Diffusé ce jeudi 13 janvier, le dernier numéro de Cash Investigation intitulé “Liberté, santé, inégalités” a eu l’effet d’une bombe. Consacré en grande partie à la question des déserts médicaux, le magazine explique pendant plus de 40 minutes pourquoi la liberté d’installation des médecins en est responsable et comment les syndicats la protègent depuis des années. Des accusations jugées honteuses par la communauté médicale, épuisée par près de deux ans de lutte contre l’épidémie de Covid.

 

Le nouveau numéro de Cash Investigation a fait l’effet d’un raz-de-marée. Diffusé ce jeudi soir, le magazine présenté par Elise Lucet, disponible sur le site de France Télévisions depuis une semaine, avait déjà largement tourné sur les réseaux sociaux et aussitôt provoqué une vague de contestations provenant de la communauté médicale. A quelques mois de l’élection présidentielle, l’émission s’attaque en effet à l’épineuse question des déserts médicaux, dont pâtiraient “8 millions de Français”. Et dès le préambule, Elise Lucet annonce la couleur. Le coupable est tout trouvé : la liberté d’installation.

“Reportage à charge”, “Honteux”, “Cash Investigation jette de l’huile sur le feu alors que la maison s’écroule et accuse les victimes d’y avoir mis le feu”, “On nous fait passer pour des ingrats”… Partout, les praticiens, étudiants et syndicats médicaux se sont élevés pour protester contre l’argumentaire exposé. “Chère Elise Lucet, il m’était arrivé de regarder certaines de vos émissions avec intérêt. L’espoir suscité par l’annonce d’une émission sur ce sujet crucial (et malheureusement absent du débat politique) n’a eu d’égal que ma déception en la regardant”, écrit par exemple le Pr Olivier Saint-Lary, président du Collège national des généralistes enseignants (CNGE).

 

 

Pour comprendre cette grogne unanime, Egora a visionné l’émission qui vous a fait réagir.

Dès le départ, on nous plonge dans un territoire de “non droit médical”, l’Orne. “Un far-west de la santé où la tête des médecins est mise à prix.” A la Ferté-Macé, explique-t-on, il ne restait en 2019 que deux médecins libéraux, contre 10 en 2001 pour 5.500 habitants ; dont 1 sur 4 n’a pas de médecin traitant. Avec pour conséquence évidente : la saturation des urgences de l’hôpital voisin, à Flers. “Un paradoxe parce qu’on n’a jamais eu autant de docteurs en médecine en France au moment où je parle”, déplore David Trouchaud, directeur du CH. “Vous avez bien raison Monsieur le directeur, s’empresse de répondre la voix-off. Sauf qu’aujourd’hui, les étudiants en médecine choisissent plutôt de devenir spécialistes que généralistes.”

La situation de l’Orne est malheureusement loin d’être une exception puisque selon l’Assurance maladie 6 millions de Français n’ont pas de médecin traitant, dont 10% souffrent d’une affection de longue durée.

Changement de cadre radical, Cash Investigation nous emmène au bord de l’océan, à Biarritz, “l’une des 10 villes françaises les mieux dotées en médecins”, selon le magazine, avec “22 généralistes pour 10.000 habitants”. Un “paradis” pour les médecins, accessible grâce à la possibilité pour ces derniers de “visser leur plaque où ils veulent”. “J’ai fait médecine pour être sûr de pouvoir exercer là où je le souhaitais, au bord de l’océan, et également pour la liberté que ça procure”, explique le Dr Guillaume Barucq, généraliste dans la station balnéaire prisée par les surfeurs. Une déclaration qui nourrit l’angle choisi par Cash Investigation : la liberté d’installation entraîne une mauvaise répartition des médecins sur le territoire, alors pourquoi ne pas y mettre fin, et instaurer un système de maillage tel que celui des pharmaciens, là où il y a des besoins ?

 

Un “privilège” défendu bec et ongles par les syndicats

Pour l’émission, il existe un frein à la suppression de “ce privilège” : les syndicats médicaux, “très revendicatifs”, selon la voix off, et largement caricaturés (ils ne se réunissent pas “autour d’un barbecue merguez” comme à la CGT mais dans “une ambiance feutrée et pull sur les épaules”). Selon le magazine, la fin de la liberté d’installation est pourtant plébiscitée par nombre de députés. Mais “à droite comme à gauche, les ministres de la Santé finissent par être d’accord avec les syndicats de médecins sur cette question de l’installation”. Et “chaque fois qu’une loi concerne les médecins libéraux, elle doit être négociée avec eux” à travers ”la convention, une histoire d’amour à sens unique”, pointe Cash Investigation, selon qui la Cnam finit toujours par céder. Convention qui, rappelons-le, a été reportée en 2023, au grand dam des syndicats.

Pour le Dr Jean-Paul Hamon, président d’honneur de la Fédération des médecins de France (FMF) et généraliste à Clamart (Hauts-de-Seine), “ce n’est pas la faute des médecins si les Français” ont des difficultés pour accéder aux soins mais “celle de l’Etat”, qui est “alerté depuis plus de trente ans” et n’a “rien fait pour enrayer cette désertification”. “Rien ne bouge parce qu’on refuse de mettre l’argent qu’il faut sur la médecine libérale”, abonde-t-il face à Elise Lucet, appelant à mettre en place des incitations financières. Pourtant, argumente la journaliste, rapports à l’appui – notamment celui de la Cour des comptes de 2017 – ces incitations ont été jugées “inefficaces“.

 

 

Pour illustrer leur “inefficacité” aux téléspectateurs, la voix-off énonce : “En 2019, 66 médecins bénéficient du contrat qui propose 10% de plus sur les consultations [le contrat de transition pour les médecins, NDLR]. Pour la prime de 50.000 euros [le contrat d’aide à l’installation], seulement 859 médecins sont engagés, pour la rémunération minimum de 6.900 euros [le contrat de praticien territorial de médecine générale], on ne compte que 1208 signataires entre 2013 et 2019. Ça ne fait pas lourd par rapport aux 60.000 généralistes libéraux français.”

Le magazine se termine sur un reportage au Québec où “après 40 ans d’incitations financières inefficaces […], l’installation se fait désormais en fonction des besoins de la population […]” Un système qui, “aux yeux des praticiens français, pourrait ressembler à un aller simple vers le Goulag”, tacle le journaliste.

 

Les syndicats réclament un droit de réponse

Pour les médecins et syndicats, définitivement mis en cause, cette série de tacles ne passe définitivement pas et encore moins dans un contexte de crise sanitaire. “Alors que les soignants donnent tout depuis des mois et des mois en ville comme à l’hôpital vous venez du haut de vos minables certitudes établies, les salir, dénonce le Dr Jérôme Marty, président de l’UFML-S, dans une vidéo adressée à Elise Lucet. Oserez-vous débattre face à moi ? Je vous le demande Elise Lucet, oserez-vous ?” Le généraliste de Fronton réclame de fait un droit de réponse, un entretien “sans coupes”, avec la journaliste.

 

 

Dans un communiqué, la CSMF pointe du doigt une émission qui est “la caricature d’un journalisme dévoyé à des fins d’audimat”, et une présentation “partisane, antilibérale, ressemblant à un procès à charge” d’une thématique aussi importante. “Parler de la liberté d’installation sans même donner la parole aux jeunes médecins, et en interrogeant de vieux dirigeants syndicaux loin des affaires, en omettant le problème majeur du manque de médecins dans tous les secteurs est une bien curieuse façon d’aborder le sujet”, déplore le syndicat du Dr Ortiz. Aucun syndicat de jeunes médecins ou d’étudiants n’a en effet été interrogé pour faire part de ses revendications et inquiétudes. La problématique du numerus clausus, elle-même, a été totalement évincée de l’émission.

 

 

Comme le Dr Marty, la CSMF demande un droit de réponse “pour l’ensemble des parties incriminées et honteusement dénoncées”. Demande formulée à l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique. La Confédération annonce par ailleurs qu’elle se réserve le droit de porter plainte pour “diffamation et atteinte à l’honneur de la profession médicale”.

 

“Manipulation”

La Confédération n’est pas la seule à remettre en cause la crédibilité de l’émission qui n’évoque pas un certain nombre de questions (l’attractivité des territoires, la féminisation de la profession, les conditions d’exercice, la baisse de l’installation en libéral…). Dans un communiqué, la Conférence nationale des Unions Régionales de Médecins Libéraux (URPS) s’interroge, amère : “Est-ce bien le rôle de la télévision publique d’accepter la diffusion d’un documentaire au contenu hors sol et pour le moins déconnecté des réalités, à l’heure où il y aurait par ailleurs tant à dire sur la réalité de l’exercice médical au cœur des territoires, en soutien et en relais des établissements de santé, à l’heure où les médecins libéraux ont le souci constant d’apporter réponse aux demandes des patients.”

“La question de la ‘désertification médicale’ (qui est un bien grand mot, tant Paris et l’Ile-de-de-France d’où Mme Lucet semble trop peu sortir, sont représentatifs du paradoxe des déserts médicaux français)” et “la manière dont la loi a depuis lors modifié la donne (création et déploiement des CPTS, développement de la téléconsultation…etc.), ne sont nullement abordées de manière sérieuse et discutée comme cela aurait dû être le cas au regard de l’angle initialement annoncé du reportage”, condamne la CN URPS.

 

 

Le choix des deux représentants de la profession (les Drs Martial Olivier-Koehret, ancien président de MG France, et Jean-Paul Hamon) a également été remis en cause à plusieurs reprises, notamment par la Conférence nationale des URPS. Sur Twitter, le Dr Jean-Paul Hamon a de son côté dénoncé la “manipulation et la mauvaise foi” d’Elise Lucet et de l’équipe de Cash Investigation. “J’aurais préféré un montage qui permette une démonstration de la connerie de la coercition. Olivier Véran a raison de n’accepter que le direct. Résumer la solution à la désertification à 50000€ sans laisser l’explication et sortir 1 partie d’une interview est malhonnête”, écrit-il.

 

 

Source :
www.egora.fr
Auteur : Louise Claereboudt

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