Egora.fr s’intéresse cette semaine au livre J’ai longtemps cru qu’il suffisait d’être deux, sorti le 9 octobre aux éditions Grasset. Récit croisé de la journaliste Elise Karlin, qui raconte son projet d’aide médicale à la procréation à l’âge de 27 ans et du Dr Sylvie Epelboin, gynécologue obstétricienne et coordinatrice du centre d’Aide médicale à la procréation de l’hôpital Bichat (AP-HP).

 

C’est un livre qui aurait pu s’appeler “intimité médicalement assistée”. J’ai longtemps cru qu’il suffirait d’être deux retrace cinq années de “vie commune” entre la patiente Elise Karlin et le Dr Sylvie Epelboin, vingt-cinq ans après leurs première rencontre. Comment envisager l’aide médicale à la procréation (AMP) ? Que ressent-on après plusieurs échecs ? Comment expliquer et s’y retrouver dans les différentes démarches ? Quelle place et quel rôle pour le soignant ? Quelle part de psychologie, d’éthique, de médecine ? Autant de questions qui sont abordées dans ce livre, à la croisée du roman et de l’ouvrage médical.

Chapitres après chapitres, les deux protagonistes se répondent. En fil rouge, l’histoire d’Elise, jeune mariée confrontée au deuil d’une grossesse “naturelle” et au long cheminement de la médecine pour tenter d’être mère. Près d’une quinzaine d’essais en cinq ans et au bout du compte : un divorce, une nouvelle rencontre et puis… deux grossesses “naturelles”, avec son nouveau compagnon.

“L’idée du livre vient d’Elise, confie le Dr Sylvie Epelboin, interviewée par Egora.fr. Au moment où elle m’a proposé d’écrire avec elle, je me suis dit que son histoire était singulière et qu’elle méritait de l’intérêt. J’avais envie d’y répondre en évoquant d’autres histoires singulières, qui dans la forme, n’ont rien à voir mais sont liées sur le fond par ce projet d’enfant qui fait émerger des tas de problématiques antérieures et présentes. Au-delà de tout cela, j’ai eu envie de rebondir sur des problématiques actuelles dans lesquelles je suis engagée, qui sont celles de la préservation de la fertilité pour pathologie ou pour l’âge.” 

 

Un livre dédié à la médecine hospitalière

Le médecin a choisi de dédier son livre à la médecine hospitalière pour “mettre en avant toutes les équipes qui y travaillent. Les secrétaires, les infirmières, les sages-femmes présentes dans les équipes d’AMP” et pour “faire un clin d’oeil à ce système, grignoté de jours en jours, de la part d’un médecin qui s’y est complètement épanoui.” 

Le concept est assez rare, sinon inédit. Écrire avec sa patiente. “J’ai beaucoup réfléchi, car je ne savais pas comment situer mon propos dans ce livre. Elise à un propos linéaire, qui traverse les années. De mon côté, il y avait l’exigence de raconter mes propos de manière intelligible, mais aussi que j’y mette un peu de moi-même sur le plan personnel. Il fallait expliquer mon cheminement, comment on est passé de grossesses triples aux grossesses uniques, quelle a été la réflexion, pourquoi un parcours éthique et ce que l’anthropologie a pu apporter à tout cela.”

 

 

Grossesse Distilbène

L’une des particularités d’Elise est son exposition au Distilbène. Ce médicament prescrit dans les cas de risque de fausses-couches, auquel toute une génération a été exposée in utero. Interdit aux États-Unis à partir de 1971, il a été délivré en France des années 1950 à 1977, date de son interdiction. D’abord convaincue que sa mère n’y a pas été exposée, la jeune femme échange avec son médecin traitant qui lui affirme qu’il n’a jamais prescrit ce médicament. La suite de l’histoire prouvera l’inverse.

“Ce que j’essaie de faire comprendre dans le livre, c’est que la génération médicale qui a prescrit du Distilbène n’a pas à être stigmatisée puisqu’on pensait bien faire avec les moyens d’évaluation de l’époque. Par contre, quand on a su, on aurait dû dire. Il y a eu une omerta, car c’est compliqué de reconnaître l’erreur médicale”, développe Sylvie Epelboin.

 

 

Impact des mots et psychologie

Médecin et femme de lettres, bercée par l’anthropologie, le Dr Sylvie Epelboin revient à plusieurs reprises sur l’impact des mots. “Faire un enfant, c’est prolonger une histoire. L’écoute fait partie de la profession médicale, notamment dans la médecine de la reproduction, au même titre que l’exigence de la connaissance, du maniement des hormones, de l’analyse d’une IRM pelvienne”, justifie-t-elle. “Je raconte des histoires, le cas d’autres patientes pour ne pas blesser…

Par exemple, quand on essaie de faire passer l’idée que l’infertilité peut avoir une part psychologique. Ce serait contre-productif de dire à une femme ‘vous êtes dans un stress pas possible, vous devriez voir un psy.’ Cela les culpabilise.”

« Je crois à l’impact des mots, ceux qui soulagent comme ceux qui blessent. Cette réflexion a débuté à un moment où, dans les années 1990, le concept médical d’incompatibilité” entre un homme et une femme revenait souvent. »

 

Limite du soignant 

Pourtant, médecin comme patiente n’oublient pas les limites. “Nos patients attendent de nous que nous fixions des limites. Quand il y a eu un échec ou quand on est très limités, il faut savoir trouver les mots justes et dire stop. Nous préférerions être des superhéros super puissants plutôt que de dire l’incapacité de la médecine dont nous disposons pour résoudre un problème”, tempère Sylvie Epelboin.

Pour trouver le bon équilibre, le Dr Epelboin tient à mettre en avant la notion d’équipe. “Des fois, on voudrait continuer à proposer des traitements alors que la logique voudrait qu’on arrête parce qu’on n’arrive pas au succès. En médecine, on nous a appris qu’on était là pour soigner, guérir. C’est très difficile de ne pas être dans la maîtrise et d’être confronté à notre propre impuissance.” Malgré cela, elle parle de “contrat de confiance et de franchise” avec ses patients.

 

Ethique

Au-delà de l’histoire d’Elise, le Dr Sylvie Epelboin ouvre, au fil des pages, son propos aux questions d’éthique. “En médecine de la reproduction, nous devons raisonner différemment vis-à-vis de ce qu’on apprend en médecine de façon générale. Nous avons notre propre projection sur le bien-être des enfants à venir. C’est important de trouver le juste équilibre et de ne pas être discriminants dans des situations qui nous sembleraient impossibles (maladies parentale, précarité…). Or, ce n’est pas à nous de nous projeter dans la situation.” “Le pouvoir est complètement remis en question. Nous devons toujours savoir jusqu’où nous pouvons être intrusifs et, en même temps, ne pas déterminer que telle ou telle sera moins bonne mère, de ce que sera la qualité de vie d’un enfant. Est ce qu’il faut une clause de conscience dans ce cadre ? Je pense que non.”

Et d’évoquer la PMA, récemment ouverte aux couples de femmes et aux femmes célibataires. “Je reprendrai les propos de Christiane Taubira au moment du débat du mariage pour tous qui disait : ‘nous vous demandons de voter une loi qui ne porte pas atteinte à votre liberté mais qui étend cette possibilité à d’autres catégories de personnes. C’est comme cela que je vois les choses”.  “Est-ce que cela risque d’entraîner une pénurie de paillettes ? ajoute-t-elle. Ma réponse est celle du Cecos [Centres d’études et de conservation des oeufs et du sperme, NDLR], ça représente extrêmement peu de chose. Sur le plan économique, ce n’est rien. Sur le plan de la privation de ressources rares vis-à-vis des couples hétérosexuels, il n’y a aucun risque.”

 

 

J’ai longtemps cru qu’il suffisait d’être deux, Elise Karlin et Sylvie Epelboin, editions Grasset, 197 pages.

 

Source :
www.egora.fr
Auteur : Marion Jort

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