Changement de cap. Jugés inenvisageables en novembre, les “mégacentres” de vaccination, tenus par l’armée ou les pompiers, sont désormais présentés par le Gouvernement comme la solution pour accélérer la campagne de vaccination contre la Covid-19. Et ce au “mépris” des professionnels de soins primaires qui seraient en capacité de monter en charge dans les centres de vaccination ambulatoires qui maillent le territoire… s’ils avaient les doses. “Scandalisé” par cette annonce, le Dr Luc Duquesnel, Président des Généralistes-CSMF, dénonce une “stratégie de communication”.

 

Le Gouvernement a opéré un changement de stratégie vaccinale en annonçant l’ouverture dans quelques jours de 35 “vaccinodromes” ou “mégacentres” de vaccination, capables d’injecter 10 000 doses par semaine. Est-ce un désaveu pour les libéraux ?

Ce n’est pas un changement de stratégie vaccinale en soi si l’on considère que l’on reste sur une mise à disposition hebdomadaire d’un certain volume de vaccins, avec des critères d’éligibilité pour les patients. On est tous dépendants du nombre de vaccins livrés.

En revanche, c’est un changement total de stratégie de communication. Une nouvelle fois, on est dans l’affichage de la part du Gouvernement. Et pas seulement du Gouvernement, mais aussi des préfets, des ARS et des élus, qui veulent tous afficher qu’ils ont leur vaccinodrome. Tout ça sans s’occuper de savoir si cela correspond à des besoins locaux. Nous avons déjà 1350 centres de vaccination ambulatoires recensés qui maillent le territoire, au plus près de la population et aussi des professionnels de santé libéraux qui vaccinent dans leurs cabinets.

Mais l’Elysée sait que louper la vaccination, c’est l’assurance d’un échec à l’élection présidentielle l’an prochain…

Nous ne sommes pas surpris de ce qui arrive. Début décembre, la CSMF et d’autres syndicats ont été conviés à une concertation en visio-conférence par des sociétés de l’événementiel pour savoir si l’on serait opposé à la mise en place de vaccinodromes en France. Nous avons tous exprimé notre totale opposition, en rappelant l’échec de la campagne de vaccination H1N1. Nous avons souligné que la situation avait depuis évolué en France avec des organisations territoriales qui ont montré depuis un an leur utilité avec la crise sanitaire. Ces interlocuteurs se faisaient fort de n’avoir aucun contact avec le Ministère de la Santé et de ne travailler qu’avec l’Elysée…

Et aujourd’hui, avec les aléas des livraisons d’AstraZeneca et la décision malheureuse de suspendre le vaccin, on en est là. Après les masques dont on n’avait pas besoin parce qu’il n’y en avait pas, après la France “pays champion du monde” des tests RT-PCR, on reste dans la stratégie de communication. Dans ces vaccinodromes, on va vouloir afficher le nombre de vaccinations réalisées. On passe d’une stratégie vaccinale à une vaccination grand spectacle.

 

Quelles conséquences pour les centres ambulatoires ?

Comme on sera toujours en pénurie de doses -sinon on serait capable de vacciner toute la population dès la fin du mois de mai – cela signifie que l’on va diriger préférentiellement les vaccins vers ces vaccinodromes et que les centres ambulatoires vont souffrir d’un manque de doses… Et bien entendu, dans ces vaccinodromes, on va injecter du Pfizer. Tandis que nous, on va ramer avec AstraZeneca, pour lequel on est à nouveau obligés d’appeler les gens pour les inciter à se vacciner car ils sont éligibles. Dans mon centre, où on fait les deux vaccins, il y a une secrétaire à temps plein pour remplir les créneaux sachant qu’on a des vacations pour 200 injections d’AstraZeneca par jour. Si on avait plus de doses de Pfizer, on n’aurait aucun problème pour les administrer !

Depuis l’annonce de la vaccination des personnes de 70 à 74 ans avec Pfizer et Moderna, on voit les gens concernés annuler leurs rendez-vous de vaccination AstraZeneca… Je ne dis pas qu’il ne faut pas faire évoluer les critères d’éligibilité, mais pas l’annoncer une semaine avant.

Les médecins généralistes, les infirmiers et les pharmaciens seront dans le même bateau. On sera tous rationnés, avec la complicité des ARS qui décident de la répartition des doses de Pfizer.

Je tiens quand même à rappeler que l’Allemagne, qui a commencé avec des grands vaccinodromes et l’Armée, est revenue vers une vaccination plus proche du terrain, avec les équipes de soins primaires pour mailler le territoire. Nous faisons exactement le chemin inverse.

 

Le Ministère souhaite une montée en charge des centres ambulatoires. Est-ce possible ?

Cela ne pose souvent pas de problème. Ce que demandent les centres de vaccination, c’est de savoir de combien de vaccins ils vont disposer dans un mois, deux mois, trois mois. Et à partir de là, on fait évoluer les organisations ! Pratiquement tous les centres sont en capacité de le faire. Ça va parfois nécessiter de changer de locaux, d’augmenter les plages horaires, voire de vacciner le week-end. Depuis mi-janvier, les équipes ont acquis une certaine expertise de la vaccination : au départ, elles faisaient 6 injections par heure et par file, aujourd’hui 12 et demain plus encore. Beaucoup de centres signalent aux préfets et aux ARS qu’il n’y a pas besoin de vaccinodromes, qu’ils sont capables de s’organiser pour vacciner plus. Aujourd’hui ce qu’il nous manque, ce sont les vaccins ! Et cette pénurie va encore durer un certain temps…

Nous n’allons pas non plus manquer de ressources humaines dans les centres. Nous avons travaillé avec l’Assurance maladie pour que les médecins, les infirmiers, les sages-femmes retraités ou salariés, ou qui n’exercent plus, ou les étudiants en dehors des périodes de stage puissent vacciner et être rémunérés en net. On attend le texte de réglementation. Le problème des professionnels en cumul emploi-retraite vient aussi d’être réglé pour qu’ils ne soient pas pénalisés.

 

Et le médecin traitant dans tout ça ? Quelle sera sa place dans la campagne de vaccination ?

Inexistante. On voit déjà des gros centres de vaccination qui ne respectent pas les critères d’éligibilité et où ce qui compte, c’est afficher le nombre d’injections réalisées. On a vu des jardiniers de 25 ans ou des élus locaux vaccinés dans les centres gérés par les hôpitaux, non pas parce qu’il restait une dose en fin de journée mais parce qu’ils ont bénéficié de passe-droits… Dans les centres de vaccination ambulatoire, lorsque l’on a des personnes qui ont pris rendez-vous alors qu’ils ne sont pas éligibles, on dit non et on rappelle des gens sur liste d’attente qui eux, le sont.

Quand on voit tout le travail que cela demande… Gérer les vaccins, les dates de péremption, les sept doses systématiquement extraites des flacons Pfizer et douze des flacons AstraZeneca, les efforts pour ne perdre aucune dose le soir… Ces centres sont des petites entreprises, avec un savoir-faire vaccinal, un niveau d’efficience supérieur à ces gros centres qui s’apparentent déjà à des vaccinodromes. Quand je vois l’engagement de ces professionnels, je suis scandalisé de les voir ainsi dépossédés du maillage territorial qu’ils ont mis en place pour vacciner au plus près de la population. Encore une fois, on méprise les professionnels des soins primaires qui gèrent la Covid 7 jours sur 7 depuis un an et travaillent de façon coordonnée, qu’ils soient médecins, infirmiers ou pharmaciens. Tout ça parce qu’il y a l’élection présidentielle l’an prochain.