Il y pense depuis 5 ans, mais vient seulement de prendre sa décision. Désormais c’est acté, le Dr Patrick Laine, médecin de campagne depuis 38 ans, installé dans la commune de Saulnot en Haute-Saône, va prendre sa retraite. Egora suit ce médecin de 71 ans à la recherche d’un ou deux successeurs depuis 2016. Il n’y sera finalement pas arrivé, mais a décidé de léguer à la commune son immeuble dans lequel se trouvent deux appartements et deux cabinets médicaux équipés. Seul impératif, le conserver en lieu de soins. Le praticien revient pour Egora sur cette décision et son cheminement.

 

“C’est décidé, j’arrête le 31 mars. Depuis le 1er octobre, je ne fais plus de consultations au cabinet, je ne fais plus que des visites pour les patients dépendants. Ils m’ont accordé leur confiance il y a 38 ans, je ne veux pas les abandonner. Pourtant, le 31 mars, je vais devoir le faire. Je sais que je vais créer de la détresse chez mes patients.

Cela fait cinq ans que j’envisage la retraite sans trouver de successeur. Au départ, je proposais de léguer ma patientèle, mais aujourd’hui j’ai décidé de tout donner. J’ai pris cette décision avec mon épouse. Je donne à la commune mon immeuble qui comprend deux cabinets médicaux tout équipés (mobiliers et matériels) du rez-de-chaussée, un studio duplex meublé, et deux appartements à l’étage, soit 400 m2 de surface. Je lègue ça à mes patients, c’est le fruit du travail de toute une vie. Je sais dans quelle galère je les mets de partir malgré mes 71 ans. Toutefois, j’ai conditionné ce don au maintien de l’immeuble en cabinet de santé et non en habitations. Aujourd’hui, deux médecins pourraient venir s’installer en se logeant au départ dans les appartements à l’étage, puis ces habitations pourraient être libérés dans un second temps pour que puissent s’installer des paramédicaux.

 

 

Je vois des patients fragiles, dépendants… tous les jours. Ces gens-là me disent : “Docteur, le jour où vous partirez, moi j’arrêterai de me soigner quand je n’aurai plus de médicaments. Personne ne viendra me soigner, ça sera le Samu qui viendra me chercher quand ça sera la fin.” A la campagne, certains de mes patients sont isolés, certains n’ont pas de moyens de locomotion, ni les moyens de se payer un taxi pour aller voir le médecin. Ces gens-là, et j’en ai des dizaines dans ma patientèle, me perturbent, me retournent. La plupart des autres ont trouvé une solution, mais ça n’est pas le cas pour tous. Pour eux, je culpabilise.

Ce legs est un aboutissement. Je me suis endetté pour acheter cet immeuble. J’ai pu le financer grâce à la confiance des gens qui venaient me consulter. Je leur rends le bien que j’ai acquis pour eux, de manière à ce qu’il y ait cette continuité des soins et que cette maison médicale dont je rêvais, mais que je n’ai pas pu réaliser, voit le jour.

 

Les médecins ne veulent plus faire de visites

C’est vrai que Saulnot n’est pas un désert médical puisqu’il y a déjà un médecin sur place, mais moi j’avais une patientèle énorme de plus de 2.000 patients. Les médecins autour ont eu du mal à accepter ma patientèle. Il y a aussi un souci générationnel. Les médecins ne veulent plus faire de visites parce que c’est trop chronophage, c’est le drame d’aujourd’hui. Pourtant, la relation avec le patient est différente entre la consultation au cabinet et celle à leur domicile, dans leur intimité. Les visites sont très enrichissantes.

Des maisons de santé pluridisciplinaires très concentrées se créent, c’est le cas par exemple à Belfort avec 55 médecins, mais ce genre d’établissements va avoir tendance à aggraver les déserts médicaux dans les campagnes alentours. Il n’y aura pas de solution pour les patients en perte d’autonomie.

 

 

Je ne veux pas faire le procès des jeunes mais les médecins ne peuvent pas se contenter de revendiquer le principe de la liberté d’installation sans ne prendre aucune part dans la résolution du problème de cette inégalité de répartition géographique des professions de santé. Et de renvoyer cette résolution à la seule responsabilité des pouvoirs publics, alors même que cette profession médicale s’appuie très largement sur la solidarité nationale, que ce soit pour le financement des études médicales, mais aussi pour la solvabilisation de la patientèle.

 

Conventionnement sélectif

Aujourd’hui, je m’insurge contre le principe de la liberté d’installation. C’est d’ailleurs l’objet d’une pétition que j’avais faite. On devrait réguler l’installation des médecins, notamment dans les régions surdotées. Il faudrait y instaurer un conventionnement sélectif, à savoir que dans ces régions on ne devrait autoriser une installation que s’il y a un départ. Si le médecin souhaite quand même s’installer en zone surdotée, il sera déconventionné. On pourrait réclamer une redevance de travail dans les déserts pour les étudiants en médecine. On a eu la chance d’avoir des études financées et de pouvoir travailler grâce à l’aide sociale, on pourrait donc demander aux jeunes médecins qui s’installent de venir faire une année civique, comme j’ai pu le faire avec mon service militaire. On leur demanderait de travailler un an dans des régions sous-dotées de manière à résoudre le problème de la désertification médicale. C’est simple. J’admets que la méthode coercitive serait la plus mauvaise mais il faut demander aux jeunes de prendre part à la problématique des déserts médicaux.

 

 

Je comprends que la profession se féminise, que les femmes travaillent moins. Je ne porte aucun jugement. Moi, je suis un dinosaure de la médecine qui a travaillé 12 à 14 heures par jour pendant 20 ans. Je ne demande à personne de travailler comme je l’ai fait. Je comprends parfaitement que l’aspiration des jeunes médecins est de trouver un équilibre entre la vie professionnelle et familiale. C’est pour cela que je propose que deux médecins me remplacent s’ils ne veulent pas travailler autant que je le faisais.

Pour faire ce métier comme je l’ai fait, il fallait être bien accompagné. J’ai eu beaucoup de chance avec mon épouse. Bien des femmes auraient divorcé. Mon épouse fonctionne comme moi. Elle a l’amour de son prochain. Elle est très humaine et elle a compris que mon métier qui était une vocation est devenu un sacerdoce. Cela ne nous a pas empêchés de vivre. Nous avons pris des vacances, mais quand je travaillais je le faisais à fond. Je commençais à 7h30 le matin et je rentrais à 21h30 et je déjeunais en 30 minutes. Mais ce n’est pas la quantité de vie de famille qui compte, c’est la qualité. Je n’accable personne. Je comprends parfaitement que les médecins veulent avoir des horaires normaux et partager une vie familiale équilibrée.

 

Lâcher prise

J’ai, à plusieurs reprises, été épuisé par mon travail. Ma femme était très vigilante sur ce point. Quand elle voyait que je n’étais pas bien, elle me disait “stop, tu prends un remplaçant”. J’ai toujours été remplacé pendant mes vacances pour ne pas abandonner mes patients. Effectivement, aujourd’hui je me sens épuisé, mais je suis passé par le Covid, donc je ne m’en suis pas si mal sorti. J’ai un confrère qui était installé à 6 kilomètres qui en est décédé. Ça m’a fait réfléchir. J’ai eu peur. C’était un médecin de 66 ans qui commençait à faire du rab. Lui n’a pas eu la chance de profiter de sa retraite. Consacrer sa vie à son travail et ne pas pouvoir en profiter après est la pire des choses qui puisse arriver.

 

 

Je me sens fragilisé psychologiquement parce que c’est difficile pour moi de répondre “non” à mes patients alors que toute ma vie j’ai toujours dit “oui”, de jour comme de nuit, 24 heures sur 24. C’est difficile pour moi de lâcher prise. Mes patients, même du fond de leur lit, comprennent. J’ai reçu énormément de cadeaux. Le 30 septembre j’étais dans mon cabinet et j’ai eu droit à une ovation avec 200 personnes dehors qui m’applaudissaient. J’ai beaucoup donné, mais j’ai aussi énormément reçu. Les patients ne m’en veulent pas mais ils sont inquiets pour l’avenir. Ils vont être obligés de s’adapter. Le 1er avril, je ferme boutique.

 

Serein

On a qu’une vie, j’ai 71 ans, je vois des gens qui sont partis bien avant. Pour d’autres, les pépins commencent à cet âge-là et je me dis qu’il faut aujourd’hui que je commence à profiter de ce qu’il me reste. Ça sera peut-être assez maigre mais l’important, c’est l’envie et l’intensité. Je veux profiter à 100% de ma retraite. Avec mon épouse, nous avons plein de projets.

Aujourd’hui, je suis serein. Si je n’ai pas pu passer le bâton de relais à un confrère, comme je l’aurais aimé, je donne les moyens à la commune de régler le problème pour mes concitoyens et pour les communes aux alentours. J’ai d’ailleurs demandé au maire de Saulnot de créer un collectif de maires puisque mon bassin de population repose sur quatre communautés de communes. Le travail collectif pourrait multiplier les chances de trouver un ou plusieurs candidats en déposant sur la table leur carnet d’adresse. Ils pourraient ensemble avoir plus de chances de trouver un candidat que moi je n’en ai eu tout seul.”

 

Source :
www.egora.fr
Auteur : Sandy Bonin

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