C’est la grande surprise de la rentrée. En réponse à la crise des urgences, Agnès Buzyn a annoncé lundi un net renforcement du rôle des infirmières, qui pourront désormais prescrire de l’imagerie et suturer des plaies dans le cadre de protocoles de coopération. Plus audacieux : la ministre a annoncé la création du métier d’infirmière de pratique avancée (IPA) aux urgences. Forte de son bac + 5 et de son expérience, elle pourra poser des diagnostics, réaliser des actes techniques et prescrire des examens d’imagerie en lieu et place du médecin. “Victoire” pour les infirmières du SNPI, méfiance du côté de la Société française de médecine d’urgence (SFMU).

 

Entretien avec Thierry Amouroux, infirmier et porte-parole du Syndicat national des professionnels infirmiers (SNPI).

Egora.fr : Agnès Buzyn est revenue lundi sur sa volonté de favoriser la délégation de tâches aux urgences en autorisant les infirmières, sur protocole, à réaliser des sutures et prescrire des examens d’imagerie. Y êtes-vous favorables ?

Thierry Amouroux : À notre connaissance, ce seraient les premiers protocoles de coopération article 51 [créés par la loi HPST de 2009, NDLR] aux urgences. Déléguer les sutures et la prescription d’imagerie, c’est une demande qui remonte des médecins. Ce sont des actes souvent réalisés par les externes et internes. Il faut savoir que la suture est un acte pour l’instant autorisé aux seules infirmières de bloc opératoire (Ibode).

L’évolution des actes est une bonne chose pour la profession, mais la forme – protocole de coopération – est une totale aberration ! C’est un accord de gré à gré entre un médecin et une infirmière, en dehors du cadre réglementaire habituel posé par le code de santé publique. Il y a un vrai besoin d’évolution des compétences infirmières : le décret d’actes est bloqué depuis 2002. Que l’ensemble des infirmières puissent avoir de nouvelles compétences, avec une évolution de leur formation, c’est très bien. C’est l’avenir avec les problèmes de démographie médicale en général et de médecins urgentistes en particulier. Mais avec le protocole de coopération, c’est totalement dévoyé. Il n’y a pas de formation nationale, il y aura celles qui auront le droit de faire et celles qui n’auront pas le droit, au sein d’un même service. Ça n’a pas d’intérêt professionnel. Si le besoin de santé est avéré, il faut que ce soit une compétence nationale, une formation nationale, un diplôme national.

La participation au protocole serait valorisée pour les infirmières à hauteur de 100 euros brut par mois. Est-ce suffisant ?

Une “prime de coopération” avait déjà été annoncée en juin, mais n’est toujours pas effective. On est en tout cas loin de la demande des professionnels en grève : une augmentation de 300 euros net par mois.

 

 

Tout cela ne résout pas le problème de l’absence de lits d’hospitalisation, avec un record de 5 jours sur un brancard cet été. [Aux urgences de Saint-Etienne, en juillet, un septuagénaire a passé 120 heures sur un brancard, dénonce le collectif Inter-Urgences. NDLR.] Les choses ne font que s’aggraver. Le rouleau compresseur continue : après les 960 millions d’euros retirés en 2018 à l’hôpital public, ce sont 660 millions qui sont retirés en 2019 par la circulaire tarifaire. Ce qui veut dire d’autres suppressions de postes et d’autres fermetures de lits, ce qui entraine un nouvel engorgement des urgences et une augmentation du nombre de lits-brancards dans les couloirs.

La ministre a annoncé la création du métier d’infirmière de pratique avancée (IPA) aux urgences… Était-ce une demande de la profession ?

Alors ça, c’est la bonne surprise ! Il faut savoir qu’il y a 330 000 IPA dans 25 pays. Il y a deux grandes catégories : celles qui suivent des pathologies chroniques et celles qui se positionnent sur le premier recours et sont déployées dans les déserts médicaux, notamment aux Etats-Unis et en Australie. Pour l’instant, en France, on est resté sur les pathologies chroniques (cancer, maladies rénales, diabète etc.) et sur la psychiatrie. Avec la notion d’urgence, on rentre dans le premier recours. C’est un premier changement important.

Ce qui nous avait gênés, nous, dans la mise en place de la pratique avancée, c’est l’aspect coordination par un médecin : Le patient doit nécessairement faire partie de sa patientèle. De fait, ça interdit l’exercice en désert médical.

Là, aux urgences, il y aura évidemment un médecin présent. Mais néanmoins, on est vraiment dans le premier recours. C’est une vraie évolution, dont on est vraiment contents. Même si avec le temps de formation, les premières diplômées n’arriveront qu’en juin 2022.

Le ministère avance plusieurs grandes missions, assez floues à ce stade : diagnostic “à l’aide d’un algorithme”, réalisation de certains actes techniques, prescription d’imagerie… Un modèle inspiré de l’étranger ?

Oui, ça se fait dans certains pays, qui raisonnent par compétence et sont conscients que tout le monde ne peut pas tout faire étant donné les problèmes de démographie. L’IPA a cinq années d’études -c’est le niveau de la sage-femme en France- et trois années d’expérience professionnelle. Quand vous consultez une sage-femme, vous n’allez pas voir un gynécologue pour confirmer le diagnostic et le traitement de la sage-femme… Les IPA ont atteint un niveau de compétence qui leur permet de suivre des patients. Mais je ne suis pas certain que ces derniers sortent des urgences sans avoir vu un médecin, pour des raisons médico-légales. Néanmoins les choses auront été faites, il n’y aura pas besoin d’attendre deux heures pour le médecin prescrive l’examen de radiologie. C’est un gain de temps pour les patients.

Quelle sera la rémunération de ces IPA ? Où en est-on sur ce dossier ?

C’est le grand flou. Le ministère s’est calé sur les premières diplômées qui sortiront en juin prochain… Mais les 70 IPA qui ont suivi les masters préexistants d’Aix-Marseille et Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, et qui ont été diplômées en juin dernier, sont toujours payées comme infirmières.

Combien d’IPA urgences faudrait-il ?

Dans un premier temps, au moins une par service. Mais étant donné que 2 à 3 équipes se succèdent en 24 heures, un poste nécessite 4 salariés. En juin, lorsqu’Agnès Buzyn a annoncé consacrer 15 millions d’euros aux recrutements, soit 350 “postes” de plus aux urgences, ça fait en fait un demi-emploi physique par service…

 


 

Entretien avec le Dr Agnès Ricard-Hibon, chef de service des urgences du CH de Pontoise et présidente de la Société française de médecine d’urgence (SFMU).

Egora.fr : La ministre a annoncé la mise en œuvre de deux protocoles de coopération à destination des infirmières : la prescription d’imagerie et les sutures de plaies. Qu’en pensez-vous ?

Dr Agnès Ricard-Hibon : Ça va dans le bon sens et on le réclame depuis un certain temps, donc on est très contents de ça. On est favorable à cet esprit d’équipe et cette coopération interprofessionnelle sur des actes de soins qui peuvent être délégués et qui n’ont pas besoin d’un diagnostic médical approfondi. Ça peut effectivement soulager du personnel médical et c’est accessible à du personnel soignant.

Pourquoi ces actes-là ?

C’est sous supervision médicale immédiatement disponible, ce sont des actes de soins qui ne nécessitent pas un diagnostic médical préalable avec 12 ans d’études. La gypsothérapie – plâtres, sutures, immobilisation diverses et variées – on sait qu’ils peuvent faire, et très bien.  Et ça libèrera pas mal de temps médical : la traumatologie périphérique est fréquente dans les structures d’urgences, facilement 25 à 30 % des passages. Il y a aussi la prescription anticipée de radio : si c’est bien protocolisé, ça peut faire gagner énormément de temps dans le circuit patient et la gestion de flux.

De tels protocoles sont-ils déjà à l’œuvre dans certains services d’urgence ?

Y’a des expérimentation sur la prescription anticipée de radiographies : on sait que ça marche, qu’il y a assez peu de renvoi vers la radio après avis médical [pour demander de nouvelles radio, NDLR]. Concernant les immobilisations plâtres et attelles, là ça fonctionne bien. Pour les sutures, je n’ai pas connaissance d’expérimentation pour le moment, mais on n’est pas inquiets.

Quelle est la place du médecin dans ces cas de figure ?

Le médecin interviendra toujours, en supervision. Pour la prescription anticipée de radio, il verra toujours le malade mais il aura déjà ses radios : simplement, on remplace deux décisions médicales par une seule. C’est pareil pour la prescription anticipée de biologie : c’est un gain de temps et le médecin peut prescrire des examens complémentaires au besoin quand il voit le patient. Pour l’immobilisation et les sutures, il y aura forcément une supervision, et la décision d’orientation ou de sortie des urgences restera médicale.

Ces protocoles ne sont pas toujours bien reçus chez les infirmières. N’avez-vous pas la crainte qu’ils ne se prêtent pas au jeu ?

Je suis présidente d’une société scientifique, pas d’un syndicat. La commission de soignants au sein de la SFMU est parfaitement partante, il n’y a aucune réticence de leur part du point de vue scientifique. La seule demande de part, qui est parfaitement légitime, est d’avoir accès à la formation dans de bonnes conditions.

 

 

Justement, quel est le temps de formation nécessaire ?

La prescription de radio et de biologie, il faut plusieurs jours et une protocolisation. Pour les immobilisations il faut plusieurs jours, pour les sutures, il faut un accompagnement de pratique. Mais ça se compte en jour, pas en mois ou années ! Après on ne va pas former tout le monde : un peu comme l’infirmière d’orientation et d’accueil, ce sont des infirmières expérimentées, pas l’infirmière qui vient d’arriver aux urgences avec trois mois d’expérience. Il y a aussi une question de pratique et de formation continue.

Avez-vous connaissance d’exemples réussis à l’international ?

Oui, les infirmières praticiennes au Royaume-Uni. Le congrès de la SFMU de l’année dernière s’est déroulé à Glasgow et les retours qu’on a eus étaient positifs.

Que répondez-vous à ceux qui craignent des pertes de chances liées à l’absence de garantie médicale ?

Sur la prescription anticipée de radiologie et de biologie, on a des travaux français qui indiquent qu’il n’y a pas de perte de chance. Et les actes de soins techniques ne nécessitent pas un diagnostic médical. La crainte de la perte de chance, c’est de passer à côté d’un diagnostic : que ce soit les protocoles de coopération ou les IPA, ça ne concernera pas le diagnostic médical. C’est un point essentiel.

Venons-en aux IPA “urgences”. Quelle est la position de la SFMU à ce sujet ?

La réflexion est moins avancée et la frontière entre protocoles de coopération et IPA n’est pas si claire. Si on parle de la réorientation des patients vers des structures de soins non programmés, qui pourrait faire partie d’un rôle d’IPA, il peut y avoir une réticence légitime des soignants. C’est en début de réflexion et il est un peu trop tôt pour en parler.

Mais en Angleterre, cela fonctionne ?

Oui mais le système n’est pas le même : les mentalités, la culture, la formation ne sont pas les mêmes. La formation d’IPA nécessite beaucoup plus de temps et un effectif en adéquation avec les besoins. Ce ne sont pas des mesures qu’on peut mettre en œuvre dans un claquement de doigts. Les seules solutions rapides et efficaces à la crise sont les protocoles de coopération.

D’autres protocoles sont-ils dans les tuyaux ?

Il y a des réflexions sur des possibilités d’orientation directe dans les services de patients avec des pathologies chroniques. Par exemple, en gériatrie ou dans certaines pathologies chroniques, comme les diabétiques qui décompensent et se rendent aux urgences.

 

 

Est-il envisageable qu’un patient reparte des urgences sans avoir vu un médecin ?

Non, un patient qui arrive dans un service d’urgences sera de toute façon vu par un médecin. C’est la base. Mais tout ce qui peut être anticipé, doit être anticipé.

Pour conclure, la SFMU est-elle satisfaite des mesures annoncées par la ministre à Poitiers ?

La ministre a parfaitement compris les problématiques, l’enjeu, les causes et les conséquences. Il y a clairement une écoute des solutions concrètes proposées par les professionnels. Avec du court et du long terme. Si les annonces attendues lundi confirment ce que l’on souhaite, c’est qu’il y a un vrai courage politique.

 

Source :
www.egora.fr
Auteur : Aveline Marques et Yvan Pandelé

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