Alors que le 4 mars dernier la loi Kouchner fêtait ses 20 ans, le Conseil national de l’Ordre des médecins (Cnom) a souhaité marquer l’événement en organisant un débat autour de ce “colloque singulier” entre patient et praticien. Le Pr Joseph Gligorov, professeur d’oncologie médicale à l’université de la Sorbonne et praticien hospitalier à l’hôpital Tenon (AP-HP), était présent. 20 ans après, où en est-on ? Qu’en est-il en pratique ? Le spécialiste nous livre son analyse.

 

Egora.fr : Lors du débat sur les 20 ans de la loi Kouchner à l’Ordre des médecins, vous avez déclaré qu’elle “a marqué les prémices d’un nouveau système de santé, d’un point de vue qualitatif”, qu’entendiez-vous par là ?

Pr Joseph Gligorov : A partir du moment où on fixe les contours de ce que doit être, d’un point de vue réglementaire, la relation médecin/malade et les obligations des uns et des autres, on fait appel à des critères qui sont plus qualitatifs que quantitatifs. Dans la loi Kouchner, il y a toute une partie qui concerne l’organisation du système de santé et où l’on parle de démocratie sanitaire. Cela ouvre un chapitre qui est celui de la santé comme objectif, aussi auprès des bien-portants. Il n’y a pas tant d’obligation quantitative, c’est vraiment à mon sens une obligation et une structuration qualitative.

 

Vous disiez que cette loi sert à combler des zones grises qui sont inhérentes à la médecine…

La loi ne comble pas des zones grises en soi, mais elle sert à délimiter un espace qui permet, en cas de situation de zones grises, d’expliquer de quoi il s’agit.

L’obligation que l’on a de discuter, de partager, d’échanger et d’avoir l’accord du patient sur le plan de la stratégie thérapeutique nécessite aussi une explication. Cette obligation de partager sa décision permet aussi de parler de cette zone grise et de ne pas se retrouver dans une situation où, s’il y a un problème, on puisse nous dire, “vous ne m’aviez pas dit que…”. Il y a des choses dont on est à peu près certain, d’autres choses pour lesquelles on l’est moins…

La médecine n’est pas une science mais une pratique qui se sert des sciences. Cet espace de zone grise permet, du fait de cette loi, d’être mieux appréhendé. Ça ne veut pas dire que la décision est plus facile, mais au moins elle est plus claire, dans l’échange que l’on peut avoir avec le patient.

 

Y a-t-il eu un avant/après cette loi, dans la façon d’être avec les patients ?

C’est une question difficile. J’ai beau avoir quelques heures de vol, j’ai commencé mon internat en 1992 et j’ai terminé en 1998. Je dirais qu’avant la loi Kouchner, il y avait déjà certaines approches et certaines discussions. J’ai un biais d’analyse puisque je suis oncologue médical. Quand on traite un risque sur une décision de chimiothérapie par exemple, que l’on peut refuser ou non, on travaille beaucoup avec des hypothèses de probabilité comme lorsqu’on souscrit à une police d’assurance. On a déjà cette part de zone grise que j’évoquais. Je pense que globalement, la loi a probablement amené une dimension différente dans la relation avec les patients. Pourtant, on constate que les malades sont encore moins au courant de la Loi Kouchner que les médecins. C’est étrange car cette loi est avant tout faite pour eux.

 

La loi est-elle facile à appliquer ?

Elle n’est pas difficile à appliquer. Et c’est peut-être plus simple pour un médecin qui a de l’expérience que pour un jeune praticien. Il faut se rappeler que si on part du principe qu’il ne faut jamais mentir à un patient même si on ne connaît pas la vérité, cela signifie qu’il n’y a pas de difficulté. Si le patient face à nous est malade, ça n’est pas notre faute. Cela ne veut pas dire non plus qu’il faut s’en foutre. Il faut être vigilant et faire la différence entre empathie et compassion. Je n’ai pas envie de souffrir comme ils souffrent. En revanche, je veux utiliser cette souffrance pour pouvoir être un allié et trouver des solutions, ce qui est plus à mon sens du domaine de la compassion que de l’empathie.

Ce qui est compliqué en revanche, c’est que cela demande du temps et des moyens. Il faut du temps humain, pas juste du temps machine. Et ça commence à être très compliqué.

Il y a de plus en plus de supports techniques, mais rien ne remplace l’humain.

 

Vous êtes professeur d’oncologie, comment éduquer les futurs soignants à ce “colloque singulier entre le médecin et son patient” ?

Il y a la partie théorique qui n’est pas très compliquée. Mais il y a aussi la partie pratique. Comme nous manquons de temps, le compagnonnage est essentiel. On apprend un métier. Cela nécessite un temps de mimétisme et un temps de critique. L’idée n’est pas de reproduire, surtout si ce que l’on voit n’est pas bon, mais de pouvoir prendre du recul. Cela nécessite un accompagnement.

 

Des jeux de rôle existent aussi…

Oui cela existe. On fait ça avec les étudiants, aussi bien les plus jeunes que les plus anciens. Cela se passe lors du deuxième cycle ou au cours de formations de spécialités, notamment les DES. On essaye de mettre en place pour des spécialités comme la cancérologie la possibilité d’échange avec des acteurs ou parfois même des patients partenaires. L’idée est de voir comment on peut monter un système qui leur apprend à communiquer, à optimiser les moyens d’annoncer des nouvelles difficiles. Ces jeux de rôle se déploient de plus en plus.

 

Vous travaillez en partenariat avec l’Université des patients, de quoi s’agit-il ?

L’Université des patients a été mise en place par Catherine Tourette-Turgis qui a aujourd’hui une chaire à la Sorbonne, et dont l’objectif est de valoriser le parcours patient. Il y a plusieurs diplômes dans l’Université des patients. On a fait un diplôme pour les patients experts partenaires leur permettant d’accompagner, notamment dans le domaine de la cancérologie, d’autres malades pour qu’ils optimisent leur parcours de soins en les aidant à formuler des questions ou à mieux comprendre les enjeux. Il y a aussi un DU de démocratie sanitaire qui a pour objectif de mieux comprendre les enjeux de santé.

Tout cela permet de diplômer et donc d’amener un niveau de connaissances chez les patients pour qu’ils soient ensuite potentiellement déployés dans les institutions, voire pourquoi pas rémunérés… Cela aide les institutions à mieux structurer le parcours de soins d’un certain nombre de pathologies.

 

L’éducation sanitaire des patients est-elle la clé pour une meilleure application de la loi Kouchner ?

Plus on en sait, mieux c’est ! En revanche, la difficulté c’est quand on en sait beaucoup, mais qu’on n’a pas fait le lien entre ce qu’on sait, ce qu’on est en train de vivre et la structure dans laquelle on est soigné. Cela peut être paradoxalement très compliqué. La loi Kouchner est une loi magnifique de bon sens. Il n’y aucune raison de mettre des barrières. Le patient possède son information médicale, il décide de la délivrer à qui il veut et nous sommes là pour l’accompagner et faire au mieux. Le patient a d’ailleurs aussi des responsabilités vis-à-vis de l’équipe qui le prend en charge. Mais malgré tout, le parcours de soins n’est pas le même d’un patient à un autre. Le niveau de connaissance c’est bien, mais l’accompagnement, c’est encore mieux.

 

20 ans après, faut-il une nouvelle loi Kouchner qui irait plus loin ?

Il faut changer de matrice de raisonnement. La santé est une richesse, ça n’est pas un coût. A nous de savoir comment on veut investir cette richesse. C’est le message très important qu’il faut faire passer. Sinon ça veut dire qu’on passe notre temps à réfléchir à des économies plutôt qu’à des investissements.

 

La loi Kouchner

« Depuis la loi du 4 mars 2002, le patient est réellement mis dans une situation où on le responsabilise : il devient non plus un sujet mais un véritable acteur de sa santé. Lui ont en effet été consacrés des droits fondamentaux, comme l’accès direct à son dossier médical, le droit d’être informé, mais aussi et surtout le droit de prendre part aux décisions médicales le concernant, qui a pour corollaire le droit de refuser les soins. Le patient accepte donc l’acte médical, en théorie, en toute connaissance des conséquences possibles de l’acte le concernant. Fruit d’une longue construction, la loi Kouchner a été élaborée après une “consultation exceptionnelle des Français” : des états généraux se sont tenus dans 80 villes françaises entre septembre 1998 et juin 1999, pour recueillir les principales préoccupations et attentes des Français en matière de santé (recueil dans des cahiers de doléances). Construite sur la base de cette consultation nationale, la loi a été rédigée en concertation avec de nombreux interlocuteurs : ordres professionnels, associations de patients, collectif interassociatif, fédérations hospitalières, syndicats. »

Extrait du rapport La loi Kouchner, 20 ans après, de l’Ordre national des médecins

 

Source :
www.egora.fr
Auteur : Sandy Bonin

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