Maladie qui fait aujourd’hui son retour du fait d’une mauvaise alimentation, le scorbut a mis la médecine en échec jusqu’au début du XXème siècle. Fait n’est pas coutume : c’est le traitement, appliqué arbitrairement durant deux siècles, qui a permis de découvrir la cause de la maladie, jusqu’alors inconnue.

 

Les observations suivantes, cotées LXXXI, intitulée « Sur l’ouverture du corps d’un enfant mort du scorbut », sont tirées du Nouveau recueil d’observations chirurgicales, de M. Saviard, ancien maître chirurgien, publié en 1702 à Paris.

 

« Au mois d’aoust 1698, l’on ramena de nourrice un enfant de Monsieur Barbe Maître Apotiquaire à Paris, se portant bien en apparence, mais les accidens du scorbut qui luy parurent bientôt après, donnèrent lieu d’attribuer cette maladie fâcheuse au mauvais acide, dans l’air marécageux qu’il avoit respiré au village de Pont Carré lieu de sa nourrice, qui avoit chargé la masse de ses humeurs. Son mal commença à se déclarer par une enflure aux gencives, d’où il sortoit au moindre attouchement un sang coagulé, qui luy rendoit la bouche noire & de mauvaise odeur. Il fut pansé avec tout le soin possible, & Monsieur Morin, Docteur en médecine, voulut le voir avec application et luy prescrire son régime, et les remèdes qui luy convenoient intérieurement.

Les ulcères de sa bouche étoient dans un assez bon état, et il avoit assez d’appétit pour ne rien refuser de ce qu’on lui ordonnoit pour nourriture, lorsque l’automne arrivant, il fut surpris de douleurs très aigues, avec une enflure aux cuisses très considérable, & en touchant ces parties tuméfiées, l’on sentoit une inondation profonde, qui ne permettoit pas de distinguer la nature de la liqueur qui y étoit contenuë ce qui fit que l’on en differa l’ouverture, joint à ce que Monsieur Jean-Louis Petit, Maître Chirurgien en chef de l’Hôtel-Dieu ne fut pas d’avis qu’on la fît. Les ulcères de la bouche n’augmentoient pas, mais quand ils sembloient se guérir dans un endroit, il en paraissoit en d’autres endroits.

Cela continua de cette manière pendant cinq mois, jusqu’à ce que cet enfant fort exténué, mourût au mois de Février suivant. L’on remarqua dans la même année beaucoup de scorbutiques à l’Hopital Saint-Louis, qui avoient les mêmes accidens, & généralement que cette maladie fut dans tout le cours de cette année extraordinairement rebelle à tous les remèdes. »

 

Maître chirurgien à l’Hôtel-Dieu durant dix-sept années, M. Saviard y avait reçu d’innombrables scorbutiques. Les symptômes du scorbut étaient bien connus mais la mort inexorable en l’absence de traitement. La cause de la maladie restait mystérieuse. Pourtant, l’observation recèle des éléments de réponse. L’enfant était en nourrice ; il était d’usage, dans les milieux urbains aisés, de confier un nourrisson à une femme de la campagne, choisie souvent jeune mère, afin qu’elle l’élève durant ses premières années, moyennant rétribution. Ce n’était pas sans risques, car il pouvait arriver que le « salaire » servît à faire vivre sa famille, aux dépens du petit pensionnaire. Ce n’était probablement pas le cas ici. L’enfant avait été « ramené de nourrice » et « se portant bien en apparence ». « Ramené » veut dire que l’on est allé le chercher, peut-être à la demande de la nourrice, attentive au fait que le père était apothicaire. S’inquiétait-elle de ne plus pouvoir continuer à s’en occuper correctement ? Ou d’avoir vu apparaître le scorbut (réputé « épidémique ») chez des enfants du voisinage ? Ces points semblent être confirmés par un deuxième indice apporté par la dernière phrase, qui indique qu’en cette année 1698, il y avait eu « beaucoup de scorbutiques » et une forme de scorbut « rebelle à tous les remèdes ».

Or les archives climatiques révèlent que la dernière décennie du XVIIe siècle a été marquée par un refroidissement des températures et une forte pluviosité, causes directes de mauvaises récoltes répétées chaque année. De plus, la France sortait à peine de la grande famine de 1693-94, et était affaiblie par les suites de la guerre qui avait coalisé les nations d’Europe contre la France de 1686 à 1697. En somme, par déduction, il apparaît comme très probable que l’enfant en question ait été l’une des nombreuses victimes d’une alimentation appauvrie généralisée, résultant de circonstances climatiques et économiques prolongées très défavorables, et que l’absence de tout traitement conduisait irrémédiablement à la mort.

 

« L’on désira que je fisse l’ouverture de son corps ; je commençay par le bas-ventre, que je trouvay un peu tendu et rempli de quelques eaux roussâtres. De plus les glandes du mésentère étoient tuméfiées comme on les trouve dans les cadavres de tous le scorbutiques, un grand nombre aussi grosses que des œufs de pigeon. Je trouvay dans la cavité gauche de sa poitrine une assez grande quantité d’eau qui étoit piquante et un peu salée, & le poumon qui nageoit au milieu de ces eaux ne laissoit pas d’être fort sain aussi-bien que le lobe droit de ce viscère, & tout le reste des organes contenus dans la poitrine. Après cela j’ouvris les cuisses qui étoient tuméfiées, & je trouvay les téguments & les muscles remplis de serositez, & ces mêmes eaux s’étant épanchées entre le périoste & les os, les avoient amollis et dissous de telle sorte, que l’on pouvoit les pétrir entre les doigts comme du parchemin mouillé, & le corps de ces os se séparoit fort aisément des épiphyses. J’examinai les autres os, qui n’avaient encore aucune atteinte de cette molesse. »

 

La première partie de l’observation décrit les symptômes du scorbut jusqu’à la mort. Après cette description du déroulé inexorable du tableau clinique, Saviard consigne le compte-rendu de l’autopsie qu’il lui avait été demandé de pratiquer, en raison de son expérience à l’Hôtel-Dieu. Il montre ainsi à quoi était due l’« enflure » douloureuse des cuisses et du bas-ventre : une imbibition liquidienne généralisée, qui emplit la cavité abdominale et la cavité thoracique d’une eau « piquante et un peu salée » dans laquelle flottent les poumons, une dissociation des tissus et des muscles des membres inférieurs, une destruction du cartilage de conjugaison et de la substance osseuse, ramollie tel un cuir détrempé. Ces dégâts, constatés par de nombreux praticiens, n’ont suggéré aucune idée quant à une cause ou un traitement possible. Ce sont les conditions de vie des victimes qui vont faire progresser réflexions et connaissances : le scorbut était réputé « épidémique » parce qu’il frappait plusieurs malades au même lieu ; il semblait être associé à un environnement froid et humide ; et être en relation avec une alimentation altérée ou insuffisante. La navigation au long cours rassemblait ces critères, les provisions embarquées se raréfiaient et se dégradaient au fur et à mesure du voyage. Par ailleurs, les livres de bord signalaient une fatigue progressive des équipages, gênant les manœuvres particulièrement pénibles des voiles et des cordes très pesantes.

Mais ces livres de bord signalaient aussi que l’état de santé s’améliorait beaucoup et très vite lors des escales, avec la consommation de nourriture fraîche et de fruits, voire de « médecines » locales. Sur les vaisseaux anglais, les provisions de mer ont alors été complétées par des décoctions de plantes vertes (Cochlearia curiosa), des légumes et des fruits, dont les agrumes, citrons et oranges. Le scorbut n’apparaissait plus. À la fin du XVIIIe siècle, à la suite des observations de James Lind, médecin écossais, une ration quotidienne de jus de citron est imposée dans la marine anglaise, puis, cinquante ans après, dans la marine marchande anglaise. La France, réticente, n’a imposé cette mesure qu’en 1856…

Les recherches ont été poursuivies. Résumons : en 1918 en Angleterre, McCollum a isolé un « facteur antiscorbutique » qui, en 1928, sera appelé acide hexuronique, puis vitamine C, qui sera synthétisée en 1933 par Reichstein. Les recherches ont pu démontrer l’importance de la présence de cette vitamine C lors de nombreux processus, notamment dans la synthèse et la construction du collagène, donc celle de l’os, avec pour résultat, en cas de carence expérimentale grave, les dégâts constatés par Saviard. En somme, à l’inverse du cheminement habituel, la cause de la maladie aura été trouvée grâce aux thérapeutiques appliquées arbitrairement pendant deux siècles.

 

Source :
www.egora.fr
Auteur : Pr Jean-Claude Nouët, ancien PU-PH et vice-doyen de La Pitié-Salpêtrière (AP-HP).

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