Si de récentes études ont montré que les malades du cancer n’étaient pas plus sensibles au Sars-CoV-2, l’épidémie de coronavirus a tout de même impacté leur quotidien, que ce soit en termes d’inquiétudes ou de prise en charge. Reports de cures, d’opérations chirurgicales, modification de protocoles de radiothérapie… Pour le Pr Axel Kahn, président de la Ligue contre le cancer, les dispositions mises en place lors de cette crise sanitaire n’ont globalement pas porté préjudice aux patients. Mais il demeure une ombre au tableau : l’inquiétant retard au diagnostic.

 

Egora.fr : Quelles ont été les conséquences directes de l’épidémie de coronavirus sur les malades atteints de cancer ?

Pr Axel Kahn : Initialement nous envisagions trois conséquences particulières et il y en a eu au moins quatre. Nous disions, dès le 8 mars, que les personnes atteintes de cancer seraient face à une “triple peine” : l’inquiétude générale devant l’arrivée de ce virus inconnu, l’annonce faite par les confrères chinois qu’ils étaient plus sensibles à ce virus que les autres personnes, et la crainte d’être délaissés et que l’on oublie de traiter leur cancer.

A ces trois peines, l’une d’entre elles ne s’est pas confirmée : les personnes atteintes de cancer sont aussi fragiles que les autres, mais pas plus, à l’exception des personnes très immunodéprimées dans la foulée d’une chimiothérapie, d’une immunothérapie ou encore d’une greffe de moëlle. Globalement, il n’y a pas eu de catastrophe liée aux conséquences de l’infection des malades atteints de cancer par le Covid.

Il faut ajouter à cela le retard au diagnostic, qui est sans doute le plus inquiétant. Et puis, cela concerne la Ligue mais aussi d’autres associations, nous déplorons l’effondrement des dons.

 

 

Pour répondre aux différentes problématiques, la Ligue contre le cancer a mis en place une cellule d’écoute destinée aux personnes malades. Combien avez-vous reçu d’appels ?

Cette ligne, qui a comporté jusqu’à six oncologues disponibles tous les jours, a reçu environ 500 appels entre le 9 mars et la fin du mois de mai, date à laquelle nous avons interrompu la ligne. Si on ajoute les appels qui sont parvenus dans les comités départementaux sur tout le territoire, c’est environ le bilan de 2.500 appels. Nous avons donc eu une vision assez précise.

 

Comment orientiez-vous les patients atteints de cancer et contaminés par le Covid qui contactaient la cellule d’écoute ?

On leur a donné exactement les mêmes consignes qu’aux autres personnes : c’est-à-dire qu’on leur a donné tous les signes, on leur a dit de rester chez eux, de prendre des précautions pour leurs aidants, de se faire déposer des victuailles sur le palier etc. Il n’y a donc pas eu de différences avec les autres personnes.

 

Une récente étude de l’Institut Curie montre que les personnes malades du cancer ne sont pas plus sensibles au Sars-CoV-2 que les autres, observez-vous également les mêmes résultats ?

Les Chinois disaient qu’il y avait un surrisque de cinq fois et qu’il concernait des personnes jusqu’à deux ans après la fin d’un traitement pour cancer. Au sein de la Ligue, nous n’avons pas fait d’enquêtes scientifiques sur le sujet. Dans nos contacts téléphoniques – auxquels j’ai moi-même participé -, plusieurs personnes contractaient le Covid. Je me rappelle notamment de deux personnes atteints d’un cancer du poumon métastatique qui ne faisaient pas une forme particulièrement grave du Covid. Donc on avait l’impression que ces personnes n’étaient pas particulièrement sensibles. Aujourd’hui, on a plusieurs données rassurantes. Certaines indiquent qu’il peut y avoir une augmentation de la gravité de deux fois, d’autres qu’il n’y a pas d’augmentation du tout en dehors des cas d’immunosuppression importante. Rien du niveau d’alarme qui avait été celui de nos collègues chinois.

 

 

Est-ce qu’un type de cancer a été plus touché par l’épidémie de coronavirus ?

Non. Quand je regarde les 2.500 appels nationaux que nous avons reçus, tous les types de cancers étaient concernés, au prorata de leur fréquence.

 

Le Haut conseil de Santé publique a diffusé des recommandations pour le traitement des personnes atteintes de cancer, ces dispositions ont-elles été efficaces ?

Ces consignes comportaient la poursuite de deux objectifs : ne pas faire perdre de chance aux malades dans le traitement de leur cancer, mais ne pas leur faire prendre de risques d’être infectés par le virus. S’en est suivie toute une série de manoeuvres. En dehors des cas urgents, chaque fois que possible : décalage report des rendez-vous, remplacement des rendez-vous par de la téléconsultation, décalage des cures de chimiothérapie, passage de la chimiothérapie en intraveineuse dans les centres de soins par de la chimiothérapie orale, décalage des cures de radiothérapie ou modification du protocole de radiothérapie avec délivrance au cours d’un plus petit nombre de séances de doses extrêmement renforcées, décalage de toutes les opérations chirurgicales non urgentes etc.

Il s’agissait aussi de créer des filières de soins dans les centres anti-cancéreux ou dans les services dédiés dans les hôpitaux qui soient des filières totalement distinctes des filières dans lesquelles transitaient les personnes atteintes du syndrome respiratoire sévère du Covid-19.

Dans l’ensemble, cela a été mis en oeuvre. Il y a eu sans doute des situations un peu critiques qui mettaient en danger les chances des personnes atteintes de cancer mais dans l’ensemble, je ne crois pas que cette politique ait eu des mauvais résultats, elle a été raisonnable.

 

Quels ont été cependant les ratés dans la prise en charge des malades du cancer ?

La Ligue, et moi-même, avons dû à tout prix intervenir pour essayer de faire inscrire au tableau opératoire dans le Grand Est, des personnes qui devaient être opérées pour une urgence chirurgicale carcinologique, notamment une hémorragie digestive sur cancer digestif ou alors une relativement jeune femme dont le cancer pulmonaire semblait encore opérable. Il a fallu vraiment que je m’engage pour arriver à débloquer ces situations. Mais j’imagine qu’en France, il y a eu des situations qui n’ont pas pu être débloquées avec des conséquences fâcheuses. Mais ce sont des cas d’espèce. Dans l’ensemble, ces politiques étaient raisonnables.

 

 

En dehors des actes médicaux, les patients ont-ils été accompagnés au cours de cette crise sans précédent ?

Parce que les professionnels ont été extrêmement occupés, il est certain qu’ils n’ont pas eu le temps suffisant pour expliquer aux malades ce qu’il se passait. On a vu par exemple des rendez-vous, soit des cures de traitement, soit de contrôle, être annulés ou reportés sine die sans explications. Vous imaginez l’angoisse considérable des personnes et de leurs proches.

Quand on fait le bilan des appels sur la ligne d’écoute, on constate une évolution au fil de l’épidémie. D’abord, on a eu beaucoup d’appels de malades anxieux qui demandaient des renseignements et s’inquiétaient des risques, ensuite énormément de patients se sont demandé s’ils n’allaient pas être sacrifiés, voyant le report de leur traitement, puis certains se sont inquiétés d’être contaminés par un proche aidant, encore en activité professionnelle et vivant sous le même toit. Plus récemment, des malades ont soulevé des inquiétudes sur le retour à l’école de leurs enfants, ou petits-enfants, puis sur le déconfinement. Aujourd’hui, si j’ai été amené à supprimer la cellule d’écoute oncologique, c’est qu’on avait beaucoup moins d’appels qui concernaient ces inquiétudes.

 

Vous parliez des retard au diagnostic, combien de cancers n’ont pas pu être diagnostiqués ?

Tardivement, nous nous sommes rendu compte d’un problème dont nous n’avions pas été informés durant la période de confinement qui est le retard au diagnostic. Du 15 mars au 15 mai, il y a eu environ 32.000 diagnostics de cancer, alors qu’on s’attendait à en faire 66.000. Il en manque donc la moitié. Cela veut dire que pour différentes raisons, des personnes ont eu peur de se déplacer, ont préféré différer ou n’avaient pas la tête à cela, ont négligé un signe qui aurait dû les alerter, n’ont pas réussi à obtenir un rendez-vous, à avoir leur médecin au téléphone etc.

C’est inquiétant car il y a des cas pour lesquels le retard au diagnostic va faire perdre des chances… Un retard de diagnostic en règle générale n’est pas forcément épouvantable parce que le cancer est une maladie habituellement d’évolution lente et quand le diagnostic est fait, le cancer évolue depuis plusieurs mois, un an, deux ans parfois. Pour beaucoup de cancers, être diagnostiqué deux mois après peut n’être pas catastrophiques. Mais il y a de nombreuses exceptions. Lorsqu’un cancer devient particulièrement menaçant pour des raisons locorégionales ou que durant cette période, il y a eu une extension métastatique significative.

Nous avons notamment eu connaissance du cas d’une très jeune femme, avec de jeunes enfants, qui avait senti une boule dans le sein et qui avait négligé d’aller consulter. Elle y est allée plus de deux mois après. En effet, il s’agissait d’un cancer du sein triple négatif et déjà de localisations métastatiques ont été détectées. Peut-être que ces localisations métastatiques pouvaient déjà exister, mais on peut penser que deux mois de retard pour la forme la plus sévère du cancer du sein constitue une perte de chance. Il faut à tout prix que les personnes aillent se faire diagnostiquer.

 

 

Avez-vous pu constater l’usage fréquent de la téléconsultation par les malades du cancer pendant l’épidémie ?

Je n’ai pas réellement de données sur ce point parce qu’en général, les personnes qui nous contactaient via la cellule d’écoute n’arrivaient pas, justement, à joindre leurs médecins. Mais il est hautement probable que la téléconsultation va s’accroître et s’établir. C’est une nécessité vu le manque de médecins en France. Le problème, c’est qu’il ne faudrait pas que la téléconsultation soit une étape dans la déshumanisation du contact entre les médecins et les personnes malades. Il faudrait absolument qu’il y ait un contact au départ.

 

Après les multiples reports et décalages de traitements, vous attendez-vous à une reprise rapide des prises en charge ou craignez-vous des “embouteillages” ?

La crainte, c’est cela. On se trouve avec tous les reports en plus des négligences, et plus on attend, plus l’embouteillage sera conséquent. En plus, il y a des situations lorsqu’il y a besoin de faire des gestes, d’avoir certains produits, où même les consultations sont encore un peu difficiles à obtenir. Donc là il faut absolument hâter le mouvement. Si on avait des retards de traitement qui ne sont plus de deux mois mais de trois, quatre mois, le pronostic pourrait être effectivement compromis.

 

La crise des anesthésiants empêche-elle encore des personnes d’être opérées ?

Il y a en effet un problème important notamment pour la reprise des opérations du fait de la réquisition des produits anesthésiants. Il y a eu une période d’extrême tension mais les stocks ont été rétablis, car ces produits sont pour beaucoup fabriqués en Europe. Mais par crainte d’une deuxième vague, il y a un confinement, et, au moins jusqu’à la dernière période, nous avons reçu énormément d’alarmes. Nous sommes donc montés au créneau pour faire en sorte que l’on puisse néanmoins reprendre les tableaux opératoires pour les cancers, parce qu’avec les embouteillages, le bouchon va se densifier. Nos collègues de Nice, qui nous ont alerté, ont d’ailleurs commencé à recevoir des produits anesthésiants.

 

 

Vous avez alerté il y a quelques semaines sur une baisse des dons destinés à la Ligue, avez-vous constaté une augmentation récente depuis le déconfinement ?

Les dons en ligne à la Ligue n’ont jamais été aussi hauts, mais c’est une petite minorité de nos ressources. L’essentiel de nos dons sont faits à l’occasion de grands événements organisés sur tout le territoire. Or, là, sur six mois, ces événements ont été supprimés. Donc l’essentiel de nos dons ne seront pas rattrapés. Par rapport à l’année 2018-2019, on a déjà 10 millions d’euros en moins et on pourrait, à la fin de l’année, atteindre 15 millions en moins. Ce qui est considérable.

Au sein de la Ligue, nous offrons des soins de support sur tout le territoire dans le cadre des parcours de soins des personnes malades pour 10 millions d’euros. Nous couvrons les salaires d’environ 250, 300 jeunes chercheurs doctorants. Cela représente 6 à 8 millions. Nous faisons des chèques sur proposition de notre commission sociale pour les personnes qui sont précarisées et précipitées dans une pauvreté accrue provoquée par le diagnostic d’un cancer. Cela doit représenter 4 à 5 millions. Donc vous voyez que 10 millions, c’est extrêmement important.

 

Cette chute des dons a-t-elle d’ores et déjà eu des conséquences la recherche ?

J’ai demandé en conseil d’administration d’annuler pour 7 millions d’euros de subventions à la recherche. Pour un chercheur comme moi, c’est ô combien douloureux. Il y a une telle augmentation des besoins sociaux sur les territoires que partout les comités vont tenter de privilégier l’aide aux personnes malades. Pour la recherche, nous sommes parvenus à sanctuariser les salaires des jeunes chercheurs car c’est l’avenir de la recherche en cancérologie. En revanche, on a été obligés de lever le pied sur le financement des programmes de recherche. Cela ne nous était pas arrivé depuis la dernière guerre mondiale.

 

 

Après quatre semaines de déconfinement et alors que la situation se stabilise dans les hôpitaux français, quelles leçons peut-on tirer de cette épidémie ?

Il y a plusieurs éléments. Il y a tout d’abord mon point de vue de président de la Ligue contre le cancer sur son fonctionnement. On s’était préparé très tôt car il se trouve que j’ai été épidémiologiste, médecin , j’ai été rédacteur en chef de Médecine-Sciences pendant 15 ans, et donc, évidemment, le géni propre d’une épidémie, je le connais par coeur. J’avais très bien prévu ce qui allait se passer. J’avais mis la Ligue au maximum en état de marche.

Au niveau du pays, on constate une réappréciation de l’importance de la santé dans l’utilisation que l’on fait de la prospérité d’une nation. Pour les personnes, rien n’a plus d’importance que la santé. Mais au niveau budgétaire, la santé est appréhendée comme un coût, comme une charge et non pas comme la première justification des fruits de la prospérité des nations. Aujourd’hui, au moins pour un temps, je pense que les populations ne vont plus le supporter. Dans le domaine de l’analyse globale et des critiques qui peuvent être faites, on observe un gros échec, qui ne concerne pas directement le cancer, c’est évidemment les Ehpad. Les Chinois nous avaient prévenus que les personnes âgées étaient extrêmement fragiles. C’est si vrai qu’on a très tôt interdit les visites mais on n’a absolument testé et protégé les personnels. Cela a été un désastre.

 

Comment envisagez vous la suite de l’épidémie ?

Un traitement, c’est incertain. Une vaccination, c’est probable. Le confinement a été raisonnable. Partout où il n’y a pas eu de confinement, l’épidémie a été plus grave qu’ailleurs. Elle a été quatre fois plus grave en Suède que dans tous les autres pays environnants, même plus grave par millions d’habitants qu’en France, qui était plutôt au coeur de l’épidémie en Europe de l’ouest. Les Etats américains qui sont en train de déconfiner alors même qu’ils sont sur le plateau de l’épidémie, repartent à la hausse. Un petit pays sans aucuns moyens de santé qui a confiné avant d’avoir un premier mort comme la Grèce a pratiquement le meilleur bilan d’Europe.

Les traitements contre les virus sont toujours incertains et difficiles à trouver. Nous n’avons pas de traitements contre la majorité des maladies virales. Aujourd’hui, on peut dire que rien ne fonctionne. En revanche, la Covid est une maladie aiguë, avec une infection, une réponse immunitaire et une guérison contemporaine de la montée en puissance de la réponse immunitaire. Dans ces cas là, rien n’empêche de fabriquer un vaccin. Il y a donc toutes les raisons de penser qu’en 2021 on aura un vaccin.

 

 

Concernant une éventuelle deuxième vague, j’ai toujours pensé qu’il n’y en aurait pas au moins dans la foulée de la première car le confinement a abouti à une très importante diminution de la circulation du virus. Avec des masques, plus de tests PCR, des mesures barrières entrées dans les moeurs, de contact-tracing, on est capables d’éviter un rebond rapide.

 

Source :
www.egora.fr
Auteur : Louise Claereboudt

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