Développée dans les années 1830 à Paris, la technique de l’embaumement “artériel” n’a jamais réussi à séduire les Français. Outre-Atlantique, en revanche, elle a connu un succès fulgurant à la faveur de la Guerre de Sécession, sous l’impulsion du chirurgien Thomas Holmes. Officiant directement sur les champs de bataille, les embaumeurs finissent par acquérir une mauvaise réputation.

 

24 mai 1861. Sept soldats de l’Union, membres du régiment des “Fire Zouaves”, pénètrent dans la ville d’Alexandrie, en Virginie. Sous les ordres du capitaine Elmer Ellsworth, ancien commis et ami du président Lincoln, ils se dirigent droit vers l’auberge Marshall house. Leur cible : le grand drapeau confédéré placé sur le toit du bâtiment, si grand qu’il pouvait être observé au télescope depuis la Maison blanche, située à 12 kilomètres de là. L’état de Virginie, qui vient à son tour de faire sécession, affiche ses couleurs. Ellsworth a tôt fait de décrocher le drapeau, mais alors qu’il redescend du toit, il est abattu d’un coup de fusil par un Sudiste. Le jeune homme, âgé de 25 ans, est le premier officier tué lors de la Guerre de sécession et sa mort fera de lui un martyre de la cause unioniste.

Sur ordre d’Abraham Lincoln, la dépouille est ramenée à la Maison blanche et confiée aux bons soins du Dr Thomas Holmes. Diplômé de l’université Columbia, ce chirurgien s’est fait un nom en développant outre-Atlantique une nouvelle technique d’embaumement, réputée plus rapide et moins nocive (car sans mercure) que celle qui prévalait alors dans les facultés de médecine pour les dissections, et permettant non seulement de conserver le corps, mais aussi de respecter son intégrité. Holmes l’aurait vue pratiquée à Paris dans les années 1830-40 : à cette époque, le pharmacien et chimiste Jean-Nicolas Gannal multiplie les démonstrations de sa technique, qui consiste à injecter son liquide conservateur par le biais d’une incision dans l’artère carotide. Holmes utilise une préparation à base d’acide arsénieux, injectée au moyen d’une pompe de son invention, contrairement à Gannal, qui prétendait n’utiliser qu’un mélange de sulfate d’alumine et de chlorure d’aluminium, injecté par seringue. Mais une expérience menée à l’Académie de médecine en 1845, qui tourne au fiasco, tend à démontrer que lui aussi employait de l’arsenic (voir encadré).

 

 

Un corps embaumé exposé dans une vitrine

Le corps embaumé du capitaine Ellsworth est exposé durant plusieurs jours à la Maison blanche. Un cortège funèbre est ensuite organisé à New York, en présence de milliers de citoyens criant vengeance. La carrière du Dr Holmes décolle : la guerre civile produit son lot de victimes (620.000 morts en 4 ans) et les familles endeuillées sont prêtes à payer cher pour récupérer le corps préservé de leur défunt afin de leur rendre un dernier hommage. Le capitaine Holmes intègre une commission du corps médical de l’armée des Etats-Unis ; il officie d’abord à Washington, avant d’embaumer directement sur le champ de bataille. Ses honoraires s’élèvent à 25 dollars pour un soldat enrôlé et 50 dollars pour un officier. Alors que la demande augmente, Holmes finit par se mettre à son compte : il facture ses embaumements 100 dollars, tout en vendant son liquide 3 dollars le gallon (3.7 litres) aux apprentis embaumeurs.

D’autres, en effet, n’ont pas tardé à flairer le filon. Des pharmaciens, des chirurgiens, voire des ébénistes se reconvertissent. Certains vont jusqu’à se disputer les cadavres des officiers tombés au combat. D’autres distribuent des prospectus, offrant aux soldats la possibilité de payer leur embaumement par avance, minant le moral des troupes. Tous les moyens sont bons pour se démarquer des concurrents : un embaumeur de Washington aurait exposé un corps durant plusieurs jours dans une vitrine, tandis que le chirurgien Richard Burr organise des démonstrations devant sa tente. En 1964, ce dernier est accusé d’avoir tenté d’extorquer de l’argent à la famille d’un soldat mort, dont il avait embaumé le corps de sa propre initiative : il leur réclamait 100 dollars pour leur restituer la dépouille.

 

 

En mars 1865, à la fin de la guerre, le secrétariat de la Guerre finit par remettre un peu d’ordre dans ce business, en instaurant un système de licence et fixant une échelle de prix. Le secteur des pompes funèbres est né.

Assassiné en avril 1865, Lincoln est embaumé à son tour. Considéré comme le père de la thanatopraxie moderne aux Etats-Unis, le Dr Holmes aurait embaumé au total 4028 soldats durant la guerre. Pour des raisons inconnues, il exprime sa volonté de ne pas être embaumé à sa mort, qui survient en 1900. Au début du 20ème siècle, la toxicité de l’arsenic est finalement reconnue et interdite dans les embaumements. Mais la substance continue aujourd’hui de polluer le sol des anciens cimetières de la Guerre de Sécession.

 

L’expérience ratée de 1845

En mai 1846, trois embaumeurs français se prêtent à une expérience devant l’Académie royale de médecine. Le procédé d’embaumement est le même, seul le liquide varie. Jean-Nicolas Gannal, qui pratique l’embaumement “artériel” depuis 1835, est mis en concurrence avec les Drs Sucquet et Dupré. Le Dr Dupré utilise “un mélange de gaz acides sulfureux et carboniques”, tandis que le Dr Sucquet emploie une solution de chlorure de zinc et Gannal son fameux liquide composé pour moitié de sulfate d’alumine et de chlorure d’aluminium, rapporte la commission dédiée de l’Académie de médecine. Analysant les différents liquides, la commission décèle la présence d’arsenic dans celui de Gannal. Ce dernier, “surpris”, se défend d’en utiliser et évoque “l’impureté des matières premières employées”. Il recompose un liquide sans arsenic. Les trois corps ainsi embaumés sont enterrés, puis déterrés en juillet 1846 : seul celui du Dr Sucquet est parfaitement conservé, tandis que celui de Gannal est en “pleine putréfaction”. Les académiciens proposent à Gannal de se prêter à une autre expérience comparative, en embaumant un corps avec arsenic, et un corps sans. Mais ce dernier s’y refuse. La présence d’arsenic dans les corps embaumés par le Dr Lecoupeur, concessionnaire du brevet de Gannal, à Rouen, semple confirmer la supercherie. Le 31 octobre 1846, une loi interdit l’usage de l’arsenic dans les embaumements. Une “mesure de sûreté publique”, explique l’Académie : “Après un empoisonnement par l’arsenic, il serait facile de faire embaumer la victime” et ainsi de “de dissimuler un crime”.

 

Références :

“Le père de la thanatopraxie moderne”, Washington Times, 2009.
The Death of Colonel Ellsworth, Smithsonian Magazine, 2011.
Arsenic and Old Graves: Civil War-Era Cemeteries May Be Leaking Toxins, Smithsonian Magazine, 2015.
Embalming and the Civil war, National Museum of Civil War Medecine, 2016.
Rapport sur divers modes d’embaumement, Bulletin de l’Académie royale de médecine, 16 mars 1847.

 

Légende de la photo d’illustration : Dr Richard Burr, chirurgien embaumeur. Crédit : Leg de Herbert Mitchell, 2008, Metropolitan Museum.

 

Source :
www.egora.fr
Auteur : Aveline Marques

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