LES HEROÏNES DE LA MEDECINE  2/4 – En 1956, Marthe Gautier, pédiatre clinicienne à l’hôpital Trousseau, met en évidence la présence d’un chromosome surnuméraire à l’origine du syndrome de Down. Une découverte génétique capitale dont elle sera néanmoins évincée, la gloire revenant à ses confrères. En cette rentrée, Egora rend hommage aux femmes méconnues qui ont fait honneur à la profession.

 

Sa sœur aînée Paulette, qui s’apprêtait à finir ses études de médecine en 1942, l’avait prévenue : “Quand on est une femme, qu’on n’est pas fille de patron, il faut être deux fois meilleure pour réussir.” Meilleure, Marthe Gautier, née en 1925 à Montenils (Seine-et-Marne), l’a bel et bien été en découvrant le chromosome surnuméraire responsable de la trisomie 21 au cours de l’année 1958, mais cela ne l’a pas empêché d’être évincée de sa propre découverte par l’un de ses confrères qui s’en est attribué tout le mérite.

Fille de paysans, Marthe Gautier décide de marcher dans les pas de sa sœur, tuée par les Allemands en 1944. L’externat réussi brillamment, elle entre en tant qu’interne en pédiatrie aux Hôpitaux de Paris (IHP). Dans sa promotion, 80 étudiants et seulement deux femmes. Sous la direction de Robert Debré, elle soutient sa thèse de doctorat en cardiologie sur l’étude clinique et anatomopathologique des formes mortelles de la maladie de Bouillaud (rhumatisme articulaire aigu), liée à l’expression du streptocoque A bêta-hémolytique.

 

 

A l’issue de quatre ans d’internat, dont elle gardera un merveilleux souvenir, le Pr Robert Debré lui propose une bourse d’un an à Harvard qu’elle accepte, le cœur lourd de devoir quitter son pays et ses proches mais avec l’espoir d’apporter de nouvelles techniques en France à son retour. Lors de ce séjour, Marthe Gautier a deux missions : éradiquer la maladie de Bouillaud par la pénicilline et traiter des cardites parfois mortelles par la cortisone, mais aussi créer un département pour le diagnostic et la chirurgie des cardiopathies congénitales du nouveau-né et du nourrisson.

Là-bas, elle y rencontre d’éminents professeurs spécialisés dans le domaine, dont le Pr Alexander Sandor Nadas, pionnier du diagnostic des cardiopathies congénitales avant chirurgie, et le Pr Benedict Massell, spécialisé dans le rhumatisme articulaire aigu (RAA) ; et sillonne les États-Unis visitant des centres spécialisés dans le RAA. En parallèle, elle travaille dans un laboratoire de culture cellulaire en tant que technicienne et y passe le plus clair de son temps libre.

 

Labo de fortune

A ce moment-là, rien ne la prédestine encore à cette considérable découverte en cytogénétique. Ce n’est qu’à son retour, en 1956, qu’elle mettra les pieds dans ce milieu qui, elle l’apprendra à ses dépens, s’avère très concurrentiel. A son arrivée, elle constate, amère, que le poste de chef de clinique dans le service de cardiologie infantile à l’hôpital du Kremlin-Bicêtre qui lui avait été promis a été pourvu. Elle se retrouve à l’hôpital Trousseau en tant que cheffe de clinique, sous les ordres du Pr Raymond Turpin qu’elle ne connaît pas encore.

“L’atmosphère est celle d’un service hospitalier, figé dans sa hiérarchie typiquement française, et dont le patron est peu communicatif et très distant. Quel contraste avec l’atmosphère décontractée des États-Unis ! Mais il faut ‘faire avec’, avant de prendre son essor ailleurs et de gagner sa vie”, écrit-elle des décennies plus tard dans un article paru à l’occasion du cinquantenaire de la découverte du chromosome de la trisomie 21 dans la revue Medecine/Science.

 

 

Le Pr Turpin possède un intérêt tout particulier pour les états malformatifs, notamment le syndrome de Down, appelé alors “mongolisme” en France, pour lequel il avait émis l’hypothèse d’une anomalie chromosomique. Depuis plusieurs décennies, il s’applique alors à distinguer “l’inné de l’acquis” dans nombre de ses travaux, notamment à travers l’étude dermatoglyphique des paumes de mongoliens, sans que cela puisse expliquer ce syndrome. A cette époque, l’on pense encore que l’Homme comporte 48 chromosomes, mais une découverte, dévoilée au Congrès international de génétique humaine de Copenhague en août 1956, montre finalement que le nombre de chromosomes serait de 46.

Dès lors, raconte Marthe Gautier, le Pr Turpin déplore qu’en France, l’on ne soit pas capable de réaliser des cultures cellulaires qui permettraient de compter les chromosomes de patients atteints de “mongolisme”. Une réaction qui surprend la jeune pédiatre clinicienne, formée à la culture cellulaire aux Etats-Unis. Elle propose alors à son supérieur “d’en faire [son] affaire, si on [lui] donne un local”. Il faut aller vite : plusieurs équipes internationales sont sur le coup. Un laboratoire de fortune est installé dans un local vide du pavillon Parrot de l’hôpital Trousseau. “Trois pièces magnifiques, un frigidaire, une centrifugeuse, une armoire vide en haut de laquelle se trouve un microscope à faible définition. Eau, gaz, électricité. ” La praticienne, “peu fortunée”, s’équipe à ses frais en verrerie, contrainte de faire un emprunt.

“Je prépare chaque semaine l’extrait embryonnaire frais, à partir d’œufs embryonnés de 11 jours que je vais chercher à l’Institut Pasteur. Pour le plasma, je ponctionne le sang d’un coq que j’ai acheté et qui est élevé dans un jardin à Trousseau. Et comme sérum humain, c’est le mien, procédé économique et sûr”, explique-t-elle dans Medecine/Sciences. Elle parvient ensuite, en 1958, à obtenir “des tissus d’enfants mongoliens”. C’est la stupéfaction. Est-ce une erreur, la réponse à une énigme ? “En mitose, les cellules de mongoliens ont indiscutablement une différence : elles ont toutes 47 chromosomes, alors que tous les témoins en ont 46”, remarque la jeune femme. Après vérifications, la réponse est claire : “J’ai gagné mon pari, celui de réussir seule avec mes laborantines une technique et surtout de mettre en évidence une anomalie. C’est une découverte française.”

 

 

L’”effet Matilda”

La présence d’un chromosome surnuméraire, expliquant le mongolisme, démontrée, reste à capturer cette découverte fabuleuse. Mais Marthe Gautier ne dispose pas de photomicroscope dans son laboratoire. Elle confie alors ses lames à Jérôme Le Jeune, chercheur au CNRS et assistant du professeur Turpin avec qui il a signé plusieurs publications, entres autres sur les dermatoglyphes. Très intéressé par les travaux de sa consœur depuis plusieurs semaines, celui-ci réalise volontairement les photographies, “mais ne les [lui] montre pas”. “Elles sont, me dit-on, chez le Patron”, indique-t-elle.

“Je suis consciente de ce qui se dessine sournoisement, mais n’ai pas assez l’expérience ni d’autorité dans ce milieu médical dont je n’ai pas encore compris les mécanismes pour savoir comment m’y confronter. Trop jeune, je ne connais pas les règles du jeu. Tenue à l’écart, je ne sais pourquoi l’on ne publie pas tout de suite. Je n’ai compris que plus tard que J.L., inquiet et n’ayant pas l’expérience des cultures, craignait un artéfact qui aurait brisé sa carrière – jusque-là assez peu brillante – mais qui, si les résultats étaient avérés, s’annonçait soudain géniale. Je soupçonne des manœuvres politiques… je n’avais pas tort. En revanche, personnellement, je n’avais pas l’intention ‘d’exploiter’ ce chromosome surnuméraire, ma vie professionnelle se construisait ailleurs, vers la clinique. ”

Sans que cela soit prévu”, le jeune chercheur présente la découverte au séminaire McGill, au Canada, où il est envoyé par le professeur Turpin. Dans le compte-rendu de l’Académie des Sciences annonçant la découverte du chromosome surnuméraire, – brièvement présenté à Marthe Gautier – et qui paraîtra rapidement après, le nom de la praticienne arrive en deuxième position, derrière celui de Jérôme Le Jeune, et avec une faute orthographique (il écrit Gauthier avec un ‘h’). “Je suis blessée et soupçonne des manipulations, j’ai le sentiment d’être la ‘découvreuse oubliée’”, confie, à l’occasion du 50e anniversaire de la découverte, la désormais nonagénaire.

Les honneurs reviennent à Jérôme Le Jeune, sollicité de toute part, dans tous les journaux, présentant sa découverte. En 1962, soit deux ans après que cette aberration chromosomique a reçu le nom de trisomie 21, il reçoit le prestigieux prix Kennedy. C’est la renommée mondiale. Marthe Gautier, elle, reste dans l’ombre, victime de l’”effet Matilda” (phénomène théorisé par Margaret Rossiter de déni ou de minimisation récurrente et systémique de la contribution des femmes scientifiques à la recherche). Elle quitte l’hôpital Trousseau et l’équipe du Pr Turpin peu de temps après pour se consacrer à la cardiologie infantile dans le tout nouveau service du Pr Nouaille à l’hôpital du Kremlin-Bicêtre. Elle se spécialise ensuite en hépatologie pédiatrique, domaine dans lequel elle fera de brillantes découvertes également.

 


Laboratoire de Bicêtre en 1970. Crédit : DR

 

“Comment vit-on avec ce qui nous a été pris injustement? Comment se construit-on avec, c’est-à-dire sans? C’est une forme d’exil que d’être tenu aussi longtemps à l’écart de sa propre histoire”, explique Corinne Royer, auteure de Ce qui nous revient (éditions Actes Sud, 2019), un roman qui retrace le “destin contrarié de cette grande scientifique”. “Marthe a réussi un coup de force, sans doute lié à son fort caractère et à ses facultés de résilience, dans la mesure où elle est parvenue à ne pas se laisser ronger par l’aigreur. Elle s’est engagée avec succès en cardiologie pédiatrique. Elle a tracé sa voie sans se retourner sur ce qui aurait pu être une entrave à son engagement scientifique et peut-être même à sa foi en la communauté humaine”, salue la romancière et désormais amie de la découvreuse.

 

 

Reconnue un demi-siècle plus tard

Il faudra attendre plus d’un demi-siècle après sa découverte pour que les travaux en cytogénétique de Marthe Gautier soient officiellement reconnus, et ce, grâce à l’action d’un collectif de chercheurs qui a saisi le comité d’éthique de l’Inserm en 2014. Ce dernier a conclu, dans un avis que “vu le contexte à l’époque de la découverte du chromosome surnuméraire, la part de Jérôme Lejeune dans celle-ci, a peu de chance d’avoir été prépondérante”, bien qu’elle demeure “sans doute très significative dans la mise en valeur de la découverte au plan international”.

“La découverte de la trisomie n’ayant pu être faite sans les contributions essentielles de Raymond Turpin et Marthe Gautier il est regrettable que leurs noms n’aient pas été systématiquement associés à cette découverte tant dans la communication que dans l’attribution de divers honneurs”, déplore le comité. Le 16 septembre 2014, Marthe Gautier est finalement faite officière dans l’ordre de la Légion d’honneur… après 68 ans de services au service de la médecine et de la vérité scientifique.

 

Bibliographie :

– Fiftieth anniversary of the trisomy 21: return on a discovery.
– Complément d’enquête – Les effacées de l’Histoire, reportage de Rola Tarsissi diffusé le 10 juin 2021. FranceInfo.
– Entretien avec Corinne Royer, auteure de Ce qui nous revient (éditions Actes Sud, 2019).
– Marthe Gautier, découvreuse de la Trisomie 21 – France Culture.
– Randy Engel Interview With Marthe Gautier – French Translation New Engel Publishing.
– Effet Matilda.
– La découverte de la trisomie 21, La Revue du praticien 2005;55(12):1385-9.
– Avis du Comité d’éthique de l’Inserm relatif à la saisine d’un collectif de chercheurs concernant la contribution de Marthe Gautier dans la découverte de la trisomie 21.
– 60 ans de la découverte de la trisomie 21, Fondation Le Jeune.

 

La semaine prochaine, retrouvez sur Egora l’épisode 3 de notre série “Les héroïnes de la médecine”, consacré à Nicole Renaud-Cristofari, fondatrice du Mouvement d’action des généralistes (MAG) qui donna plus tard naissance au syndicat MG France.

 

Source :
www.egora.fr
Auteur : Louise Claereboudt

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