Anasse Douma, qui étudie la médecine en Ukraine, est censé obtenir son diplôme dans un an. Mais les opérations militaires russes, lancées le 25 février sur le sol de son pays d’adoption, menacent ses plans professionnels… Enfin à l’abri du conflit après cinq jours d’angoisse, il raconte à Egora l’irruption de la guerre, son éprouvante échappée, et ses craintes pour l’avenir.

 

“C’est une expérience douloureuse, mais qui m’a permis d’intégrer une chose : même sur le continent européen, en 2022, on n’est pas à l’abri d’une guerre”, lâche d’une voix triste Anasse Douma, depuis la chambre d’un hôtel slovaque. On est alors le 1er mars. Après cinq jours, retranché dans son appartement de Poltava et un long et périlleux périple, le franco-marocain de 26 ans a enfin réussi à quitter le territoire ukrainien, cible d’opérations militaires russes depuis le 25 février. “Je suis fatigué, mais vraiment soulagé. Ça commence à être horrible là-bas, il y a des attaques de partout…”, témoigne-t-il, encore sidéré par le cauchemar éveillé qu’il vient de vivre. Jamais, jusqu’alors, il n’avait imaginé devoir, un jour, quitter précipitamment et dans de telles conditions son pays d’adoption.

Son histoire avec l’Ukraine a débuté six ans plus tôt, en 2016. Une fois son bac en poche, Anasse parvient à convaincre ses parents, “après une très longue discussion”, de le laisser aller faire ses études de médecine à l’Est de l’Ukraine. Comme son cousin, – devenu néphrologue -, avant lui. Il pose d’abord ses valises à Kharkiv, le temps d’une année préparatoire scientifique, en langue russe. “C’était juste après le conflit de 2014-2015”, contextualise le jeune homme, qui se souvient des “visages encore très marqués du peuple ukrainien”. Puis, en 2017, il s’installe à Poltava, siège de l’Académie médicale et dentaire ukrainienne, pour suivre, à l’instar d’autres étudiants étrangers, un cursus en anglais. Sa formation se déroule sans anicroches… Jusqu’au début de l’année 2022.

 

“Personne ne s’attendait à ce qui est arrivé”

En ce début d’année, Anasse Douma et ses camarades de promotion ne s’affolent pas encore des tensions avec la Russie. “On se disait : ‘Tout ça va bientôt finir’, ‘C’est juste un petit jeu politique’”, se souvient-il. D’ailleurs, ils ne sont pas les seuls à ne pas (trop) s’inquiéter, du moins en façade : ni l’Académie, ni l’ambassade de France, ne semblent alarmistes. “Personne ne s’attendait à ce qui est arrivé”, estime l’étudiant. À ce moment-là, il n’est donc pas question pour lui de quitter l’Ukraine. D’autant que cela risquerait de mettre en péril sa formation, alors qu’il est si près du but : il ne lui reste plus qu’une année d’études à Poltava avant d’obtenir son diplôme. Mais le 24 février, les menaces russes vont devenir bien plus réelles. En une déclaration, les projets d’avenir du jeune étudiant vont vaciller.

À l’aube, Poutine va annoncer une “opération militaire” en Ukraine pour, dit-il, défendre les “républiques” séparatistes autoproclamées de l’Est du pays, dont il a reconnu l’indépendance quelques jours plus tôt. Anasse, lui, a été alerté du changement de paradigme à 3h45 du matin, par le biais d’un message d’un ami ukrainien, enrôlé dans l’armée. “Il me dit : ‘fais ta valise, il y aura peut-être une attaque, on a reçu un code rouge’”. L’étudiant en médecine balaie dans un premier temps l’alerte, se persuadant qu’“il n’y a rien du tout”, et préférant penser aux formations qui l’attendent. Mais un peu plus d’une heure plus tard, il allume la télé : sur les chaînes locales, des images d’attaques à Marioupol, à Kharkiv, Kiev…défilent. Et si la réalité de la guerre n’était pas encore assez claire, des sirènes se mettent à déchirer la nuit.

“Mon premier réflexe a été d’appeler tous ceux que je connais en Ukraine pour qu’ils se réfugient”, se remémore-t-il. Alors qu’il se demande s’il doit, ou non, avertir ses parents, qui vivent à 3 000 km de là, en France, à Saint-Brieuc (Côtes d’Armor), son téléphone sonne. C’est son père. “J’avais oublié que mes parents regardent les chaînes d’info 24h/24 !”, raille Anasse. Il tente tant bien que mal d’apaiser les craintes de son papa : “Si c’est ‘juste’ à Donetsk, Louhansk, Marioupol, c’est un peu loin, ça ne va pas me toucher”, lui assure-t-il. Mais la progression russe ne s’arrêtera pas là. Cinq jours durant, Anasse va bel et bien expérimenter la vie de civil en temps de guerre.

 

 

“On est les suivants, on est les suivants !”

“La guerre, c’est moche. Très moche”, confirme-t-il. Même quand on n’est pas sur le front, confronté directement au sang, aux pertes, aux destructions, elle affecte tout le quotidien. C’est être constamment retranché chez soi, sur le qui-vive. C’est devoir “être prêt”dormir en jeans et baskets” pour pouvoir courir se mettre à l’abri dès que les sirènes retentissent. C’est “des coupures d’eau” fréquentes, “jeûner parce qu’on ne trouve pas de matières premières dans les magasins”, “faire des économies car il n’y a plus d’argent”. C’est une privation de sommeil, qui brouille les repères : “Très vite, en raison du manque de sommeil, on ne sait plus quel jour on est, ni quelle heure il est”, explique Anasse, s’excusant de fournir des éléments chronologiques confus. La guerre, c’est aussi des rues vidées de leur population, tout le monde “restant chez soi”, rivé sur les infos. “On se serait cru dans The Walking Dead”, illustre le jeune homme, faisant référence à une série télévisée d’horreur. Sauf que là, rien n’est fictionnel.

 

 

Ce qui l’a fait tenir ? “Ma famille, bien sûr, explique-t-il. Le fait que je sois très croyant”, aussi. Et puis le soutien de nombreux Français : “J’ai reçu plein de messages me disant de tenir bon”, dit-il, ému. Il souligne notamment la mobilisation des Briochins : des élus de Saint-Brieuc, qui ont notamment permis de le mettre en relation avec l’Ambassade de France en Ukraine, alors qu’il peinait à la joindre en raison de lignes saturées. Mais aussi des habitants, “alors qu’ils ne me connaissent même pas”, s’étonne encore Anasse. De quoi l’aider à se sentir moins seul face à cette situation qui, au fil des jours, devient de plus en plus critique.

Car si les Ukrainiens résistent, les Russes grignotent chaque jour davantage de territoire. A… tel point que “Poltava commençait à être encerclée par les villes attaquées”, raconte Anasse. “Je pense qu’on est les suivants”, lui dira un ami, après avoir vu des avions de chasse de son balcon. “On est les suivants. On est les suivants. On est les suivants”, la phrase tourne en boucle dans l’esprit du briochin. “Et c’est bien ce qui s’est passé”. Lundi 28 février, Poltava est prise pour cible. “On s’en doutait. Poltava étant entre Kharkiv et Kiev…”

 

 

“On est restés arrêtés trois heures”

C’en est trop, Anasse décide de partir. D’autant que la doctrine de l’ambassade de France en Ukraine, qui est en cours de transfert à Lviv (à 70 km de la frontière polonaise), a changé. Désormais, elle encourage le jeune homme à quitter le pays. Il réunit un petit groupe d’une dizaine de ses camarades de l’Académie, étrangers comme lui. Tous le connaissent, il est “leur représentant au Parlement universitaire”. Le 28 février, à 10h45, ils embarquent dans un train, qui peut les mener aux frontières polonaise et slovaque… Ils apprendront que le prochain train passant par Poltava a été attaqué. “Heureusement, il n’y avait pas de civils. Le train transportait des rations pour les soldats”. Leur train est blindé. À leurs côtés, beaucoup de femmes, d’enfants.

“C’était horrible de voir que des enfants, qui n’ont rien fait, se retrouvent à devoir trouver refuge dans un autre pays, parce que le leur se fait détruire par la Russie”, se désole Anasse. La première grande étape de leur voyage, Poltava-Kiev, prendra 12 heures, pour seulement…400 kilomètres. Et pour cause : le train s’arrête dès qu’il est fait état de la présence de soldats russes ou de combats dans le périmètre. Le passage le plus stressant sera Jytomyr, “l’arène du combat entre les Ukrainiens et les Russes”, explique l’étudiant en médecine. “On est restés arrêtés pendant trois heures, lumières éteintes, rideaux tirés. Il fallait se taire, éteindre les téléphones… On entendait des bombardements, des tirs, même s’ils étaient loin. On avait vraiment peur. À ce moment-là, on s’est dit que, peut-être, on risquait nos vies en partant”.

 

 

Mais heureusement, le train finit par repartir, “nous nous sommes un peu détendus”. À Lviv, le groupe d’étudiants renonce à son plan initial : descendre du train pour ensuite rejoindre la Pologne. Ils ont eu vent d’embouteillages monstres à la frontière. Direction donc le terminus : Oujhorod, ville frontalière entre l’Ukraine et la Slovaquie. Là, ils prennent un taxi pour se rapprocher encore de la frontière, puis marchent 2 km. “On a alors commencé à apercevoir du monde, énormément de monde”, décrit Anasse. Mais la situation se débloque rapidement. “On a attendu seulement 15-20 minutes, et tout s’est bien passé”, se remémore-t-il. Mardi 1er mars, après “22 heures de trajet”, quelque “1 200 km”, parcourus, il foule enfin le sol slovaque.

 

 

“Je ne sais pas si j’aurai mon diplôme”

“On a été bien accueillis par les slovaques, salue, reconnaissant, le franco-marocain. Il y avait des tentes avec des médecins, des journalistes. Ils nous ont donné à manger, fourni des carte SIM gratuites avec 10 Go d’Internet, pour pouvoir nous connecter et appeler nos proches”. Lui-même s’est empressé d’appeler sa famille. Un “vrai moment d’émotion et de soulagement”, même s’il ne peut s’empêcher de penser à tous ceux qu’il a laissés derrière lui. À ses amis ukrainiens, “partis rejoindre l’armée pour défendre leur pays”, alors qu’eux, tout ce qu’ils souhaitent, “c’est vivre”, et “en démocratie”, martèle-t-il. . “Je ne sais pas si je les reverrai… J’espère”. À ses amis étrangers, aussi. Il en a eu certains au téléphone, mardi soir : “Les marocains sont en direction de Bucarest, en Roumanie”, où les adresse leur ambassade.

Ce n’est qu’à partir du moment où la consule de France est venue le récupérer à la frontière slovaque qu’Anasse a vraiment commencé à souffler. “La première chose qu’elle a fait, c’est… me donner un macaron, se réjouit l’étudiant, un sourire dans la voix, touché par cette petite attention. Là je me suis écrié ‘Vive la France !, rit-il. Je n’en avais pas mangé depuis un an”. Au cours du trajet, la consule engage la conversation… en vain, “je ronflais déjà !”, concède-t-il. S’il va pouvoir se reposer un peu en Slovaquie, il devrait néanmoins déjà reprendre la route ce vendredi, direction la France. D’abord Paris, par avion. Puis Saint-Brieuc, par le train. “Le problème, c’est que maintenant, j’ai une phobie des trains…, regrette-t-il, profondément marqué par sa traversée de l’Ukraine en guerre. Si je trouve un bus jusqu’à Saint-Brieuc, je le prends”.

C’est en terres briochines, là où il a toujours rêvé d’exercer en tant que médecin, que le jeune homme va devoir réfléchir à son avenir professionnel. S’il compte se reposer un peu et profiter des bons petits plats de ses parents, il envisage de “prendre un petit travail en France tant qu’il y a la guerre en Ukraine”. Et “si la guerre prend fin, et que tout va bien, je retournerai en Ukraine terminer mes études. Car, encore une fois, il ne me reste qu’un an à faire avant d’obtenir mon diplôme et de pouvoir rentrer définitivement à Saint-Brieuc. Mais si jamais j’avais la possibilité de finir mon cursus en France, ce serait évidemment la meilleure chose qui pourrait m’arriver…” Il espère que, dans sa folie destructrice, la guerre ne ruinera pas tous ses efforts pour devenir médecin.

 

Source :
www.egora.fr
Auteur : Pauline Machard

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