Médecin généraliste à Oujhorod, région protégée de l’ouest de l’Ukraine, le Pr Pavlo Kolesnyk voit affluer dans sa ville les réfugiés en provenance des régions frappées par les Russes. En plus de ses patients habituels, le médecin est désormais confronté à de nombreux défis : prendre en charge des malades chroniques malgré la pénurie de médicaments, soigner les esprits meurtris par la guerre, traiter les nombreux cas de Covid, et malgré tout, continuer à former les internes dont il a la charge. Sur Egora.fr, il témoigne de son quotidien et appelle ses confrères à l’aide.

 

Egora.fr : Pour commencer, pouvez-vous décrire votre pratique avant la guerre ?

Pr Pavlo Kolesnyk : Je suis un family doctor(1) avec 25 ans d’expérience. Ma femme et moi avons été les premiers diplômés à obtenir un titre de docteur en médecine générale, en 1998. J’ai contribué au développement de la spécialité dans ma région, qui est maintenant l’une des plus avancées en la matière dans le pays.

J’ai une double activité : clinique et enseignante. Comme la majorité des médecins généralistes, je travaille en milieu ambulatoire. J’exerce actuellement dans une clinique privée mais avant cela, j’ai pratiqué dans une clinique municipale durant presque 20 ans. Nous nous sommes efforcés d’améliorer la qualité des soins dans cet établissement public, qui disposent de moins de moyens que le secteur privé.

Je suis également chef du département de médecine générale à l’université d’Oujhorod et en charge de la formation des internes en médecine générale. Je suis aussi investi dans plusieurs instances internationales de la Wonca(2) comme l’Euract(3) (membre du conseil), l’EGPRN(4) (représentant national de l’Ukraine) et Europrev.

 

 

Quelle est la situation à l’heure actuelle dans votre région ?

Oujhorod est située dans la région la plus occidentale de l’Ukraine, tout près des frontières slovaque et hongroise. Notre ville se trouve derrière la chaine de montagnes des Carpates, en Transcarpatie. Cette situation géographique la préserve des attaques terrestres mais aussi des bombardements russes. Chaque jour, nous entendons les sirènes et nous nous abritons dans les caves et les bunkers, mais heureusement, les alarmes ne sont jamais suivies de bombardements.

La zone étant protégée, nous voyons affluer les réfugiés. Notre petite région, qui compte d’ordinaire 1 million d’habitants, est montée à une population d’1.5 million. De même, notre petite ville de 100.000 habitants accueille aujourd’hui 150.000 personnes. Et ça, ce sont les statistiques officielles…

Pratiquement toutes les familles de la région partagent leur logement avec des réfugiés des régions de l’est, du centre ou du sud de l’Ukraine ; dans mon foyer par exemple, nous sommes 11 : des proches de Kiev, leurs amis, des proches de leurs amis… C’est une sorte de grande famille ! C’est le quotidien de tous les habitants de la région, qui tentent d’être les plus hospitaliers possible avec les amis dans le besoin.

 

 

Comment gérez-vous cet afflux de réfugiés dans votre ville ?

Nombre d’entre eux sont venus ici pour tenter de franchir la frontière. Ils se sont entassés à la frontière, dans les gares, et ont commencé à chercher un abri dans la ville. Malgré le fait que nous partageons nos logements, nous manquons de places pour eux. Nous avons ouvert des refuges dans les écoles, dans les dortoirs et autres endroits qui ne sont pas adaptés, comme des gymnases : 50 personnes dans une même salle, pouvez-vous imaginer ? Nous avons manqué de matelas, d’oreillers, de matériels de base comme des micro-ondes, des bouilloires, des machines à laver, des fours… Dans les écoles, par exemple, il y a des toilettes mais pas de douches. Nous avons donc commencé par récolter des dons à travers le monde. J’ai usé de ma notoriété et de mes réseaux dans différents pays. C’est ainsi qu’hier [jeudi 31 mars, NDLR] nous avons pu équiper 10 refuges avec des machines à laver, des réfrigérateurs et autres équipements qui permettent aux réfugiés de retrouver un semblant de vie normale.

Par ailleurs, le Gouvernement fournit gratuitement de la nourriture dans les cantines mais c’est seulement un repas par jour… Certaines personnes, qui disposent de faibles revenus, comme les Roms, n’ont pas les moyens d’en acheter plus.

 

« En quelques semaines, les pharmacies se sont vidées »

 

Quels sont les besoins médicaux de cette population ?

Nous sommes confrontés à de nombreux problèmes médicaux. Tout d’abord, nous n’avons pas assez de fournitures médicales et de médicaments pour une population de cette taille. En quelques semaines, les pharmacies se sont vidées. Nous manquons de médicaments de base comme des médicaments antihypertension, des antidiabétiques, des hormones thyroïdiennes. Nous avons des programmes gouvernementaux pour traiter gratuitement ces pathologies, mais c’est devenu un vrai challenge d’avoir assez de médicaments pour les réfugiés…

 

 

Comment faites-vous?

Le fait d’être près des frontières et d’avoir des amis à l’étranger nous a permis d’acheter des médicaments en Hongrie et en Slovaquie. J’ai ainsi pu avoir de l’insuline de Hongrie pour Kiev. Nous avons toujours besoin d’hormones thyroïdiennes car beaucoup de réfugiés viennent de Kiev, près de Tchernobyl, et ont des problèmes de thyroïde ou ont subi une thyroïdectomie. Nous en avons achetées en Slovaquie, en Hongrie. Il y a quelques jours, j’ai reçu un colis des Etats-Unis. Maintenant, nous avons de quoi tenir un mois. Nous avons donné à chaque patient dix plaquettes pour dix jours et nous espérons avoir reçu les commandes d’ici là.

Nous avons aussi acheté des antibiotiques, des médicaments antihypertension de l’étranger, et nous essayons de partager avec les autres régions ukrainiennes dans le besoin. Tout ce que nous avons en trop, nous leur envoyons : en deux jours ils peuvent recevoir ce dont ils ont le plus urgemment besoin.

 

« Chaque refuge s’est vu assigner des internes »

 

Vous formez habituellement les internes en médecine générale. Comment vivent-ils tout cela ?

Comme nous manquons de bras pour soigner tous ces nouveaux venus, nous avons invité nos internes, voire les étudiants en médecine les plus âgés, à nous aider. Chaque refuge s’est vu assigner des internes. Si les gens ont un besoin, ils appellent leur interne : pour des soins ou pour recenser leurs besoins en médicaments, par exemple. C’est une chance d’avoir des jeunes si dévoués, si volontaires. Pour moi, il n’y a pas de meilleure formation que d’avoir la responsabilité de ces gens. Et pour ces gens, c’est bien d’avoir leur propre jeune docteur.

 

Les réfugiés souffrent-ils de problèmes de santé mentale, comme des syndromes de stress post-traumatique?

Oui, de stress post-traumatique, d’anxiété, de dépression… Ce sont des problèmes fréquents et attendus auxquels les médecins d’autres pays peuvent être confrontés en prenant en charge les réfugiés ukrainiens. Ce dont on s’attend moins, c’est à l’hypertension : avec tout ça, les gens ont oublié de prendre leurs médicaments et leur pression artérielle s’est envolée. Nous avons aussi beaucoup de cas de Covid car les gens sont loin d’être tous vaccinés [fin février, 36% de la population avait un schéma vaccinal complet, NDLR]. Heureusement, ce ne sont que des formes modérées.

Le problème, c’est que beaucoup de gens ne croient pas à la médecine fondée sur les preuves et réclament des traitements non éprouvés ou des remèdes de grand-mère. Ils viennent pour réclamer un médicament non recommandé pour leur rhume alors qu’ils refusent de prendre le médicament antihypertension qui peut leur sauver la vie… C’est un peu fou, mais c’est la réalité. De même, ils réclament des remèdes pour soigner leur stress, leur anxiété ou leur insomnie mais refusent de prendre des antidépresseurs car ils en ont peur.

 

Vos journées doivent être très longues… Comment parvenez-vous à tout mener de front ?

Nos poursuivons tous nos activités. Ce matin [vendredi 1er avril, NDLR] par exemple, je donnais un cours en visio aux étudiants. Ensuite, je vais à la clinique pour voir mes patients habituels et les réfugiés qui viennent au cabinet. Pendant ce temps, les volontaires se déplacent dans les refuges ou dans les centres d’enregistrement pour évaluer les besoins. A la fin de la journée, nous avons une réunion à distance avec les internes pour faire le bilan de la journée et leur donner des conseils. Ce sont des journées difficiles et longues, oui.

 

(1) Le “médecin de famille” ukrainien est l’équivalent en France du médecin généraliste, terme que nous emploierons dans cet article.
(2) World Organization of National Colleges, Academies and Academic Associations of General Practitioners/Family Physicians.
(3) Europen Academy of Teachers in general practive/family medecine.
(4) Europen General Practice Research Network.

 

Envoyer de l’argent ou des médicaments : mode d’emploi

Pavlo Kolesnyk et son collègue Petro Habor en appellent à la solidarité de leurs confrères français. Ces derniers peuvent envoyer de l’argent à la fondation Shidno evropejska misija à ces coordonnées bancaires ou bien faire parvenir des médicaments ou du matériel médical en utilisant ce formulaire.

 

Source :
www.egora.fr
Auteur : Aveline Marques

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