transporter les cadavres (par dizaines, chaque jour), laver le linge, vider les seaux, dépister les poux et la gale. Les SS ont une peur bleue des maladies infectieuses et tout particulièrement du typhus, qui fait rage à plusieurs reprises à Auschwitz, contaminant pratiquement l’intégralité du camp en 1942 et dans les premiers mois de l’année 1943. La mort de nombreux Allemands les conduit à adopter des mesures préventives, telle la “désinfection massive” des détenus, de leurs vêtements et de leurs paillasses. Dans le camp, une affiche est apposée : “Un pou et vous êtes mort”.

Les médecins déportés des Reviere, dont les connaissances et compétences sont finalement mises à profit au printemps 1943, sont donc amenés à prendre en charge des victimes de typhus exanthématique, de fièvre typhoïde, de dysenterie, mais aussi des maux “ordinaires” dont souffrent les déportés. La diarrhée, due aux mauvaises conditions d’hygiène, à la nourriture insuffisante, à la pollution des canalisations d’eau, à la saleté des toilettes, frappe presque immanquablement les nouveaux arrivés. Faute de rations suffisantes (900 à 1000 calories par jour) pour compenser l’intensité des efforts physiques fournis, les déportés consomment leurs propres réserves de graisse et de muscles, perdant 30 à 35% de leurs poids : ces “cadavres ambulants”, surnommés “musulmans”*** dans le camp, composent le gros du bataillon des déportés hospitalisés. Chaque soir, les soignants voient arriver la lente procession de détenus épuisés par le labeur, portés par ceux qui ont encore un peu de force.

Ils prennent en charge, enfin, les diverses plaies et fractures dues aux mauvais traitements. “La pathologie du camp était extraordinaire et ne ressemblait en rien de ce que j’avais connu au cours de mes études, témoigne le Dr Myriam David, médecin juive française. La moindre plaie s’infectait et se transformant en phlegmon qui envahissait tout un membre ; la plupart des déportés avaient des plaies aux jambes incurables, très douloureuses, qui ne cicatrisaient pas, s’étendaient lentement ; les gingivites, les ulcéro-colites, les dysenteries, tout en prenant une proportion extraordinaire, envahissent progressivement le corps entier, transformant chaque personne, la rendant absolument méconnaissable.”

 

Dix tablettes d’aspirine pour 100 malades

Mais face à ces patients en grande souffrance, les médecins sont complètement démunis. Car l’approvisionnement en médicaments est réduit à peau de chagrin : “Ce qu’on nous donne est tellement minime que nous pouvons le considérer comme presque inexistant, témoigne Sima Vaisman. Que ce soit pour le service des infectieux, des oedemes ou de la dysenterie, on nous envoie tous les jours la même chose : dix tablettes d’aspirine, dix tablettes de charbon, dix tablettes d’urotropine, dix tablettes de tamalbrul, rarement une ampoule de cardiazol, de caféine ou de prontosil ; un peu de coton de cellulose et des bandes de papier une fois par semaine, de quoi faire des pansements sommaires et dans les cas les plus urgents.” La praticienne déplore son impuissance : “Nous, les médecins, nous ne pouvions pas faire grand-chose. Vraiment, entre la médecine que nous pratiquions dans la vie et la médecine qu’on pouvait pratiquer là-bas…”

Dès lors, se posent des dilemmes éthiques : “Vaut-il mieux donner vingt cachets de sulfamides à une seule personne et être certain qu’elle sera guérie après quelques jours de traitement, ou bien faut-il les répartir entre deux ou trois personnes, quitte à risquer de n’en guérir aucune ?”, résume Bruno Halioua. Par ailleurs, la tentation est grande de monnayer les médicaments reçus contre de la nourriture par exemple. Olga Lengyel a reconnu y avoir succombé, en acceptant de donner deux cachets d’aspirine à une cheffe de chambrée souffrant d’une affection bénigne de l’oreille en échange de galettes de pain et de pommes de terre sautées à la margarine. “Nous abusions du pouvoir que nous conférait notre fonction dans notre intérêt personnel. Jamais, je pense, dans des circonstances normales, ni mon amie ni moi ne serions tombées assez bas pour accomplir un tel geste”, regrettera-t-elle. “Pour éviter que les soins soient dispensés selon des critères subjectifs tels que la contrepartie matérielle offerte, la nation d’origine, la religion pratiquée ou tout bêtement la sympathie inspirée, certains élaborent un code de conduite”, explique Bruno Halioua. Les patients les plus jeunes et les plus robustes, ceux qui ont le plus de chances de survivre, sont souvent privilégiés.

Face aux “sélections” qui sont opérées régulièrement au sein des Reviere, se concluant par des exécutions au phénol ou par l’envoi aux chambres à gaz des patients infectés ou dont l’hospitalisation est jugée trop longue (au bout de deux à trois semaines, souvent), les médecins s’entendent sur l’attitude à adopter. Ils cachent les malades trop atteints, dissuadent ceux dont l’état est moins grave d’entrer à l’infirmerie, voire falsifient les dossiers. Au printemps 1943, le personnel médical du HKB d’Auschwitz, “ayant vu vent de l’intention des médecins nazis de transférer tous les patients ayant des antécédents de paludisme à la chambre à gaz” entreprend de détruire pendant la nuit les dossiers de 150 patients concernés et d’en rédiger de nouveaux, raconte Bruno Halioua.

 

Falsifier les dossiers

Il leur arrive également de truquer les résultats d’examen pour cacher les cas de fièvre typhoïde ou de typhus. Alors que Josef Mengele ordonne un jour de réaliser un test diagnostic de la fièvre typhoïde chez tous les déportés souffrant de fièvre, les médecins décident d’envoyer leur propre sang au laboratoire. “Combien de dizaines d’échantillons de crachats où les B.K. fourmillaient avons-nous donnés comme négatifs ?, s’interroge le Dr André Lettich, médecin juif arrêté à Tours et déporté en 1942. Ceux qui n’ont pas vécu dans un camp de concentration ne pourront certainement pas comprendre notre geste.” “C’était toujours pour nous un cas de conscience. En effet, en gardant les contagieuses, nous risquions de propager la maladie chez nous”, expose Olga Lengyel. Le serment d’Hippocrate est encore mis à rude épreuve quand les médecins déportés en arrivent à pratiquer des avortements, voire à étrangler les nouveaux-nés, pour sauver les femmes enceintes et les mères, à défaut de pourvoir sauver l’enfant.

Par bien des moyens, les médecins parviennent donc à résister aux SS. La psychiatre française Adelaïde Hautval, internée à Drancy puis déportée à Auschwitz pour avoir publiquement pris la défense d’une famille juive, s’illustre par son refus d’obéir aux ordres de médecins SS, tels Eduard Wirths et Mengele, pratiquant des expérimentations au sein du block 10, ce qui lui vaudra finalement de rejoindre le bataillon des travailleurs à Birkenau.

Un réseau actif de résistance est mis en place par les déportés politiques polonais au sein du HKB d’Auschwitz, sous l’impulsion de Witold Pilecki, un officier qui s’est fait volontairement arrêté et déporté dans ce but. Ils y mènent notamment “une guerre bactériologique” : dans le laboratoire, l’un d’entre eux cultive des poux recueillis sur les malades du typhus, destinés à être déposés sur les uniformes des SS. Ils parviennent ainsi à en contaminer plus d’un, tel le médecin SS Siegfried Schwela, dont l’épouse succombe à l’infection. Le Pr Robert Waitz, résistant arrêté à Clermont-Ferrand, met en place un réseau de résistance français dans le camp de Monowitz, intervenant pour aider les déportés français à obtenir une affectation dans un kommando moins dur et pour hospitaliser les travailleurs les plus affaiblis afin de les remettre sur pied. Le Dr Tadeusz Paczula, déporté politique polonais chargé de la mise à jour des registres de décès, élabore quant à lui un système de signes pour pouvoir révéler un jour les véritables causes de décès que cachent les “cachexie par enterites”, “faiblesses du muscle cardiaque”, “urémies” et autres “typhus” indiquées à la demande des SS.

Les résistants, enfin, anticipant la volonté du régime nazi de passer sous silence les horreurs des camps, accumulent les preuves. Travaillant dans le block 10, la médecin polonaise Dorota Lorska, et la déportée juive française Perelka, transmettent à la résistance des informations et des documents, qui parviendront à Cracovie puis à Londres. Pour Bruno Halouia, c’est ce qui explique que la Jewish Telegraphic Agency, basée à New York, a dévoilé dès le mois de juin 1943 que des expérimentations de stérilisation étaient pratiquées sur les déportés d’Auschwitz.

 

* Le Zyklon B est un insecticide à base de cyanure d’hydrogène.
** Médecins de camp SS.
*** Le terme, employé notamment par Primo Levi, ferait référence au fatalisme associé à la religion musulmane.

 

Source :
www.egora.fr
Auteur : Aveline Marques

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