A l’heure où le manque de médecins dans les territoires se fait sentir de manière criante, les élus de tous bords politiques appellent urgemment le Gouvernement à former plus de professionnels de santé et à mettre en place des mesures coercitives afin de lutter contre les déserts médicaux. Attention à ne pas tomber dans des réponses démagogiques, alerte le Pr Patrice Diot, doyen de la faculté de Tours. Le président de la Conférence nationale des doyens de facultés de médecine plaide notamment pour des mesures prises en concertation avec les étudiants en médecine et pour la mise en place dès la rentrée prochaine d’une quatrième année d’internat de médecine générale, en zone sous-dotée.

 

Egora.fr : Selon une récente étude de la Drees, le problème de sous-effectif des médecins ne devrait pas s’arranger avant au moins dix à quinze ans. Faut-il, comme le souhaitent certains élus, ouvrir plus de places dans les facultés de médecine ?

Pr Patrice Diot : Le problème de la démographie médicale est un vrai problème. Aujourd’hui, on est dans un état d’urgence dans certains territoires avec des patients dont la prise en charge est décalée faute d’avoir accès à un médecin. Cette urgence est la conséquence de décennies d’erreurs dans l’application du numerus clausus pour réguler la démographie médicale alors qu’il n’était pas fait pour ça. Il n’était pas fait pour ça, car lorsqu’on change quelque chose sur le nombre d’étudiants qui entrent dans les études de médecine, l’effet se perçoit dix à quinze ans après. Je pense qu’il faut donc arrêter de considérer qu’il faut aborder ces questions au travers du nombre d’étudiants. C’est une erreur fondamentale. J’estime aussi, en tant que président de la Conférence nationale des doyens de médecine, qu’avec 10 000 étudiants entrant dans les études de santé, comme on l’a fait à la rentrée dernière, on est à saturation des capacités de formation en médecine dans notre pays. Donc, pour ces deux raisons, il faut proposer d’autres solutions qui soient efficaces à court terme. Il ne s’agit pas de diminuer le nombre d’étudiants qui entrent dans les études de santé, mais on ne peut pas augmenter davantage.

 

C’est pourtant le cas dans votre région : un collectif de 200 médecins du Centre-Val-de-Loire demande l’ouverture de 200 places supplémentaires…

Ils souhaitent 500 étudiants au lieu des 300 places actuellement en première année de médecine. Ce n’est juste pas possible : nous n’avons pas les terrains de stage pour former les futurs médecins. Nous sommes dans une période pré-électorale et il y a une forte pression de la société, qui se comprend car les problèmes existent réellement. Mais, attention à ne pas tomber dans des réponses démagogiques qui entraîneraient une dégradation de la qualité des médecins de demain, qu’on viendrait nous reprocher le moment venu.

 

 

Le Gouvernement a mis fin au numerus clausus. Cela va-t-il dans le bon sens selon vous ?

Le numerus clausus était une aberration, c’est bien de l’avoir supprimé et surtout, c’est bien d’avoir ouvert des concertations qui sont menées sous l’égide des ARS et qui conduisent à l’établissement d’objectifs nationaux pluriannuels. Pour parler de ma région, le Centre-Val de Loire, un arrêté publié en septembre 2021 prévoit une borne inférieure et une borne supérieure d’élèves admis en médecine. Dans ma faculté, je proposais jusque-là 300 places en médecine par an : c’est exactement entre les deux bornes, puisque le maximum est de 315. Pour aller dans le sens des discussions actuelles, j’ai ouvert cette année 315 places, soit mon maximum de capacité de formation. Je pense que l’intérêt de la suppression du numerus clausus, c’est d’avoir redonné de la souplesse et de pouvoir jouer entre les besoins de professionnels dans un territoire donné et la capacité de formation universitaire. Mais je le répète, l’urgence est telle qu’il faut qu’on trouve des solutions dès maintenant car dans 15 ans, il sera trop tard.

 

Quelles pourraient être ces solutions ?

Il faudrait peut-être remplacer le mot solution par “des formes de réponse” car il n’existe pas de solution magique. Mais en disant cela, je pense d’abord qu’il est essentiel de revenir sur le projet d’une quatrième année d’internat pour la spécialité de médecine générale. Elle peut être une réponse, qui se justifie en plus, selon moi, d’un point de vue pédagogique.

 

Dans quel sens ?

La spécialité de médecine générale est extrêmement complexe à acquérir et nécessite une multiplicité de compétences. La voir construite en trois ans aujourd’hui s’avère insuffisante, alors que toutes les autres spécialités sont enseignées sur quatre à six ans. Je pense donc qu’il faut la passer à quatre ans et créer pour cela un statut de “docteur junior” en médecine générale comme il en existe déjà dans les autres spécialités. Ces docteurs juniors sont des étudiants en dernière année de troisième cycle, qui sont docteurs en médecine mais pas encore titulaires de leur diplôme de spécialité. Dans le cadre d’une répartition concertée avec les étudiants en médecine, on doit pouvoir affecter une partie de ces docteurs juniors dans les zones sous-denses.

 

Cette année de docteur junior pour les internes en médecine générale ne revient-elle pas à une forme de coercition déguisée ?

Je ne pense pas qu’il faille l’imposer comme ça, sans concertation. Il faut solliciter les étudiants, pour considérer avec eux en quoi la quatrième année est nécessaire pour garantir la meilleure formation possible et comment elle peut aider à apporter une réponse dans les zones sous-dense. Ce n’est pas de la coercition mais de la concertation. Je ne pense pas non plus que les étudiants y soient opposés et je crois que les futurs généralistes ont bien compris qu’ils peuvent être les victimes de dizaines d’années où on a fait des bêtises. Je trouve cela injuste et j’essaie, à mon niveau, de trouver un compromis sans en faire les victimes du système.

 

 

Vous n’êtes donc pas opposé à la coercition ?

Je suis convaincu que la coercition aveugle dont on parle souvent serait aberrante dans le contexte actuel car cela ferait fuir les étudiants. En revanche, je suis convaincu que les étudiants sont ouverts à une discussion pour apporter une contribution. Mais, à la condition qu’il y ait un encadrement… Or, la grosse difficulté, c’est que lorsqu’on affecte une étudiant en zone sous-dense, elle est sous-dense en tout, y compris en médecins et en maîtres de stage. Il faut donc mettre au point un accompagnement pédagogique qui convient et imaginer également de nouveaux dispositifs incitatifs à la maîtrise de stage universitaire et réfléchir à la possibilité d’encadrement à distance des étudiants par des tuteurs qui ne soient pas forcément leurs maîtres de stage de proximité.

 

Cet encadrement à distance ne revient-il pas à les laisser se débrouiller seuls en zones sous-dotées ?

Je ne crois pas. N’oubliez pas qu’aujourd’hui, les internes en médecine générale sont autorisés à faire des remplacements dès qu’ils ont fait trois semestres de leur DES*. Dans ce cas, on ne dit pas qu’ils ne sont pas compétents et on considère qu’ils sont en pleine responsabilité.

 

Vous parlez de la médecine générale, mais dans les territoires, on manque aussi cruellement de médecins spécialistes…

Les freins à l’installation des généralistes sont nombreux et parmi eux, il y a aussi l’absence d’un réseau de spécialistes. Il faut y veiller. Dans ma région par exemple, j’ai depuis très longtemps un décalage entre le nombre de postes d’internes et le numerus clausus : ce dernier dépassait le nombre de postes disponibles. J’ai répété à de nombreuses reprises qu’il faut absolument qu’on ait le même nombre de postes d’internes que d’étudiants qui entrent dans les études de santé. L’augmentation ne doit pas tant porter sur la médecine générale que sur les spécialités en tension, de sorte que, dans le cadre d’une formation qui sorte du CHU, on puisse profiter des internes des autres spécialités dans les territoires et espérer ainsi les fidéliser. Cela aurait pour conséquence de pouvoir accélérer les installations à la fois de médecins généralistes et de spécialistes.

 

N’y a-t-il pas dans ce cas deux poids deux mesures en imposant une année de docteur junior en zone sous-dotée aux MG d’un côté, et en espérant simplement attirer et fidéliser les autres spécialistes dans les territoires ?

Ce n’est pas du tout mon état d’esprit. S’il n’y avait pas, de ma part, la conviction absolue qu’il faut augmenter d’une année la formation de médecine générale d’un point de vue pédagogique, je n’en parlerai même pas. Et je ne dis pas qu’il faut imposer quoi que ce soit, je dis qu’il faut d’abord des concertations respectueuses de tous les points de vue afin de déterminer comment on fait l’affectation des futurs docteurs juniors de médecine générale. La différence avec les internes des autres spécialités c’est qu’il est très clair que cette quatrième année doit se faire en ambulatoire. Les enjeux ne sont pas les mêmes. Et puis, je rappelle que lorsqu’on parle de difficultés d’accès aux soins, on parle avant tout de difficulté d’accès aux soins premiers. Cela veut tout dire, ça s’impose en priorité.

 

 

Cette quatrième année de médecine générale est en construction depuis longtemps. Où en sont les discussions ?

Le Collège national des généralistes enseignants y est favorable. Les internes sont, eux, plus réservés car ils posent la question de l’encadrement. C’est effectivement un point qu’il faut surveiller. La Conférence nationale des doyens de médecine que je préside est également pour. Je crois savoir que des candidats aux élections présidentielles ont aussi proposé cette quatrième année [Valérie Pécresse, candidate LR, NDLR]. Il me semble que cela fait relativement consensus, si cela pouvait être mis en place en novembre 2022, je trouve que ce serait très bien.

 

Si la formation des médecins généralistes est rallongée d’une année, cela retardera donc la sortie d’études des internes qui doivent être diplômés en 2023…

Oui. Il faut savoir qu’aujourd’hui, les internes en médecine générale ont trois ans pour soutenir leur thèse après la fin de leur DES. Un grand nombre d’entre eux soutiennent leur thèse bien après. Je pense que rallonger de deux semestres le DES en faisant une phase de consolidation doit se faire après la soutenance de la thèse. Il faudrait donc que les internes en médecine générale changent leurs habitudes et fassent leur thèse après la troisième année. Il faudrait par ailleurs que l’exercice de la thèse soit reconsidéré. Nous sommes peut-être trop rigides en imposant deux travaux très différents, un travail de thèse et un travail de rédaction de mémoire de DES. Il faudrait assouplir ce fonctionnement en imaginant que le travail de thèse soit un travail partiel qui soit complété ensuite au moment de la soutenance du DES. On ne demanderait pas à l’étudiant d’avoir achevé complètement son travail et on lui donnerait la possibilité de le compléter par la suite. Qu’est-ce que cela change ? Le fait de passer à une quatrième année d’internat ne va pas handicaper le nombre d’étudiants sortant d’études. Cela permettrait aussi de permettre une installation plus rapide en raccourcissant le statut de médecin remplaçant.

 

Outre cette quatrième année de médecine générale, y a-t-il, à vos yeux, d’autres mesures qui permettraient un meilleur accès aux soins ?

Je travaille actuellement sur la mise au point de filières de prise en charge dans notre pays des maladies chroniques à forte prévalence. J’ai en tête l’hypertension artérielle, le diabète, le surpoids, l’insuffisance rénale, l’obésité, la BPCO, l’asthme… Toutes ces pathologies qui, finalement, embolisent beaucoup les consultations des médecins généralistes et qui font qu’ils peuvent se retrouver dans la position de ne plus pouvoir prendre de patients. On pourrait créer des filières spécifiques, en s’appuyant notamment sur les infirmières en pratique avancée (IPA) dont il faut que nous augmentions les formations. L’idée serait que les généralistes puissent travailler main dans la main avec les IPA, en déléguant un nombre de tâches bien déterminées dans le suivi des maladies chroniques à forte prévalence et en sollicitant si besoin des médecins spécialistes au travers de téléexpertise et de téléconsultation si tel ou tel indicateur montre que le traitement doit être revu.

 

Et du point de vue de la formation ?

Je pense qu’il faut amplifier l’ouverture de la formation au milieu libéral pour les autres spécialités que celle de la médecine générale. Au fond, la majorité des médecins qu’on forme ont un exercice libéral. Or, ils découvrent trop partiellement et parfois trop tardivement ce milieu. Ce qui veut dire qu’il faut que nous assurions la formation à la maîtrise de stage universitaire. Enfin, je pense qu’il faut que nous assurions un accueil en terrain de stage hors CHU pour que les internes aillent découvrir les territoires et que nous amplifions le travail avec les collectivités territoriales pour l’accueil et les déplacements des internes.

 

Pour tout ça, il faut plus de moyens…

Nous sommes à la croisée des chemins. La société, légitimement, crie à la catastrophe et la situation l’est effectivement. Il faut savoir ce que l’on veut.

 

* DES : diplôme d’étude spécialisé.

 

Source :
www.egora.fr
Auteur : Marion Jort

Sur le même thème :
“La population s’imagine qu’on va faire venir les médecins par centaine dans leur département… c’est de la démagogie !”
Déserts médicaux : la faute à la liberté d’installation ? Quand Élise Lucet tape sur les médecins libéraux
La suppression du numerus clausus est “une erreur” pour le Doyen des doyens qui fait le point sur la nouvelle Paces