En pleine épidémie de coronavirus, les agences régionales de santé (ARS), qui ont fêté leurs dix ans en avril, sont sous le feu des critiques. Manque de soutien, lourdeur administrative, organismes hospitalo-centrés… Les professionnels de santé sont aujourd’hui de plus en plus nombreux à remettre en cause leur rôle. Pour Frédéric Pierru, sociologue et politiste de la santé, ces agences sont devenues des boucs émissaires, permettant à l’Etat de “se défausser”.

 

Egora.fr : Certains professionnels de santé pointent l’absence des ARS lors de la crise sanitaire, d’autres estiment qu’elles détiennent un pouvoir trop important. Comprenez-vous aujourd’hui ces critiques ?

Frédéric Pierru : Je trouve assez injuste de reprocher aux ARS ce pourquoi elles ont été créées. C’est-à-dire qu’elles ont été créées justement pour gérer “le redimensionnement” du parc hospitalier, loin du terrain et des pressions locales. Elles ont été conçues en se basant sur le fait que les élus locaux, les syndicats, et les professionnels de terrain font obstacle à la restructuration du parc hospitalier, en s’opposant, par exemple, à la fermeture d’un hôpital de proximité, à la fermeture d’une maternité, etc. C’était voulu. Donc je trouve un peu incroyable que l’on vienne leur reprocher aujourd’hui leur objectif et de ne pas être réceptives aux demandes des acteurs locaux.

 

Qu’est-ce qui peut expliquer cette stratégie d’éloignement du terrain ?

En 2008, il y a eu la crise financière. Entre 2008 et 2010, il y a eu une parenthèse keynésienne. On a lâché les déficits, les dépenses publiques, etc. Puis à partir de 2010, on est rentrés dans un état de consolidation budgétaire, c’est-à-dire que l’alpha et l’oméga de l’action publique étaient de réduire les dépenses publiques, les déficits publics et la dette publique. Les ARS, leur grand malheur – parce qu’elles n’ont pas été pensées comme ça -, c’est d’avoir été mises au service de cela. Les agences régionales de santé, finalement, sont comme un couteau suisse. Elles peuvent être mises au service d’une réduction budgétaire et dans ce cas, moins vous avez conscience des problématiques territoriales, mieux c’est. La centralisation a, par ailleurs, été aggravée par la création des grandes régions.

Les ARS, ce sont des mots, des institutions. Pour avoir beaucoup travaillé sur elles, je pense qu’au sein de ces organes, les travailleurs ne demandent que ça, de se remettre au service des dynamiques de santé locales.

 

 

Pourquoi ces agences, dont le fonctionnement demeurait jusqu’ici flou, ont été propulsées sur le devant de la scène pendant cette crise sanitaire ?

Elles étaient peu connues jusqu’ici parce que tant que le système fonctionnait en mode routinier, il y avait quelques remous mais pas plus que ça. Si les ARS aujourd’hui sont sur le devant de la scène, c’est parce qu’il a fallu trouver des fusibles. Le pouvoir national a tout intérêt à ce que cela se passe de cette manière.

Je trouve cela minable. Les ARS sont des boucs émissaires. Il y a un pouvoir exécutif national qui se retrouve “grosjean comme devant” parce qu’il fait face à la fronde des acteurs locaux du système de santé, et puis aujourd’hui on se défausse sur les ARS. Or, les agences régionales de santé sont des administrations très concentrées de l’Etat. C’est donc un faux procès. Il faudrait que les professionnels de santé s’en prennent moins aux acteurs les plus évidents, et remontent la chaîne décisionnelle.

 

Leurs actions ont-elles effectivement pêché dans cette lutte contre le coronavirus ?

Je n’ai pas envie de tirer sur l’ambulance.  À mon avis, les gens qui travaillent dans les ARS ont souffert de cela. Il faut les distinguer des directions générales. Par exemple, Christophe Lannelongue, [ancien directeur de l’ARS Grand Est, NDLR] qui annonce, en pleine épidémie de Covid-19, le maintien de la suppression de postes et de lits au CHRU de Nancy. Lannelongue, qui a en quelque sorte anticipé les exigences de ses supérieurs, s’est dit qu’il allait annoncer cette suppression à grand coup de com’, ce qui restera un grand moment dans l’histoire de l’administration de la santé. Il faut le prendre au sérieux quand même. J’imagine l’abattement des personnels dans son ARS.

Les ARS ne sont pas un bloc monolithique. À leurs têtes, il y a des hauts fonctionnaires dont la seule préoccupation est leur carrière. Les directeurs généraux des ARS reçoivent leurs ordres de deux ministères, celui de la Santé et celui des Finances et des comptes publics. Ils sont recrutés pour leur docilité. Mais il y a des personnes au sein de ces agences qui ont foncièrement envie de faire de la santé publique et d’aider leurs concitoyens. Beaucoup détestent et honnissent les directives nationales. Il faut stigmatiser les décideurs nationaux qui ont fait des oukazes budgétaires et, à force de gestion budgétaire à courte vue, ont fait des économies sur ce qui était plus facile, comme les masques par exemple. Cherchons les responsabilités à Bercy, à la présidence et à Matignon.

 

 

Faudrait-il donc réformer l’organisation interne des ARS ?

Ça serait bien effectivement d’en finir avec ce que j’appelle “les liens féodaux”. C’est-à-dire le vassal qui veut plaire à son seigneur. Pour moi, c’est la chaîne décisionnelle qui m’intéresse. Les agences régionales de santé sont des instruments administratifs qui peuvent être mis au service du bien comme du mal. La vraie question est : Que veut faire Paris des ARS ? On doit aller vers des agences régionales de santé bien dotées financièrement, et créer un vrai pouvoir déconcentré. Les DGARS [directeur général de l’agence régionale de santé, ndlr] forment un exécutif. En face de tout exécutif en démocratie il y a un Parlement, un législatif. Pour moi, le directeur général de l’ARS devrait présenter de manière déconcentrée son programme régional de santé devant le conseil régional et le conseil régional dirait s’il est d’accord ou pas, avec un vrai pouvoir de veto. Ça, ce serait une démocratie sanitaire, qui ne consiste pas à donner des strapontins à des usagers stipendiés par le pouvoir pour dire oui ou non. À l’heure actuelle, le DGARS fait ce qu’il veut.

Par ailleurs, il faut déconcentrer un maximum de latitude décisionnel, de moyens humains, dans les délégations départementales pour que ces post-avancées de l’état sanitaire dans les territoires aient un pouvoir pour infléchir les dynamiques de santé locale. Soit exactement l’inverse de ce qui a été fait depuis 2009. Ce n’est pas qu’une question de réduire la voilure hospitalière. Là, l’état sanitaire, même déconcentré, va regagner en légitimité.

Je suis personnellement favorable à une déconcentration maximale de l’administration de la santé mais cela suppose, aussi, que l’agenda politique ne soit pas le même, c’est-à-dire que la centralisation va de pair avec l’obsession de la maîtrise des dépenses de santé. Quand vous allez vers la déconcentration, l’agenda change : vous répondez d’abord aux besoins locaux de santé, et ensuite vous vous posez la question de la maîtrise des dépenses. Ce qui n’est pas la même chose. C’est la logique budgétaire qui a obligé à centraliser de plus en plus les processus décisionnels.

Mais tant que Bercy sera à la manœuvre, on restera dans cette logique. Et ce qui me gêne, c’est qu’il n’y a plus de contre-pouvoir à Bercy.

 

 

Pourquoi ne pas envisager de créer un organe qui serait intégralement géré par des acteurs de la santé ?

Je pense que la santé est éminemment politique. De mon point de vue, il n’est absolument pas concevable de gérer la politique de santé hors du politique. Le gros problème des ARS est d’avoir voulu, en quelque sorte, émanciper la décision en matière de politique de santé du politique, c’est-à-dire de la technocratiser. La santé doit donc rester à la main du politique. Et les acteurs politiques nationaux, régionaux et locaux doivent répondre de leurs actions devant des assemblées citoyennes.

 

Dix ans d’existence

Créées par la loi Bachelot, les ARS ont remplacé en avril 2010 les anciennes agences régionales de l’hospitalisation (ARH), les directions des affaires sanitaires et sociales (Drass, Ddass) et certaines caisses d’assurances maladie (Urcam, Cram). Leur vaste champ d’action englobe hôpitaux, cliniques, soins de ville, médico-social, prévention et environnement. Selon Henri Bergeron, directeur de recherches au CNRS, ces agences “jouent en quelque sorte un rôle de chef d’orchestre”, tout en traduisant “une volonté de reprise en main par l’Etat du pilotage des politiques de santé”. Elles ont par exemple le pouvoir d’ouvrir ou de fermer des services de maternité, d’urgences etc. et d’autoriser certains équipements, comme un scanner. Enfin, ce sont elles qui tiennent les cordons de la bourse et distribuent les crédits de fonctionnement aux établissements, ou encore les aides pour financer des projets locaux ou pour les médecins qui s’installent dans les déserts médicaux.

[Avec AFP]

 

Source :
www.egora.fr
Auteur : Louise Claereboudt

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