Alors que les pouvoirs publics poussent à la prise en charge des soins non programmés en médecine de ville pour décharger les urgences, trois médecins de l’agglomération bordelaise sont poursuivis devant la justice par l’ARS pour avoir ouvert en 2016 un centre d’urgences sans autorisation et exercé illégalement les fonctions de biologiste. Trop proche de la clinique, trop bien équipé, trop performant, le centre médical de la rive droite, à Lormont, dérange.
Ne l’appelez plus “centre médical d’urgences” mais “centre médical d’urgentistes”. La nuance est subtile, mais elle se trouve au cœur d’un conflit qui oppose un trio de médecins à l’ARS et à la polyclinique voisine. Un conflit qui a amené les trois fondateurs du centre, les Drs Benzine, Achouri et Cherhabil à comparaître devant le tribunal correctionnel de Bordeaux, le 25 janvier dernier.
L’histoire du centre médical de la rive droite, situé à Lormont (Gironde), commence en 2016, quand trois médecins urgentistes décident de s’attaquer à cette bobologie qui encombre les services d’urgences et ne cesse d’allonger les délais d’attente. “Beaucoup de gens partent des urgences sans même être vus. On s’est dit qu’on allait soigner ces patients-là”, retrace le Dr Kamel Achouri, qui parle en connaissance de cause : il a exercé durant près de 20 ans aux urgences de l’hôpital Robert-Boulin de Libourne ainsi que dans plusieurs cliniques des environs. Lui et ses deux confrères, tout aussi expérimentés, repèrent alors un emplacement qui leur semble idéal : il est situé sur la rive droite de la Gironde, moins bien desservie que la rive gauche, et à proximité immédiate de la polyclinique Bordeaux rive droite, qui dispose d’un service d’urgence. Avec son centre médical, le trio déchargera l’établissement de toutes ses petites urgences qui peuvent être prises en charge en ville, et lui renverra les cas plus lourds. “On peut être une base de tri pour eux et leur envoyer des patients qui ne seraient même pas allés aux urgences ou seraient partis devant l’attente”, relève le Dr Achouri. Mais la collaboration souhaitée par les libéraux a fait long feu. Quatre ans plus tard, l’urgentiste considère même que cette proximité avec l’établissement privé “est responsable de tous les problèmes”.
Concurrence
Car la polyclinique, d’après le quotidien régional Sud Ouest, n’aurait pas apprécié l’installation de ce “centre d’urgence” à quelques centaines de mètres*. Elle aurait signalé ce concurrent à l’ARS, déclenchant une inspection. Salle de déchocage, respirateur, matériel permettant d’effectuer des analyses biologiques… Pour l’ARS**, ce cabinet médical de groupe, dont l’Ordre a autorisé l’installation, a des airs de “mini service d’urgence”. Illégal, donc. “On n’est pas un établissement d’urgence, dément d’emblée le Dr Achouri. On n’en a pas la superficie, on n’a pas de convention avec les pompiers, on ne peut pas coucher les gens, on n’a pas d’UHCD [unité d’hospitalisation de courte durée, NDLR], on n’est pas ouvert 24 heures sur 24 et on ne fait pas d’urgences lourdes.”
Mais le centre n’est pas non plus un cabinet médical classique : ouvert 7 jours sur 7, de 10 heures à 22 heures, il prend en charge les sutures, les brûlures simples, la petite traumatologie et autres soins non programmés que les pouvoirs publics rêvent de confier aux libéraux. “Nous sommes un intermédiaire entre l’établissement d’urgence et la médecine de ville. Le problème, c’est que l’ARS ne nous trouve pas de cadre juridique. On a besoin de ce type de structures en France. Mais parfois, je me dis qu’on a peut-être mis la charrue avant les bœufs”, nous confie le Dr Achouri.
Pourtant, les patients y trouvent leur compte : le centre comptabilise en 4 ans près de 45000 passages. “La particularité, c’est que nous n’avons pas de patientèle. Nous recevons ceux qui n’ont pas de médecin traitant, ceux que le médecin traitant ne peut pas recevoir tout de suite ou qui ont une urgence ‘relative’.” Après un premier tri effectué par les secrétaires, avec le renfort des médecins, les patients sont pris en charge par une aide-soignante et installés rapidement dans un box de soins, puis dirigés le cas échéant vers une salle dédiée (suture, plâtre, échographie…). Le tout en “maximum 1 heure”. “Un patient avec une fracture sortira avec un plâtre et sera dirigé vers un orthopédiste”, expose l’urgentiste. “Toutes les filières sont organisées et connectées – biologie, imagerie, etc. On ne lâche pas les patients dans la nature, même s’ils restent libres de leur choix“, insiste le médecin. “Quelqu’un qui a mal à l’épaule gauche, ce qui peut évoquer un infarctus, on le dirige vers les urgences de la clinique, l’établissement le plus proche”, insiste-t-il.
Chaque patient se voit en outre remettre un courrier à destination de son médecin traitant. “On commence à tisser des liens avec les médecins généralistes, souligne le Dr Achouri. Ils commencent à nous faire confiance, à revenir vers nous. C’est vrai qu’on les soulage énormément.” Ce que confirme un de nos lecteurs, médecin généraliste dont le cabinet est situé “juste à côté” du centre. Un centre qu’il juge “efficace”, “bien intégré dans nos problèmes de bobologie”. “La demande était là, je soutiens sincèrement ces confrères”, a-t-il écrit en commentaire de notre premier article.
“On ne touche pas grand-chose”
La présence de matériels lourds et d’une salle de déchocage pour les urgences vitales a néanmoins interpellé les magistrats. “J’ai dit au président du tribunal : si quelqu’un fait un arrêt dans mon cabinet, dois-je me dire que je suis médecin généraliste, le masser, le ventiler et attendre le Samu? Est-ce qu’on va pas me reprocher de ne pas l’avoir pris en charge comme je sais le faire?”, relève Kamel Achouri. “C’est dans cet esprit-là que nous avons acheté le matériel, c’était un tir groupé. L’ARS a fait des injonctions et nous les avons toutes exécutées. Le matériel n’a jamais été utilisé. Ils ne sont jamais revenus.” Et à la demande de l’Ordre, avec lequel “les rapports ont été un peu tendus”, le mot “urgences” a disparu de la plaque. “Alors qu’il y a différents degrés d’urgence”, relève le co-fondateur du centre.
Autre grief, l’exercice illégal des fonctions de biologistes. Les urgentistes ont en effet acquis un appareil perfectionné leur permettant d’analyser des prélèvements (CRP, troponine, D-dimères…) en un quart d’heure. “Je n’ai jamais facturé un acte biologique ni donné de résultat écrit et signé, c’est une aide diagnostique, plaide le médecin. En cas de doute ou d’anomalie, on fait un double prélèvement qui part au laboratoire. Si ça, c’est usurper la fonction de biologiste, alors tout le monde usurpe la fonction de biologiste en faisant une glycémie chez lui. C’est de la biologie délocalisée.”
Alléger la fin de carrière des urgentistes
Au fond, ne reprocherait-on aux médecins de “faire fonctionner la planche à billets” en multipliant les actes techniques et examens, comme le relève une egoranaute? “On ne touche pas grand-chose. Tout ce qu’on gagne, on le réinjecte dans le centre. On a mis beaucoup d’argent, et on rémunère dix personnes”, répond le Dr Achouri. “On travaille tous dans une structure hospitalière et c’est ça qui nous fait vivre.” Pour ces urgentistes, le centre est aussi le moyen d’alléger un peu la fin de carrière. “Quand je faisais des gardes à l’hôpital Robert-Boulin, je finissais sur les rotules“, souligne le Dr Achouri, qui s’est mis en disponibilité pour deux ans mais compte bien retourner travailler dans cet établissement qui l’a formé. “Il n’y a pas beaucoup d’urgentistes qui finissent leur carrière aux urgences. Ce genre de structures peut être une solution pour eux.”
Reconnaissant “l’investissement” des médecins et leur désir de trouver “une alternative” aux problèmes d’accès aux soins, le parquet a néanmoins considéré que les infractions étaient constituées et requis 30000 euros amende contre chacun des médecins, assortie partiellement de sursis. Le verdict sera rendu dans quelques semaines. “On voulait simplement soulager nos collègues, apporter une solution aux urgences, pas faire de la concurrence à qui que ce soit”, insiste Kamel Achouri.
* Nous avons tenté, en vain, de joindre la polyclinique pour avoir sa version des faits.
** Sollicitée par Egora, l’ARS Aquitaine n’a pas souhaité “communiquer sur une affaire en cours”.
Source :
www.egora.fr
Auteur : Aveline Marques
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